3. 4. 4 L’énergie cosmique : la totalité morale

De la même manière, le mystique Pierre Theilard de Chardin convoque certains présupposés vitalistes - la Vie comme ensemble unifié dans lequel l’Homme doit s’insérer harmonieusement - qu’il mêle à une forme de monisme chrétien. Son ouvrage L’énergie humaine (1962) part ainsi de cette constatation première : la science moderne s’est développée sous le signe de l’objet. Or «‘les savants contemplaient le Cosmos sans soupçonner qu’ils puissent l’influencer à aucun degré par le contact de leur pensée ou de leur sens, sans avoir conscience même d’appartenir intrinsèquement au système qu’ils s’émerveillaient d’analyser.’ ‘»’ (1962 : p. 1) Selon Theilard de Chardin, c’est pourtant le même principe, à savoir l’énergie, l’Énergie totale, qui fait de l’être humain la réplique de ce qui l’entoure et l’accueille : «‘Tout se passe en somme comme si chaque individu humain représentait un noyau cosmique de nature spéciale, rayonnant autour de soi des ondes d’organisation et d’éveil au sein de la matière. Un tel noyau pris avec son auréole d’animation, voilà l’unité d’Énergie Humaine.’ ‘»’ (ibid. : p. 146) Dès lors, tous les «rayonnements individuels» entrent dans une «pulsation unique» constituant «un ensemble organisé». Dans ce tout indistinct, pulsé par le même rythme régulier, énergie physique et puissance morale se combinent. Le «Physico-moral», concrétisation de l’Énergie Humaine, contribuerait alors à cette lente émergence d’une adéquation énergétique entre savoir et pouvoir ou objet et sujet ne feraient à terme plus qu’un...

Ces quelques exemples montrent à quel point l’énergie et ses métaphores, dans ses transports d’un savoir à un autre, ont pu produire certaines convergences de significations, certaines adéquations tropiques36... À maints égards, la notion d’énergie telle qu’elle est énoncée par les pratiquants yogis entre en accord avec quelques uns des présupposés philosophico-scientifiques que nous venons d’évoquer. Un imaginaire commun de l’énergie peut ainsi être dessiné, un imaginaire mettant en évidence un univers de sens où le terme se charge d’une valeur stylistique aux connotations assez voisines : des flux et des fluides qui se croisent, se déplacent, s’opposent ; une réalité sous-jacente dont l’unité résiderait dans le maintien de processus parfois antagonistes ; un principe, qui de par sa dynamique, condenserait à lui seul l’efficacité d’une force vitale égale à elle-même, figée paradoxalement dans une invariance atemporelle ; une force dont l’intensité nécessite la mobilisation permanente d’un souci de gestion, de contrôle afin que le mouvement de ces flux réponde à une certaine exigence utilitaire : la conservation, le fonctionnement d’une mécanique qu’elle soit physique, psychique ou corporelle, l’assimilation, l’intégration au Cosmos, à la Nature, la rationalisation et la compréhension de ce qui paraît inassujetti... En maîtrisant cette énergie mystérieuse, on finirait de fait par maîtriser l’indomptable avant que ce dernier ne puisse se retourner contre soi.

Notes
36.

Notons que certains courants plus récents en sciences sociales ont eu recours à une thématique énergétique et naturaliste. La sociobiologie, comme nous avons pu précédemment le voir, est exemplaire à ce titre. Pour une critique de ce courant, nous renvoyons à nouveau au célèbre ouvrage de Marshall Sahlins Critique de la sociobiologie, Paris : Gallimard, 1980. Pour une compréhension de la “nomadisation”, au sens du passage épistémologique entre sciences de concepts tels que ceux de Corrélation ou de Sélection naturelle, voir aussi D’une science à l’autre , sous la direction d’Isabelle Stengers, Paris : Seuil, 1987.