3. 3 La métaphore nécessaire

Pourtant, malgré les glissements logiques que cette notion produit en continue, malgré ces béances qu’elle creuse en permanence dans la relation de signification, l’énergie doit être dite. Elle doit être signifiée, mise en récit. Elle doit prendre place dans l’épaisseur de l’énoncé, dans l’espace qu’ouvre la narration. Dès lors, une question entêtante s’impose : comment dire l’énergie ou encore que dire de l’énergie ? Et cette question se pose de façon insistante à tous les protagonistes qui ont affaire, chacun à leur manière, à elle : qu’ils soient élèves des groupes Shiva, Shakti ou Ganesh, Gurus tels que Mahat, Nâyîkâ, Sahaja ou maître comme Marc, ou encore observateurs-ethnologues... Tous, nous entrons dans le vaste processus d’une quasi-économie de l’interprétation qui, comme le précise Paul Ricoeur, ne se résume pas à un ‘«’ ‘simple déplacements des mots’» mais bien plus à un «‘commerce entre pensées, c’est-à-dire une transaction entre contextes.’ ‘»’ (1975 : p. 105) Et dans ce commerce, l’énergie devient l’objet de toutes les spéculations. Notion-valeur circulant, s’échangeant, elle participe d’une dynamique de réappropriation généralisée. Ainsi, on ne peut parler d’elle sans parler avec elle, ou comme le dit Jacques Derrida à propos de la métaphore, on ne peut traiter d’elle «‘sans ’ ‘traiter avec elle’ ‘, sans négocier avec elle l’emprunt que je lui fais pour parler d’elle’.» (1999 : pp. 205-206) Décrire et comprendre ces pratiques, c’est donc nécessairement se confronter à ce à quoi renvoie l’énergie. Mais de la même manière, c’est produire du discours sur donc entrer dans une production métaphorique, dans la circulation d’un sens négocié et retravaillé. Peu importe, pour nous ethnologues, de savoir ce qu’est fondamentalement l’énergie par-delà la polysémie et la polymorphie qui lui sont inhérentes. Quelle importance peut-il y avoir à chercher la réalité occulte et indifférenciée qu’elle est censée révéler ? Seules comptent, au final, les façons de la dire et de l’énoncer, les manières de la mettre en circulation dans le flux partagé du sens. Certes, ce statut logique paradoxal que l’on peut voir en elle n’en fait pas une notion simple, qui va de soi. De même, ce flottement continu dans la signification que l’on peut soulever à son propos instigue de l’instabilité dans l’analyse, produit une certaine forme de brouillage dans l’interprétation, mais c’est, justement, à partir de ce déséquilibre logique sans cesse reconduit que peut surgir la plurivocité qu’engendre le terme d’énergie. En suivant Paul Ricoeur, nous entrons alors dans ce rapport éminemment tensionnel de la vérité, rapport qui interroge le statut même de la relation entre mot et métaphore, sens et interprétation. Le «lieu» de la métaphore, dans lequel peut se déployer l’énergie, nous conduit ainsi à nous interroger sur ce qu’elle «est». Mais cet être doit être pensé comme un être métaphorique, être qui implique à la fois du «n’est pas» et du «comme», donc une certaine présence signifiante mais immédiatement redoublée par un vide qui la rend absente à elle-même.

Ainsi, cet être métaphorique se voit sans cesse bousculé par l’absence, par ce vide de sens qui, paradoxalement, en sous-tend l’existence. Certes, il y a une nécessité à dire l’énergie, à produire du sens en son nom, mais cette production ne va pas de soi, elle ne va jamais de soi car à peine apparue, elle se voit aussitôt déstabilisée par une disparition, sa propre disparition, comme si son excès ne pouvait se séparer de sa mise en défaut. Aussi cette phrase que, souvent, nous avons entendue dans la bouche des élèves que nous rencontrions : «Définir l’énergie ? Mais qu’est-ce que voulez que je vous dise de l’énergie ? » Difficulté pour dire, donc, même si afin d’être reconnue comme expérience il s’agit pourtant de la signifier, de lui attribuer une signification. «Je ne sais pas trop quoi dire de l’énergie... Demandez plutôt au maître, lui il sait. » De fait, face à une expérience intime dont il est difficile de se distancier, la parole du maître ou du guru est le plus souvent convoquée. «Lui, il sait », donc s’il «sait», il reste le seul dont la parole fait autorité, parole ultime qui serait à même d’épuiser le réel qu’elle porte en elle et qu’elle révèle. Cependant, un maître tel que Marc ne l’entend pas toujours de cette oreille : «Si vous voulez comprendre l’expérience de l’énergie, c’est à ceux qui la vivent qu’il faut s’adresser... » Trame sans fin d’une parole que chacun tente de relancer chez l’autre. L’élève qui, par le maître, détourne l’impossibilité de son discours ; le maître qui, à son tour, convoque l’élève comme figure nécessaire de l’idiosyncrasie d’un principe transcendant ; l’ethnologue, enfin, qui, au nom du principe de compréhension, sécrète du questionnement sur quelque chose qui devrait aller de soi et qui reste accessoire, pour ceux qui le vivent, d’interroger... Mais le sens doit pourtant surgir, il doit se produire, ne serait-ce que par le fait que, pour Marc, le maître, l’expérience n’est pleine et totale que lorsqu’elle est reconnue et énoncée par l’élève. Un double impératif du dire s’impose à ce dernier : celui de son propre maître qui attend de lui l’expression d’une expérience et celui, plus délicat, de l’ethnologue qui cherche, au travers de lui, à décrypter le sens d’un principe. «Je ne sais pas comment l’expliquer... ce n’est pas comme une sensation musculaire... c’est plus subtil. » Le système de la métaphore se redéploie alors épousant les contours d’une parole qui cherche son propre sens tout en s’effectuant.

