IV - LES CIRCONVOLUTIONS DE LA CROYANCE

4. 1 «Je ne crois pas...mais je crois que»

Plus encore que l’icône verbale de Winsatt qui cependant nous aide à envisager le langage dans les termes d’une densité quasi-matérielle, le principe de métonymie réaffirme donc la prégnance du sensible et plus particulièrement du corps dans le processus même de sa réception et de sa compréhension. Un langage fait de signes, signes rendant tangibles, perceptibles les traits de l’enseignement transmis. Un langage affectant qu’il s’agit d’éprouver dans l’accomplissement même de son effectuation, l’épreuve devenant par là la preuve absolue de son efficace. Si nous reprenons les implications de cette posture métonymique, la relation de ces pratiquants à ce que nous avons coutume de nommer la «croyance» ne va alors plus de soi ou doit faire tout du moins l’objet d’un réexamen. «Nous ne croyons pas en l’énergie ou dans ses effets, nous la ressentons, et c’est ça le plus important » nous a-t-on souvent expliqué. Ainsi, la notion de croyance se trouve-t-elle rejetée, confondue, pour nombre de pratiquants avec lesquels nous nous sommes entretenus, avec celle de crédulité. Croire, ce serait adopter, selon eux, le discours prédéfini d’une autorité extérieure et distanciée. Ce serait se plier à une imposition, à une soumission totale à un propos impersonnel, fondé sur sa seule efficacité dogmatique. Croire, ce serait se conformer aux nécessités d’une autorité anonyme, sans visage, porteuse unique de l’institution qui la légitime. Bref, croire, ce serait nécessairement, dans cet espace de connotation qui lui est assigné, accepter les règles de la religion révélée et fondée, religion - principalement catholique - dont certains élèves avouent se méfier ou se distancier. Or, il ne s’agirait pas d’entrer dans le yoga comme on entre dans une Église. Comme il nous l’a été dit et redit, dans le yoga, on « ressent», on «expérimente » avant de commenter ou de s’exprimer, comme si l’épaisseur de l’expérience et de l’émotion se devait de précéder absolument toute reconnaissance subjective de celles-ci. L’exploration de l’intériorité et de l’individualité des sensations deviendrait alors le préalable nécessaire à toutes relations avec autrui. Elle déborderait l’exigence du «je crois» fidéiste, du sens fort du «je crois» chrétien qui, comme le précise Jean-Pierre Sironneau, implique pourtant «pour le croyant, un engagement total, un pacte de vie consécutif à la parole qui lui est adressée.» (2000 : p. 142) «Quand on ressent intensément, intérieurement l’enseignement, on sait alors de quoi on parle, on est pas dans la foi aveugle... et on sait aussi que c’est bon pour soi... » nous a un jour expliqué un élève de Shakti.

