2. 7 Une présence

Pourtant, malgré les différences de contextes, de personnes, malgré ces « choses modifiées « qui font que Nâyîkâ n’est pas Mahat, et inversement, quelque chose subsiste, tel un lien indéfectible reliant entre elles les différentes générations d’élèves. Cette subsistance se résume à un unique mot : la « présence «... La présence du guru qui fait de lui un être à part, un être qui malgré les écarts de temps et d’espace ne cesse de laisser sa trace dans l’existence de chaque pratiquant. Sur-présence d’une entité que l’on présentifie en permanence par les mots échangés, par les écrits parcourus, par les photos contemplées. Le guru apparaît comme cet être de chair ou de mémoire, que l’on convoque, appelle, interpelle, dont la présence se doit d’être continue dans les moindres recoins du quotidien, telle une promesse toujours contenue. Ainsi, la présence du guru se mue en présent, au sens du cadeau, de la gratification, que tout élève se doit d’accepter et de reconnaître. Comme l’indique un grand nombre d’écrits de l’association Shiva, le guru, sa Grâce transparaît comme ce «gift», ce don, qu’il s’agit d’accueillir et de faire ensuite prospérer. Par là le guru, en tant qu’incarnation de la lignée et du principe qu’il transmet, deviendrait ce point de condensation par lequel l’ordre du monde peut brutalement basculer. Arrêtons-nous sur ce témoignage d’un homme, appelons-le John, que nous avons recueilli dans une revue américaine de l’association Shiva :

«En 1981, ma femme et moi nous sommes rendus à Santa Monica pour passer un peu de temps avec Mahat. Vers la fin de notre séjour, nous nous promenions le long de la plage située à côté de l’Ashram provisoire de Mahat. « Franchement «, pensais-je en moi-même, « cette plage jonchée de détritus et emplie de baigneurs insouciants ne fait pas partie du monde du Guru. « Bien que portant avec moi mon appareil-photo, je ne voyais rien autour de moi susceptible d’être pris en photo. Et alors que nous étions en train de nous promener près de l’Ashram, nous avons jeté un regard derrière nous, et juste à cet instant, Mahat faisait quelques pas sur le porche de sa chambre. Il resta ainsi un moment à regarder intensément dans notre direction puis il retourna à l’intérieur. Je ressentis un sentiment mêlé d’excitation et d’embarras. Nous profitions de son Ashram et je me tenais là dans ce que je pensais être un lieu impur. Peu de temps après, un ban de nuages commença à glisser sur l’océan. En quelques secondes, la plage entière fût envahie par un épais brouillard qui restreignait la portée de notre regard à quelques mètres. Pour une raison inconnue, je sentis en moi une explosion de joie, je saisis mon appareil et pris une série de photos du brouillard, ou du moins de cette brume grisâtre et brunâtre d’où émergeait parfois la silhouette d’un jogger isolé ou la branche d’un palmier. Un unique rayon de soleil traversa le brouillard et se réfléchît sur la fenêtre centrale de l’un des vieux hôtels du bord de mer. Le bâtiment, avec ses contours parfaitement visibles, fût transformé en un être divinement lumineux, le rayon de soleil palpitant comme un oeil omniscient en son centre. Je me tenais là, transporté. Alors que la brume se dissipait, cette même plage, que je trouvais auparavant si hideuse, offrait tout à coup un festin de photographies. Partout où je regardais je voyais des images magnifiques !» [ »In 1981, my wife and I went to Santa Monica to spend some time with Mahat. Toward the end of our stay, we were walking along the beach near Mahat’s temporary ashram. « Clearly «, I thought to myself, « this beach strewn with litter and filled with partying bathers is not part of the Guru’s world. « Though I was carrying my camera, I saw nothing worthy of being photographed. As we were walking past the ashram we turned to look back, and just at the moment Mahat walked out onto his porch. He stood looking intently in our direction for a few moments and then returned inside. I felt a mixture of excitement and embarrassment. We were having his darshan but here I was standing in what I thought was an impure place. Shortly afterward a heavy bank of low-lying clouds started rolling in off the ocean. Within seconds the entire beach was enshrouded with dense fog that limited vision to a few feet. For somme reason I felt a burst of exhilaration, grabbed my camera, and started shooting picture after picture of the fog, nothing but brownish gray mist with an occasional silhouette of lone jogger or a palm tree. Then there was a momentary break in the clouds. A single beam of sunlight penetrated the fog and reflected off the central window of one of the old beach hotels. The building, with its contours barely visible, was transformed into a luminous divne being, the single reflected beam pulsing like a brilliant all-knowing-eye. I stood there transfixed. Not long after the lifted, and that same beach, wich moments before had seemed ugly, was suddenly a feast of photographic possibilities. Everywhere I looked A saw beautiful pictures !»

