III - L’ÉNERGIE OU LA FORCE DES MOTS ET DES CORPS

3. 1 Khôra...

Ainsi, par-delà la multiplicité qui les compose et qu’ils sont censés produire du fait de la puissance créatrice qui les traverse, Shakti-Chitshakti-Kundalini..., le Guru sont ramenés à cette notion initiale, unique, qu’est l’énergie. Notion fondamentale, essentielle mais qui pourtant ne peut se résumer à un principe originel et unifié à partir duquel toute réalité découlerait. Comme le Guru, et ce «comme » postule bien une identité de qualité et de substance entre les deux réalités, l’énergie ne cesse d’osciller entre des pairs a priori opposés. Comme le Guru, elle est tout autant mobile qu’immobile, terriblement proche qu’irrémédiablement lointaine, tout autant source que conséquence de toute chose, à la fois présente et absente, au-dedans et au-dehors, profondément intime mais aussi intensément partagée. Dans une certaine mesure, à l’image de Khôra que décrit Jacques Derrida, elle est une «oscillation». Mais une oscillation qui n’oscillerait pas entre deux pôles, entre deux contraires, elle serait plutôt une oscillation qui oscillerait «‘entre deux genres d’oscillation’» (1993 : p. 19) : celui de la double exclusion puisqu’elle n’est ni ceci, ni totalement cela et celui de la participation puisqu’elle peut être à la fois ceci et cela, ou plus simplement être ceci et cela. L’ordre logique de la non-contradiction touche ici à ses limites. Nous ne pouvons plus articuler la pensée selon les règles du logos qui comme le postule Jean-Pierre Vernant, ressort d’une logique «‘de la binarité, du oui ’ ‘ou’ ‘ non’ ‘»’ (in Derrida, ibid. : p. 15). Un «‘troisième genre de discours’ ‘»’, une logique autre se dessine ainsi aux confins de ces oppositions récurrentes que sont ces distinctions catégoriales entre logos et mythos, entre intériorité et extériorité, présence et absence..., une logique qui tendrait à déborder le découpage régulier et symétrique d’une raison à deux pôles toujours contraires. Et Khôra comme l’énergie partagent cette même tension qui fait d’elles des quelque chose qui inquiètent sourdement toutes formes de distinctions binaires préétablies.

Le terme de Khôra, objet de l’essai de Jacques Derrida, apparaît dans le Timée de Platon. Bien que difficilement traduisible, puisque renvoyant à une signification mouvante, fluctuante, qui confronte le traducteur à la difficulté insurmontable de trouver le mot juste, Khôra signifie, ou plutôt comme l’indique Derrida, «veut dire» la place occupée par quelqu’un, le pays, le lieu, l’habité, le siège marqué, le poste, la position assignée, le territoire ou encore la région35... Elle veut dire, comme si cette volition contenue, indiquait une tension vers le sens, sans pour autant entrer dans une correspondance pleine et totale entre un signifié et un signifiant. Elle veut dire tout cela - la place, le poste, le pays... - et bien plus encore, comme pour se préserver une infinité d’ouvertures possibles sur le sens. Si Khôra dit le lieu donc, ou encore si Khôra renvoie au lieu, elle «‘sera toujours déjà occupée, investie, même comme lieu général, et alors qu’elle se distingue de tout ce qui prend place en elle.’ ‘»’ (1993 : p. 58) Dès lors, elle «‘reçoit, pour leur donner lieu, toutes les déterminations mais elle n’en possède aucune en propre. Elle les possède, elle les a, puisqu’elle les reçoit, mais elle ne les possède pas comme des propriétés, elle ne possède rien en propre. Elle n’ ’ ‘«’ ‘ est ’ ‘«’ ‘ rien d’autre que la somme ou le procès de ce qui vient s’inscrire ’ ‘«’ ‘ sur ’ ‘«’ ‘ elle, à son sujet, à même son sujet, mais elle n’est pas le ’ ‘sujet’ ‘ ou le ’ ‘support présent’ ‘ de toutes ces interprétations, quoique, néanmoins, elle ne se réduise pas à elles’.» (ibid. : pp. 36-37) Plus loin, Derrida ajoute : «‘Sa parole n’est ni son adresse ni ce qu’elle adresse. Elle ’ ‘arrive’ ‘ dans un troisième genre et dans l’espace neutre d’un lieu sans lieu, un lieu où tout se marque mais qui serait ’ ‘«’ ‘ en lui-même ’ ‘«’ ‘ non marqué’.» (ibid. : p. 59) Ainsi, Khôra s’inscrit dans le même champ de pensée que l’énergie. Elles échappent toutes deux, à un ordre des multiplicités qui les ferait appartenir à un genre, une espèce, un type..., elles sont quelque chose qui ne serait pas une chose, et qui, par là, s’arracherait à cet ordre de multiplicités traçant une frontière nette entre objet et sujet, entre chose et individu... Khôra et énergie recèleraient cette commune tension dissymétrique que suscite la distance qu’elles conservent vis-à-vis de tout ce qu’elles accueillent ou produisent. Comme Khôra, l’énergie est ‘«’ ‘cette mère étrange qui donne lieu sans engendrer’» (ibid. : p. 92), sorte d’origine paradoxale sans début ni fin, sans cesse relancée par ce qu’elle suscite, sans cesse dérangée là où elle semble pourtant se fixer.