Ressentir pour savoir «de quoi on parle » ... L’expérience intime - et en l’occurrence dans le cas des associations qui nous intéressent - corporelle apparaîtrait comme ce vecteur unique, sans reste, conditionnant l’entrée du sujet au sein de l’enseignement et de la tradition qu’il perpétue. La sensation, l’impératif de sensation comme révélateur métonymique d’une totalité où le pratiquant et son corps s’abîment dans un espace subjectif où mots et choses finissent par se rejoindre. Un espace aux frontières opaques qu’il s’agit de parcourir de tous ses sens afin d’y puiser une vérité secrètement gardée et d’entrer en relation avec une transcendance présente au fond de soi. Pourtant, malgré les réserves que cette notion peut produire chez certains élèves, l’exploration de cet espace intime ne peut rompre avec ce qui ressort d’une certaine forme de croyance partagée. Comme nous l’avons précisé précédemment à propos de la métaphore nécessaire, cet espace du sujet, qu’il tâche de reconnaître et d’explorer, tend à terme à s’ouvrir à l’altérité, à la présence des autres qu’ils soient guru, maître, professeur ou élèves. Il doit se prêter au regard et à l’interprétation de ceux avec lesquels il compose la trame vivante de la lignée. Une interprétation en forme d’assertion indiscutable et indubitable dans le cas des gurus et du maître ; un regard en forme de partage d’expériences et de reconnaissance dans le cas des autres pratiquants. Ainsi, l’élève parcourt les différentes strates d’un langage qui peuvent en partie être interprétées à la lumière des réflexions logiques menées par Bertrand Russell dans son ouvrage Signification et vérité. Dans un premier temps, il se trouverait confronté à l’expérience première d’un langage-objet où sens et sens ne font qu’un, où le mot et la sensation tiennent ensemble de façon inextricable. Ainsi, si l’on reprend les termes de Russell, dans ce langage-objet éminemment subjectif, «‘Chaque mot [...] est capable de ’ ‘tenir seul’ ‘ et, quand il tient seul, cela signifie qu’il peut s’appliquer à la donnée présente de la perception’.» (1969 : p. 88, nous soulignons) Dans le cas de l’énergie, une fois expériencée par l’élève, la fusion totale entre mot et chose est accomplie. Le mot se suffit à lui-même, il signifie tout entier l’expérience personnelle qui lui est consubstantielle : «‘Dès que l’association entre le mot-objet et ce qu’il signifie a été établie, le mot est ’ ‘«’ ‘ compris ’ ‘«’ ‘ en l’absence de l’objet, c’est-à-dire qu’il suggère l’objet exactement dans le même sens où vue et toucher se suggèrent mutuellement’.» (ibid. : p. 80) Pourtant, cette expérience de plénitude première ne peut s’interrompre là ou plutôt se fondre dans un pur solipsisme, elle fera ensuite l’objet d’un partage et d’une évaluation collective. Par conséquent, le langage-objet ne suffit plus. Il s’agit désormais, pour l’élève, d’entrer dans une relation secondaire au langage et à l’expérience afin de parler de ceux-ci. Désormais, il s’efforcera de décrire une sensation, une émotion en vue de les soumettre à l’examen de l’autre et de les faire entrer par là dans un processus collectif de signification. Pour se faire, l’élève aura recours à ce que Russell nomme des «‘attitudes propositionnelles’», c’est-à-dire à des occurrences telles que «‘croire’ ‘»’ ‘, ’ ‘«’ ‘douter’ ‘»’ ‘, ’ ‘«’ ‘désirer’ ‘»’ ‘, ’ ‘«’ ‘savoir’»..., tout un ensemble de termes qui «‘doivent tous, lorsqu’ils paraissent dans une phrase, être suivis, d’une subordonnée qui expose ce qui doit être cru, désiré ou mis en doute.’ ‘»’ (ibid. : p. 77)

Dès lors, l’attitude propositionnelle de croyance permet l’ouverture d’une subjectivité à la collectivité, elle rend possible l’expression et donc la circulation de la signification au sein du groupe, favorisant donc la reconnaissance mutuelle de l’appartenance à une même lignée d’enseignement. Comme nous le verrons, si nous prenons l’exemple des associations Shiva et Shakti, il est demandé à chaque pratiquant d’énoncer publiquement, lors de séances spéciales, les modalités de sa propre expérience de la pratique. Et le plus souvent, ces prises de parole débutent ou sont émaillées par des occurrences récurrentes : « Au début, je pensais que... mais désormais, je crois que... » ou encore «J’ai longtemps supposé que... or depuis mon initiation, je sais que... », que «ce n’est plus pareil», que «j’étais dans le vrai», que «ma perception des autres et de moi-même a changé»... comme si la conjonction «que» permettait à elle seule l’expression de subordonnées rendant compte de l’»état», pour reprendre un terme de Russell, de ceux qui s’en servent. Ici, plus question de «vrai» ou de «faux», seule l’authenticité de ce qui est dit, dans la description de l’expérience, est prise en compte. Le groupe écoute, juge, jauge, discute, nuance ou reçoit sans appel le témoignage qui lui est offert. De son côté, le maître ou le guru s’il est présent, assert, mesure, considère et estime la «justesse », ou encore l’adéquation entre l’expérience de l’élève et les exigences de la tradition dont il est le garant. L’expression de la croyance, sa mise en récit participent ainsi de ce système de relations où chaque protagoniste, par ses énoncés, prend place dans la lignée qui l’a engendré et/ou le légitime.