Transporté, John poursuit :

«Comme la fonction concrète du Guru était devenue remarquable. Baigné dans le brouillard, j’étais plongé dans « les ténèbres de ma propre ignorance «, dans la dualité de ma vision qui compartimentait le monde. Et comme le soleil réchauffe et dissipe les nuages de la brume, un bref coup d’oeil du Guru a rendu mon regard constant et clair. À partir de ce moment, il n’était plus question de division j’avais relié entre eux l’Ashram et le reste du monde. Mahat disait du Guru, « Avec le calme d’une paix et d’une connaissance infinies, il fait voler les différences. « D’un simple regard il peut dissoudre ces différences et nous rend apte à voir le monde avec des yeux neufs, à le voir comme magnifique et divin.» [ «How remarkably concrete the Guru’s function had become. Bathed in the fog, I was staring into my own « darkness of ignorance «, the duality of my vision that compartmentlized the world. And just as the sun burned through and lifted the clouds, a brief glance from the Guru had enabled my vision to become single and clear. In that moment there was no longer the division I had drawn between the ashram and the rest of the world. Mahat said of the Guru, «With the coolness of imperishable peace and knowledge, he puts differences to flight.» With a single look he can dissolve those differences and enable us to see the world with new eyes, as beautiful and divine.» ]

Ainsi, au travers du récit de cette expérience, les positions s’inversent, s’échangent. Bien que pris au piège de ses propres aveuglements (les «ténèbres» de sa «propre ignorance») John se voit littéralement transfiguré par cette proximité qu’il entretient avec Mahat. Les regards se permutent et, tout à coup, le monde environnant, par les yeux du Guru, se métamorphose à son tour. On ne sait plus très bien où se situent les liens de causalité de cette épreuve à laquelle est soumise la perception de notre photographe. Le brouillard surgit-il afin de mettre à mal ses propres certitudes, ces repères qu’il pense définitifs entre le pur (l’ashram, le Guru...) et l’impur (les ordures, les baigneurs insouciants...), le beau (le monde du Guru) et le laid (la plage...) ? Ce surgissement est-il voulu par le Guru lui-même ou par une puissance autre afin de tester la capacité de discrimination de chacun des protagonistes ? De même, est-ce l’apprentissage d’un nouveau regard qui conduit le dévot à brutalement voir de la lumière là où il n’y avait auparavant que ténèbres et opacité ? ou bien est-ce le pouvoir même du Guru qui, de façon effective, dissipe cette brume envahissante en convoquant la clarté palpitante de ce soleil-oeil «omniscient» («all-knowing») ? Les tropes et les figures se répondent, s’entremêlent... Et dans cet entremêlement, Mahat apparaît comme celui par qui et en qui, indubitablement, les conflits se résolvent. Par la force de son regard, par la lumière que ce soleil organique répand sur le monde, le doute se dissipe, les fausses certitudes s’effondrent d’elles-mêmes. En l’espace d’un instant, John a pu voir par le regard du Guru, tout comme ce dernier, par la fugacité de cet échange, a pu voir en lui, si bien que, désormais, rien ne sera plus comme avant. Non seulement le regard que porte John sur le monde a changé, mais c’est le monde lui-même qui, de par cette réciprocité, se voit, à son tour, transformé. Cette transfiguration d’un être ne se limite plus aux limites des subjectivités des acteurs en présence - le Guru rayonnant, d’un côté et l’élève illuminé, de l’autre -, elle semble presque, dans le même temps, avoir pratiquement irradié l’espace tout entier dans lequel elle a eu lieu.