Mais si Khôra et énergie partagent cette impossibilité d’entrer dans une catégorisation stabilisée et binaire, leur ressemblance peut cependant être nuancée. Comme l’indique Derrida, Khôra ne peut pas être, elle se confronte à une impossibilité ontologique. Elle n’est rien, de la même manière que rien ne peut être elle. Elle ne peut se dissoudre dans les interprétations et les significations qui l’habitent et la visitent. Elle les accueille et, pour reprendre le titre d’un autre essai de Derrida, leur offre «l’hospitalité» (1997), mais à aucun moment elle ne se confond avec elles. Au contraire, c’est de ce passage même, de cette visite qu’elle creuse à son tour l’intervalle dans lequel elle prend place. L’énergie, elle, telle qu’elle transparaît dans les écrits et les dires, ouvre certes une béance dans les certitudes dialectiques pour se réinscrire ensuite dans une perspective ontologique. L’énergie est, pour chacun des pratiquants. Elle est effectivement ce qu’elle révèle, tout comme elle est ce qui prend place et se réfléchit en elle et sur elle. Elle est cela, puisque cela est elle. Elle est même si cet être demeure malgré tout inassignable et indéterminé puisqu’en perpétuelle transformation. De fait, l’énergie s’inscrit bien dans l’ordre d’une vérité mais dont elle serait elle-même la permanente remise en cause.

Notes
35.

Selon Platon, il y a coexistence de trois réalités : celle ’immuable’ qui ’ne naît point et ne périt point’, que seul l’intellect peut percevoir ; celle qui ’tombe sous les sens’, ’toujours en mouvement’, à laquelle le sensible peut accéder ; enfin celle du ’lieu’, espace-receptacle offrant ’un emplacement à tous les objets qui naissent’. Comme le précise Platon, ce lieu d’un ’troisième genre’ ne peut être perçu qu’au prix de l’exercice d’un ’raisonnement hybride’, aux limites incertaines : ’C’est lui certes que nous apercevons comme en un rêve, quand nous affirmons que tout être est forcément quelque part, en un certain lieu, occupe une certaine place, et que ce qui n’est ni sur la terre, ni quelque part dans le Ciel n’est rien du tout. Mais toutes ces observations et d’autres, leurs soeurs, qui portent sur la nature même de cet être, tel qu’il est en vérité et hors du rêve, souvent, à l’état de veille, nous sommes incapables, du fait de cette sorte d’état de rêve, de les distinguer nettement et de dire ce qui est vrai.’ (Platon Oeuvres complètes - tome X - Timée - Critias, Paris : les Belles Lettres, 1985, p. 51 e, traduction d’Albert Rivaud)