Ce déploiement métaphorique peut ainsi évoquer un déplacement, un mouvement certes «dur à expliquer » mais qui cependant suscite des «effets». Pour ces élèves de Shakti, « l’énergie, c’est comme une autre dimension qu’il s’agit d’atteindre... » ; c’est encore cette «force » qui est «beaucoup plus lointaine que la force physique ». Une force qui conduirait vers cet «ailleurs » à la fois si proche et si lointain du sujet. Une force «subtile » qui diffère d’une «sensation physique musculaire». Présente dans le corps telle une «capacité», une potentialité insoupçonnée, elle le parcourt «à l’intérieur », elle y «trace des chemins » en en épousant les contours invisibles tout en ondoyant à sa «surface». Avec la fluidité d’un liquide, elle «circule » empruntant des «canaux » imperceptibles jusqu’à produire des «connexions » entre chaque membre du groupe. Parfois, cette énergie-force peut perdre de sa fluidité et gagner en tangibilité. Ainsi, elle effectue des «ricochets » créant des «influences sur les uns et les autres » . Muée en une sorte de puissance calorifique, elle «irradie de l’intérieur du corps » dans un surgissement inattendu qui «chauffe », «se diffuse » ... Mal maîtrisée, ne pouvant plus «correctement » circuler, elle peut alors «se coincer à un endroit» ce qui implique, pour chaque pratiquant, le souci permanent de sa «bonne gestion » . Le corps devient ainsi sujet de toutes les attentions, chacun de ses «réseaux » devant être « entretenu correctement » par de réguliers exercices respiratoires et posturaux. Configuration de liaisons entremêlées, traversée par des flux tour à tour liquides ou solides, circulants ou irradiants, le corps apparaît comme ce lieu complexe à partir duquel s’établit un lent et patient jeu d’orientation. Suivant les limites d’un parcours repéré en son sein, l’énergie pourra être dirigée «à un endroit très particulier ». Guidée par «le cheminement de la respiration», elle sera «amenée à un point très précis » afin de produire des «choses » . La contraction d’un muscle, la place d’un doigt lors d’une posture, l’inclinaison précise d’une colonne vertébrale concourent par conséquent à cette recherche d’une maîtrise de flux que l’élève va tenter en permanence de placer, déplacer, moduler en fonction de l’étendue plastique qu’il donne à sa propre corporéité. Le contact des mains sur le sol, la distance mesurant l’écart entre les pieds, la tension d’un bras déployé..., chaque emplacement devenant autant de points de repère d’une cartographie externe visant à modifier l’agencement interne de ces canaux ramifiés. François de l’association Shakti : «Quand tu fais certaines choses, un jeûne par exemple, tu as les idées très claires comme si toute l’énergie que tu prenais à digérer, eh ben, elle allait autre part... je veux dire comme si tu n’avais plus ce problème. » Dès lors, les mouvements de chacun de ces flux contrôlés semblent entrer à leur tour dans une véritable économie du corps. Un ensemble de puissances mobiles qu’il s’agit de diriger, de «gérer» afin de produire les effets escomptés. Dans cette conduite des fluides, l’énergie se pluralise en autant de réseaux enchevêtrés et interdépendants. Ici, un déplacement entraîne une confluence localisée de forces, là, une latence se fait jour. Le moindre déséquilibre, à l’image d’une structure homéostatique, la moindre perturbation, suscitent une modification immédiate de la totalité de l’agencement. À l’instar de ce qu’écrit Anne Marcovitch à propos de l’acupuncture, la figure du corps masse d’énergie-matière «‘donne à la fois l’image d’un agrégat, d’une concentration d’énergie et de matière, et celle d’une tension interne, d’une énergie potentielle prête à se déverser dans les canaux du corps’.» (in Autrement, 1986 : p. 134) Une même force traverse ainsi cet amas de réseaux lui conférant une unité toujours précaire puisque dépendante des mouvements et des variations internes qui la parcourent. Au pratiquant revient alors la nécessaire attention à une juste répartition ainsi qu’à un maintien des différentes intensités de cette force sur la totalité de son être. Comme le précise François, «après, c’est juste une question d’entretien... »