3. 2 L’énergie, un non-sens ?

Dans une certaine mesure, ce mode d’être spécifique la rapproche aussi de la notion d’ «‘élément paradoxal’» que présente Gilles Deleuze dans Logique du sens. À la fois mot et chose, signifiant et signifié, elles possèdent toutes deux, de la même manière, deux faces mais qui pourtant ‘«’ ‘ne s’équilibrent pas, ne se joignent pas ou ne s’apparient jamais’ ‘»’ (1969 : p. 83). Pour reprendre les termes qu’utilise Gilles Deleuze afin de décrire cet élément paradoxal, il est à la fois «‘excès et défaut, case vide et objet surnuméraire, place sans occupant et occupant sans place, ’ ‘«’ ‘ signifiant flottant ’ ‘«’ ‘ et signifiant flotté, mot ésotérique et chose exotérique, mot blanc et objet noir.’» (ibid. : p. 83) Ainsi, un tel terme qui «‘désigne exactement ce qu’il exprime, et qui exprime ce qu’il désigne’ ‘»’ ‘, qui ’ ‘«’ ‘exprime son désigné, aussi bien qu’il désigne son propre sens’» (ibid. : p. 84), bref, qui dit son propre sens, est un mot anormal. Anormal puisque, par le permanent déséquilibre qu’il produit dans le rapport de signification, il échappe au jeu habituel du sens instaurant une relation entre les noms et leurs sens mutuels. Un nom sensé peut en effet toujours, normalement, être désigné par le sens d’un autre nom. Or le propre de l’élément paradoxal, de ce mot auto-désignant est qu’il sape subrepticement cette relation de sens. Dès lors, en étant ce mot qui affirme son propre sens, il devient, comme le montre Gilles Deleuze, un non-sens, mais un non-sens qui ne présuppose pas pour autant le retour d’une logique de la validation ou de la falsification. Le non-sens, entendu comme tel, n’entre plus dans un rapport d’exclusion qui postulerait une frontière nette entre le vrai, d’un côté, et le faux, de l’autre, entre le sens, le significatif, d’une part et le non-sens, l’insignifiant, d’autre part. Il devient plutôt le reflet de son autre immédiat que serait le sens. Partant, sens et non-sens finissent tous deux par emplir le même vide puisqu’en produisant, chacun à leur manière du sens, ils s’opposent ainsi à l’absence de sens.

Or cette réflexion que Gilles Deleuze, tout au long de Logique du sens, mène sur le non-sens est inséparable du questionnement qu’il nourrit à propos d’Alice et Lewis Carrol mais aussi à propos du structuralisme anthropologique de Claude Levi-Strauss. En effet, ce «mot blanc», ce «signifié flotté», tout autant objet que nom, est à relier en partie à ce même «signifiant flottant» dont parle Levi-Strauss à propos d’un principe finalement peu éloigné de l’énergie, en l’occurrence, celui de mana. Dans l’Introduction à l’oeuvre de Mauss (in Sociologie et anthropologie), Levi-Strauss tente de répondre à l’énigme que pose cette notion à l’observation ethnographique. Le mana, ce quelque chose qui comme le truc ou le machin en français, sert à expliquer tout et n’importe quoi, qui, comme l’écrit Marcel Mauss lui-même dans Sociologie et anthropologie, «‘est à la fois un substantif, un adjectif, un verbe.’» (1989 : p. 101). Idée «‘obscure et vague et pourtant d’un emploi étrangement déterminé’», notion «abstraite et générale et pourtant pleine de concret», terme à la «nature primitive» donc «complexe et confuse» (ibid. : p. 102) qui interdit, selon Mauss, toute analyse logique. Le mana semble donc bien partager avec l’énergie, mais aussi en partie avec Khôra, cette capacité première à brouiller les cartes, à ébranler les édifices rationnels de la logique classique. Ici, encore, les dualités s’effondrent, les oppositions dialectiques sont mises à mal, les distinctions entre sens et non-sens perdent de leur vertu heuristique. Comme l’indique Mauss, la puissance du mana est «‘celle d’une efficacité pure, qui est cependant une substance matérielle et localisable, en même temps que spirituelle, qui agit à distance et pourtant par connexion directe, sinon par contact, mobile et mouvante sans se mouvoir, impersonnelle et revêtant des formes personnelles, divisible et continue.’» (ibid. : pp. 110-111) Ainsi, nous retrouvons, soulevées par Mauss, les mêmes béances aporétiques que pour Khôra ou le principe de l’énergie, béances confrontant les modèles de rationalisation à cette impossibilité récurrente de créer un partage net entre ce qui ressort du local ou du global, du concret ou de l’abstrait, du mobile ou de l’immobile, du plein ou du vide... Principe à «‘l’essence occulte’», le mana induit du doute, suscite de la confusion et fait surgir de l’indécision. Par conséquent, pour Mauss, l’inaliénable devoir d’analyse de l’ethnographe se voit insidieusement supplanté par celui, nettement plus humble, de description. Ne pouvant au final dire comment les choses sont, en vérité, il s’agit de se contenter d’en donner un reflet - si possible cohérent - et cela malgré le travail de sape continue qu’instigue, avec malice, ces notions retorses dont fait partie le mana...