Le témoignage de Jane, lui aussi présenté dans l’une des revues américaines de l’association, prolonge ce sentiment d’irradiation que laisse transparaître la présence physique du Guru, en l’occurrence, ici, de Nâyîkâ :

«Lors d’un récent rituel du feu à New-York, Nâyîkâ se tenait à côté d’un brasero alors que des centaines de personnes arrivaient afin d’offrir leurs prières au feu. Elle se tenait là depuis un long moment dans un calme absolu, comme un ancien, majestueux arbre planté profondément dans la terre. Par la combinaison de son assise physique et de son calme, elle semblait être et ne pas être de ce monde. En faisant rayonner autour d’elle sa puissante et tranquille présence, les gens se présentaient devant le feu pendant quelques instants puis se retiraient. Elle ne paraissait pas affectée par leurs mouvements tout en paraissant en être la cause même. Elle était à l’image d’un pilier puissant supportant le poids du monde. Et lorsque mes propres yeux se sont à leur tour fixés sur son image, je commençais à ressentir, en moi-même, les mêmes qualités de force et de fermeté.» [ «At a recent fire ritual in South Fallsburg, Gurumayi stood next to the fire pit as hundreds of people came forth to offer their prayers to the fire. She stood there for quite a long time in absolute stillness, like an ancient, majestic tree planted securely in the earth. With the combination of her physical steadiness and her quiet, indrawn state, she seemed to be at once of this world and not of this world. Revolving around her powerfully still presence people came before the fire for a moment and then left. She seemed unaffected by their movement and at the same time somehow the cause of it. She was the image of a strong pillar supporting the world. As my own eyes remained fixed on her image, I began to experience those same qualities of strenght and steadiness in myself.» ]

Là encore, la présence de l’être-Guru semble modifier graduellement l’ordre du monde environnant. Entité à la condition mouvante, non seulement être humain de chair et de sang, mais aussi végétal séculaire que rien ne peut ébranler, Nâyîkâ fait converger sur elle, en elle, toutes les contradictions. Être statufié, à l’immobilité pétrifiée, qui, dans sa distance méditative, paraît s’enfoncer toujours un peu plus dans les méandres et les sinuosités de son propre repli, mais aussi être de mouvement, de dynamique, faisant irradier autour d’elle la lente et tranquille pulsation de son intériorité. Aucune place fixe ne peut totalement lui être assignée. Elle est à la fois ici et ailleurs, avec les autres tout en en étant profondément distincte. À la fois cause et effet de ce et de ceux qui l’entourent, elle devient cet axe autour duquel le réel se constelle, à partir duquel le monde se pulvérise pour immédiatement se réorganiser en accord avec les tracés d’un ordre immuable. Présente et absente [ «to be at once of this world and not of this world.» ], active et passive, elle s’inscrit ainsi dans le mouvement continu que sa propre présence engendre, mouvement qu’elle suit tout en s’en distanciant, comme si l’exercice même de cette mise à distance ne pouvait aboutir qu’à une définitive inscription en son sein. Partant, l’être de Nâyîkâ condenserait cette nécessité permanente de dépasser ou plutôt d’accepter, et donc de maîtriser le paradoxe inhérent à sa condition de Guru : une humanité qui ferait d’elle un être de ce monde, partageant avec les autres une partie de leur situation de mortels, mais aussi une altérité insondable qui la mènerait à transformer les choses et les individus qui la côtoient pour la suivre dans son cheminement. Être de chair donc, partageant avec le commun la fragilité de l’incarnation mais aussi force infinie qui, à elle seule, porte le poids du monde qui l’entoure et l’accueille [ «She was the image of a strong pillar supporting the world.» ]...

