3. 6 La fusion du sens et des sens

La notion de sphota telle que la présente Julia Kristeva (1981), à propos du linguiste indien du Vème siècle Bhartrhari, résume bien cette conception ambivalente faisant jouer sur un même plan permanence et transformation. Kristeva écrit : ‘«’ ‘le sphota est l’unité - n à la fois sonore et signifiante - de l’infiniment différencié. On remarquera la dialectique qui se joue par et dans ce terme qui, du même coup, devient le pivot par lequel le langage, conçu désormais comme mouvement, rejoint le réel comme mutation. C’est dire qu’avec le sphota le langage devient non seulement un procès, mais aussi ’ ‘un acte, un mouvement ’ ‘et que le signifiant se glisse sous le signifié pour former en action le sens ; mais qu’en plus cette mouvance se donne comme le reflet de la mouvance du monde réel : la signification, refusant de s’isoler, suit à distance le réel continu-discontinu et en mutation constante’.» (1981 : p. 93, nous soulignons) Dès lors, le sphota transcrit bien cet entremêlement où sense et sensa, le sens et les sens se combinent en un même tout indistinct. Le langage comme «mouvement», comme «procès» donc, portant un sens appréhendé «en action» comme prolongement d’un monde en transformation. Cette relation, dans le cas de ce langage énergétique, reste cependant complexe. Le mot y est, en effet, perçu comme un noyau d’intensité variable mais en même temps issu d’un principe unique, détaché des contingences et des instabilités inhérentes à la temporalité. Dans une certaine mesure, il est simultanément conditionné par le réel et condition de ce dernier, ne serait-ce que parce qu’il en autorise l’énonciation. Tout comme le principe de l’énergie qui le parcourt, il prend sens dans le présent tout en s’en détachant par une sorte de délitement de sa fonction référentielle.

Ce langage énergétique, en en appelant à une énergétique du langage, peut se rapprocher de ce que Marcus B. Hester dit du langage poétique où le mot devient lui-même un «matériau» doté d’une épaisseur, d’une densité concrète. Il revêt ainsi les caractéristiques de ce que Wimsatt nomme de son côté «Verbal Icon» où sens et sensible fusionnent, en faisant accéder, par le poème, le mot au statut de chose à part entière. Si nous reprenons les termes de Paul Ricoeur, en acquérant «une solidité iconique» - la notion d’icône est à prendre tout autant dans son sens peircien que byzantin, il «‘y prend l’épaisseur d’une matière ou d’un médium’ ‘»’ ‘ qui par l’amalgame ’ ‘«’ ‘du sensuel et du logique assure la coalescence de l’expression et de l’impression’» (1975 : p. 283). Dès lors, pour nombre de pratiquants que nous avons rencontrés, le terme d’énergie devient bien plus qu’un mot vecteur de sens. À l’instar des mantras de la tradition hindoue, syllabes dont l’efficacité concrète réside dans leur propre effectuation sonore, il concrétise à lui seul cette unité entre signification et sensation. Par conséquent, ce serait l’expérience que propose la pratique qui permettrait d’accéder à cette unité latente. Le corps apparaîtrait comme ce lieu de convergence ouvrant, par l’action, à la perception et à la compréhension de cet espace où langage et sensible ne font plus qu’un.