Mais, pour Lévi-Strauss, cet aveu d’impuissance que reconnaît Mauss, cette approbation du «faire avec» ne peut pas suffire. Il faut aller au-delà de ce qui se montre ou se dit de façon trop évidente. Quelque chose d’autre doit pouvoir donner une explication à la vacuité de concepts tels que mana, à ces mots imprécis du vocabulaire courant mais néanmoins à l’efficacité de sens infini que sont, en français, les trucs ou les machins. Et ce quelque chose pour Lévi-Strauss réside toujours au final dans l’origine, dans cette source première et principielle, à partir de laquelle le réel observable découle. Ainsi, pour comprendre ce qu’il y a en deçà du truc ou du machin, l’étymologie se voit convoquée. La racine du mot, rassurante preuve de ce qu’il a été, apparaît comme l’indubitable confirmation de ce qu’il signifie et de l’usage qui en est fait au présent. Dès lors, «‘Derrière’ ‘ machin, il y a machine, et, ’ ‘plus lointainement’ ‘, l’idée de force ou de pouvoir. Quant à truc, les étymologistes le ’ ‘dérivent’ ‘ d’un terme médiéval qui signifie le coup heureux aux jeux d’adresse ou de hasard’» (in Sociologie et anthropologie, 1989 : p. XLIV, nous soulignons). Le sens actuel serait alors toujours le produit d’un éloignement, d’un détournement voire d’une déviance et c’est toujours cet au-delà de la signification, cet horizon du sens se déployant par-delà les limites de l’usage qu’il s’agit d’explorer.

Mais qu’en est-il lorsque ce même mot échappe aux filets étymologiques que lui jette l’anthropologue ? Que faire lorsqu’un terme, en raison des difficultés traductologiques qu’il pose, ne peut être rattaché avec certitude à un étymon clairement défini ? Pour répondre à cette difficulté, Lévi-Strauss convoque alors une origine qui, à bien des égards, tend à se confondre avec une Genèse. Au début fût le sens... Il y eut un moment «‘où l’Univers entier, d’un seul coup, est devenu ’ ‘significatif’ »(ibid. : p. XLVII), significatif certes mais pas pour autant totalement connu. Car si le langage et son apparition vont participer, selon Lévi-Strauss, de la graduelle exploration du monde, de son lent découpage au rythme d’une scientificité toujours croissante, il n’en reste pas moins qu’une partie de ce qu’il signifie échappe pourtant à la connaissance humaine. De fait, deux totalités se trouvent mises en présence moins l’une face à l’autre que l’une dans l’autre : le langage, d’une part, comme masse finie de signifiants qu’il s’agit de mettre en relation et le Monde, d’autre part, comme ensemble clos de signifiés toujours potentiellement prêts à la signification à condition qu’ils soient découverts. Et c’est de la mise en présence de ces totalités que surgit justement le hiatus de ce que Lévi-Strauss qualifie lui-même de «condition humaine» : ‘«’ ‘l’homme dispose dès son origine d’une intégralité de signifiant dont il est fort embarrassé pour faire l’allocation à un signifié, donné comme tel sans être pour autant connu. Il y a toujours une inadéquation entre les deux, résorbable pour l’entendement divin seul, et qui résulte dans l’existence d’une surabondance de signifiant, par rapport aux signifiés sur lesquels elle peut se poser’.» (ibid. : p. XLIX) Dès lors, la signification même viserait à combler le déséquilibre permanent résultant de la relation de ces deux totalités irréductibles : d’un côté, la totalité des signifiants, toujours en excès, présente dans le langage, et de l’autre, la totalité des signifiés, toujours en défaut, toujours en partie manquante puisque ressortant d’un processus progressif de connaissance, «partes extra partes » pour reprendre les termes de Deleuze. La profusion de signifiants répondrait à cette inévitable nécessité, consubstantielle à la compréhension humaine du monde, de créer un rapport de complémentarité avec les signifiés repérés. Dans cette mise en relation, une notion telle que le mana serait ainsi une «‘valeur symbolique zéro’», une «‘simple forme, ou plus exactement symbole à l’état pur, donc susceptible de se charger de n’importe quel contenu symbolique’ ‘»’ (ibid. : p. L). Signe sans attache, sans ancrage pouvant se charger d’une valeur de sens quelconque, le mana est compris par Lévi-Strauss comme ce «signifiant flottant», produit sans signification d’un surplus de signification, et dont la fonction se résumerait à ce but unique : l’emplissement d’un vide, le comblement d’une absence du sens.

Et nous retrouvons ici ce point nodal sur lequel insistait de la même manière Gilles Deleuze à propos de l’élément paradoxal : en tant que case vide, en tant qu’occupant «‘sans place et toujours déplacé’», il a pour fonction de passer d’une totalité à l’autre, d’osciller entre les séries hétérogènes du signifiant et du signifié, et par là, «‘de déterminer comme signifiante la série où il apparaît en excès, comme signifiée celle où il apparaît corrélativement en défaut, et ’ ‘surtout d’assurer la donation de sens’ ‘.’ ‘»’ (1969 : p. 64, nous soulignons) Dès lors, malgré le déséquilibre logique que produit ce non-sens que serait l’énergie, elle n’en reste pas moins productrice de sens. Comme le montre l’exemple de l’association Shiva, l’énergie est partout. Mahat ou Nâyîkâ n’ont de cesse de l’écrire, la décrire, la transcrire et l’écrire encore, l’énergie devenant cette énigme logique par laquelle du sens est mis en circulation, au nom duquel des flux de significations se propagent. Ainsi, en dépit de ou plutôt à cause de ces paradoxes insondables qu’elle soulève, malgré cette unité ontologique qu’elle sous-tend, elle ne peut échapper aux jeux indéfiniment relancés de la métaphore. L’énergie inquiète. À l’instar de Khôra, elle trouble les partages symétriques de la logique rationnelle. Elle plonge la compréhension dans des espaces de pensée où les principes de non-contradiction et d’identité perdent de leur efficacité opératoire. Au regard d’une telle notion, le monde se conçoit moins dans une logique de démarcation que d’extension ou de diffusion, il se pense moins en termes de classification que de vibrations et de corrélations.