4. 3 Religion, religieux et religiosité

Ainsi, la dimension intensément collective de ce croire telle qu’elle est définie par Danièle Hervieu-Léger nous conduit non seulement à réexaminer le statut de la croyance en particulier mais aussi celui, plus général, du religieux. Qu’entraîne l’acte de croire ? Que produit à l’échelle d’un groupe d’individus le fait de se revendiquer partie intégrante d’une tradition ? Où se dessine la frontière entre croire et sentiment d’appartenance religieuse ? Selon Hervieu-Léger, le religieux n’a pas de substance, la religion n’est pas une donnée en soi qu’il s’agirait de repérer, de circonscrire afin de la décrire et de l’expliquer. Il n’y a pas de religieux en tant que tel. En revanche le sociologue, l’anthropologue, l’ethnologue, l’expert en sciences sociales en général peut dire, sous réserves de multiples précautions, que certaines situations collectives, certains processus d’identifications et de reconnaissances participent de phénomènes qu’il est possible de définir en terme de religieux. Par conséquent, cette définition désubstantialisée de la religion «im‘pose d’admettre, une fois pour toutes, que le ’ ‘«’ ‘ croire religieux ’ ‘«’ ‘ ne renvoie ni à des objets de croyance particuliers, ni à des pratiques sociales spécifiques, ni même à des représentations originales du monde, mais qu’il peut être utilement défini - de façon évidemment idéale-typique - ’ ‘comme un mode particulier d’organisation et du fonctionnement du croire.’ ‘»’ (1993 : p. 110) Ainsi, et nous reviendrons sur cette nuance tout droit issue de la tradition weberienne, une forme de croire pourra être définie de ‘«’ ‘façon évidemment idéale-typique’» comme religieuse lorsqu’elle revendique son appartenance à une lignée croyante et se légitime à l’appui de l’autorité d’une tradition : «‘On dira, dans cette perspective, ’ ‘qu’une ’ ‘«’ ‘ religion ’ ‘«’ ‘ est un dispositif idéologique, pratique et symbolique par lequel est constituée, entretenue et développée la conscience (individuelle et collective) de l’appartenance à une lignée croyante particulière.’ ‘»’ (ibid. : p. 119)

Dans une certaine mesure, il apparaît, à l’image de la démarche de Danièle Hervieu-Léger, que la majorité des réflexions contemporaines sur le sentiment religieux se dotent de précautions théoriques assez similaires. Comme si la polymorphie de ce croire moderne devait aboutir à une autre forme d’épistémologie, plus labile, mobile. Ainsi, ces «N.M.R», ces Nouveaux Mouvements Religieux semblent se découper sur un horizon incertain, équivoque. Des courants de pensées émergent, des groupes se forment nourrissant l’intangibilité d’une «Nébuleuse Mystique-Ésotérique» (Françoise Champion, 1990) diluée, presque insondable. Une religiosité circule de façon «diffuse», «flottante», «disséminée»... Les croyances s’agencent, s’emboîtent, se déboîtent, pour se «dissocier», se «désarticuler» de façon «hétéroclite», «hétérogène» ou «disparate» (Jean-Pierre Sironneau, 2000). Des croyances composées «à la carte» qui autorisent chacun à écrire son propre récit avec des mots «désorbités» (Danièle Hervieu-Léger reprenant Michel de Certeau, in Futuribles, 2001). Dans cette ronde déliée, ondoyante des termes et des concepts, la notion même de «religion» semble perdre de son heuristique. Elle disparaîtrait au profit de celle plus plastique de «religieux» ou encore de «religiosité». Pour Yves Lambert, avancer l’adjectif «religieux», c’est poser «l’existence de croyances et de pratiques religieuses en dehors de l’appartenance à une religion précise.» (in Futuribles, 2001 : p. 25), nous soulignons). «‘Le religieux, en tous cas, lui, est toujours ailleurs. Toujours en déplacement’ ‘»’ écrit encore Albert Piette dans La religion de près (1999 : p. 255). Bref, le religieux, la religiosité apparaissent comme ces instances situées au-dehors de cette religion que la sociologie classique s’était efforcée de comprendre et d’expliquer. Des instances en perpétuelle transmutation, en continu renouvellement, qui de par leur circulation incessante semblent déplacer ces «racines de la religion» qu’avait tenté de localiser de son côté Henri Hatzfeld (1993). Le concept du religieux se déplace, il voyage. A contrario, celui de la religion en appelle à la fondation, à la reconnaissance de délimitation d’un espace circonscrit et inamovible. Dans cette optique, il semblerait qu’entre les approches tracées il y a plus d’un siècle par Max Weber et Émile Durkheim sur la religion, ce soit celle du premier qui, aujourd’hui, conserve la plus grande force opératoire. La prudence toute herméneutique de l’idéal-type aurait fini par déborder l’efficacité de l’explication fonctionnaliste.