Mais comme le précise Mahat, ce paradoxe finit par s’effondrer de lui-même. Il écrit dans une des revues américaines de l’association :

« [ Le Guru ] sait, « Je suis Brahman ; Je suis la plus Haute Vérité. « Après avoir perçu la Vérité, celui qui perçoit la vraie Réalité et qui commence à vivre continuellement dans cette Vérité, celui qui perçoit est brahmanishta. Cette identification, appelée aussi nishta, est Brahmanishta. Ce n’est pas une identification avec le corps ; ce n’est pas non plus une identification avec une caste, une race, un pays, ou un parti politique. Ce n’est aucune de ces identifications stupides. Brahmanishta est une identification avec le Suprême.»[ « He knows, « I am Brahman ; I am the Highest Truth. « After perceiving the Truth one who perceives the true Reality and begins to live constantly in that Truth is brahmanishta. This identification, or nishta, is brahmanishta. It is not identification with the body ; it is not identification with a caste, race, country, or political party. It is not any of these silly identifications. Brahmanishta is identification with the Supreme.» ]

Plus loin, il ajoute : «Il est Shiva. Il est la Conscience suprême. Il est le Soi. Il est tout.» [ «He is Shiva. He is supreme Consciousness. He is the Self. He is everything.» ] Dès lors, il ne fait plus qu’un avec le principe transcendant qui le traverse. Il devient, par là, bien plus que le représentant d’une lignée, la vivante trace de la mémoire de ceux qui l’ont précédé. Il est tout en même temps : incarnation du présent, écho du passé, projection de ce qui advient, producteur d’une dynamique en perpétuel suspend qui ne cesse de le produire à son tour, condition de ce qui pourtant conditionne en permanence son propre devenir. À la fois point de départ et d’arrivée, source et conséquence de toute chose, plus rien ne le distingue des puissances mystiques qui le parcourent. Il est, ontologiquement, ces dernières. Il ne parle même plus en leur nom, il les énonce, les fait effectivement advenir au monde phénoménal. Accédant à l’état de brahmanishta, il reçoit, en son être même, le principe premier, source de toute chose qui, comme le précise Mircea Eliade à propos de la notion sanscrite de brahman, se situe quelque part «‘au-delà de l’expérience humaine’» (1991 : p.15). Inconditionné, transcendant, indestructible, il tendrait à se confondre avec l’absolu qu’il est censé porter et transmettre. Mahat ne dit pas autre chose quand il écrit encore : «Je ne suis pas né ; je suis libéré du vieillissement. Mon Être est sans début ni fin. Je suis immuable. Je suis la conscience et la félicité, plus petit que l’infiniment petit, plus grand que l’infiniment grand.» [ « « I am unborn ; I am free from old age. My Being is without beginning or end. I am unchangeable. I am consciousness and bliss, smaller (than the smallest), greater than the greatest. «« ] Sa condition quasi-divine le rend ainsi omniprésent. Il est là, dans chaque chose, partageant une part d’éternité avec ce cosmos qu’il crée et recrée d’un unique geste et dont il est lui-même issu. Ailleurs, il précise encore : «Le guru n’est pas une forme physique. Le Guru n’est pas un visage impressionnant sur une photo. Le Guru n’est pas une personne avec des cheveux longs et une barbe, portant toutes sortes d’ornements. Le Guru est le pouvoir divin de la grâce. Le guru n’est pas une forme physique. Le guru est la Shakti elle-même.» (cette citation est extraite d’une revue de l’association traduite en français, nous avons souligné)

Le Guru est «la Shakti elle-même»... Cette remarque est fondamentale car, nous allons le voir, elle traduit cette idée centrale à partir de laquelle se construit tout entière la relation au monde de l’ensemble des groupes que nous avons suivis. Ainsi, par-delà la «forme physique», par-delà la condition humaine et incarnée du guru, quelque chose travaillerait en secret, quelque chose serait à l’oeuvre dans l’ombre de celui qui le porte. Mais qu’en est-il de ce quelque chose ? Comment le guru par ses écrits et ses dires le caractérise-t-il ? Quelles traductions en apporte-t-il ? Totalisant, ce principe, à l’instar du Guru, est tout et, comme le Guru, il se déploie et se concrétise dans la diversité. Polymorphe, plurivoque, ses dénominations varient, épousent les contours d’une polysémie vertigineuse. Mahat, dans une de ses biographies : «De Sa propre volonté libre, Shakti se manifeste en ce monde sous la forme du connaissant, du connu et du processus de connaissance. Elle est toutes les choses à la fois à l’intérieur et à l’extérieur, pourtant Elle existe séparée d’elles toutes. [...] Elle est de la nature de l’Absolu. [...] Le miracle de Chitshakti, c’est son activité extraordinaire pour révéler l’univers du percevant et du perçu et pour le réabsorber ensuite en Elle-même. Chitshakti est totalement indépendante. Elle réabsorbe l’univers extérieur et peut le manifester de façons innombrables quand Elle le désire. Chitshakti est étonnante. Elle peut accomplir absolument tout et devenir toute chose.» Et cette Shakti / Chitshakti, force à l’identité multiple, peut aussi se confondre avec l’être du Guru. Un disciple :

«le Guru ne fait qu’un avec le Soi Intérieur, le pur état de Conscience non affecté par les pensées et inchangé par l’éphémère accumulation des couches de l’expérience extérieure. Connaître le Guru est connaître le Soi ; connaître le Soi est connaître le Guru. Quand le Seigneur Shiva parle du Guru il ne parle pas simplement de sa forme physique, il parle du Guru tattva, de ce principe impérissable qui a existé en tous temps et en tous lieux [...]. Le Guru Gita dit de ce principe : « Il est mobile et immobile. Il est tout autant proche que lointain. Il est dans toute chose aussi bien qu’hors de toute chose. «« [ «the Guru is one with the Self Within, the pure state of Consciousness unaffected by thoughts and unchanged by transient outer layers of experience. To know the Guru is to know the Self ; to know the Self is to know the Guru. When Lord Shiva speaks of the Guru he is not speaking simply of the physical form of the Guru, but of the Guru tattva, an imperishable principle that has existed at all times and in all places. [...]. The Guru Gita says of this principle : «It moves and it moves not. It is far as well as near. It is inside everything as well as outside everything.» (extrait d’une revue américaine de l’association) ]

Les dénominations se mêlent : «Soi»[ Self ], «principe» [ principle ], «tattva», «Conscience» [ Consciousness ]... Les entités se croisent : le Guru, le Seigneur Shiva... Les constantes de temps, d’espace, de mouvement, de dedans, de dehors, d’extériorité et d’intériorité s’annulent ou perdent de leur puissance discriminante. Certains concepts se personnifient, devenant presque des êtres substantiels, les majuscules leur donnant un statut de nom propre à part entière : «Soi Intérieur», «Guru tattva», ou encore «Conscience»... De même, lorsque ce principe est ramené à la dimension physique de l’individu, Shakti se mue alors en Kundalini. Mahat :

«La Kundalini nous maintient en vie ; c’est Elle qui gouverne toutes les fonctions de notre corps. Lorsque Son courant est extériorisé, Elle fonctionne par l’intermédiaire de l’esprit et des sens, et produit l’impulsion qui engendre toutes nos activités. Elle est à l’origine des organes de perception et des organes d’action, et fait remplir à chacun d’eux son rôle respectif. C’est Elle aussi qui entend par nos oreilles, voit par nos yeux et goûte par l’intermédiaire de notre langue. C’est grâce à Elle que l’esprit peut penser, l’intellect décider et discriminer, l’imagination se donner libre cours. C’est Elle qui produit l’inspiration, l’expiration et les battements du coeur. C’est Son aspect intérieur qui doit être éveillé. Sous Son aspect extérieur, Elle est omniprésente, et c’est pourquoi nous ne La percevons pas, bien qu’Elle oeuvre en nous. Seule une compréhension subtile peut nous permettre de La reconnaître, et une telle compréhension ne se développe qu’à partir du moment où la Kundalini intérieure devient active. Étant omniprésente, la Kundalini est le témoin de toutes choses, Elle connaît tout ce qui est susceptible d’être connu. Il nous est impossible de La connaître, mais Elle possède la faculté de Se connaître Elle-même. Le soleil illumine le monde et s’illumine aussi lui-même ; ainsi, la resplendissante Kundalini, qui illumine l’esprit, l’intellect, les sens et leurs objets, S’illumine et Se révèle Elle-même.»

Ainsi, malgré sa diversité et sa polysémie, le principe reste identique à lui-même. Au-delà de la multiplicité de ces dénominations, ce sont toujours les processus similaires de connaissance, de révélation simultanée et synchrone qui sont à l’oeuvre. Principe de vie, omniscient, omnipotent, sorte de matrice secrètement nichée en toutes choses tout en paraissant irrémédiablement distanciée de ce qu’elle produit («Elle connaît tout ce qui est susceptible d’être connu. Il nous est impossible de La connaître, mais Elle possède la faculté de Se connaître Elle-même.»), «Shakti-Chitshakti-Kundalini...» semble se déployer à l’infini, tel un terme à tiroirs dont les points de suspension impliquent moins une clôture, qu’une ouverture perpétuelle sur ce qu’il fait advenir. Nâyîkâ :

«c’est la Shakti qui se meut à travers l’esprit, l’intellect, les sens physiques, le moindre grain de poussière et toutes les particules de Conscience. Elle est partout, elle est dans tout. Cette énergie est aussi présente quand vous avez l’impression d’être une âme perdue que quand vous vous ressentez comme divin.» Mahat ajoute : «cette énergie sublime, demeure en tout homme. C’est la même énergie qui a crée le monde. Elle est plus particulièrement localisée au centre de l’être humain et commande toutes nos activités externes d’une façon très organisée. On croit voir par les yeux, mais en réalité, c’est cette énergie qui perçoit à travers les yeux. On croit entendre par les oreilles, mais c’est toujours cette énergie qui entend les sons. Et c’est elle qui anime la langue quand on parle. [...] La Shakti est une énergie intelligente et consciente et elle sait qui elle doit toucher. La Shakti connaît le passé et le futur ; elle sait qui est prêt.» (extraits d’une revue traduite en français de l’association, nous soulignons)

Dès lors, la multiplicité de Shakti-Chitshakti-Kundalini... semble traversée par cette notion d’énergie, comme si la dynamique du processus de création dont elle est dans le même temps cause et effet se condensait à son tour dans ce terme. Énergie du corps et du monde, énergie percevante et perceptible, animée et animante que nous allons retrouver aussi de façon récurrente dans les discours de l’ensemble des autres pratiquants. Comme Shakti-Chitshakti-Kundalini... puisque l’énergie est nécessairement Shakti-Chitshakti-Kundalini..., l’énergie est partout à la fois : dans les êtres, les choses, les lieux. À l’image de Shakti-Chitshakti-Kundalini..., elle apparaît comme cette puissance originaire qui recèlerait en elle la potentialité de ce qu’elle impulse. Mahat : «Parce qu’il a immergé sa conscience individuelle dans le Divin, le Guru devient un parfait réceptacle de l’énergie divine. C’est cette énergie qui éveille et guide la Kundalini. C’est elle aussi qui crée l’univers : elle peut donc revêtir n’importe quelle forme. Voilà pourquoi la plupart de ceux qui ont un lien spirituel avec un grand Maître ont pu ressentir sa présence, même si ce dernier est physiquement éloigné : un Siddha Guru, un Maître accompli ne saurait être prisonnier du temps et de l’espace» (extrait issu de l’une des biographies de Mahat). En devenant le lieu par lequel cette énergie circule, c’est encore le Guru qui va effectivement lui donner forme. Or, l’énergie est Shakti-Chitshakti-Kundalini..., Shakti-Chitshakti-Kundalini... est de la même manière le Guru. Une boucle tend ainsi à s’ébaucher devant nos yeux. Il n’y a plus de différences ontologiques ou de substance entre ces principes, ces entités... Ils sont la même chose, ils ressortent de la même vérité, du même absolu : l’énergie est Shakti-Chitshakti-Kundalini..., Shakti-Chitshakti-Kundalini... est le Guru. Par conséquent, le Guru est l’énergie, et au-delà de toutes distinctions d’être, le Guru et l’énergie, en ne faisant qu’un, sont le monde.