4. 4 Durkheim versus Weber

En effet, si pour Durkheim (1985) et Weber (1995), l’objet - le fait religieux - demeure le même, il n’en reste pas moins que les modes opératoires ainsi que les postures de départ divergent. Pour Durkheim, il ne fait aucun doute que toute exploration de la question religieuse passe par l’instauration d’une définition compacte de ce qu’est ou n’est pas la religion. Il s’agit donc pour lui de partir de formes simples - les sociétés dites primitives - afin de retrouver ces «‘états fondamentaux’» et de rechercher ce «‘fond commun de la vie religieuse sous la luxuriante végétation qui le recouvre’» (1985 : p. 7). Dès lors, dès les premières pages de l’ouvrage Les formes élémentaires de la vie religieuse, Durkheim se montre on ne peut plus clair : «‘La conclusion générale du livre qu’on va lire’ ‘, c’est que la religion est une chose éminemment sociale. Les représentations religieuses sont des représentations collectives qui expriment des réalités collectives ; les rites sont des manières d’agir qui ne prennent naissance qu’au sein des groupes assemblés et qui sont destinés à susciter, à entretenir ou à refaire certains états mentaux de ces groupes’.» (ibid. : p. 13, nous soulignons) La conclusion est d’ores et déjà anticipée. Toute la promesse de l’analyse durkheimienne est ainsi contenue dans cet horizon d’attente que, d’emblée, il dessine. Dès lors, afin de mettre en évidence ce qui règle la religion, ce qui ressort de sa puissance de reliance méta-sociale, il s’agit pour lui de comprendre ces notions qui participent de sa définition - le surnaturel, «le ‘monde du mystère, de l’inconnaissable, de l’incompréhensible’», la divinité -, mais aussi qui produisent de la séparation - le sacré comme production humaine -, voire qui sécrètent des oppositions - la magie, pratique non-religieuse puisque décentrée et individuelle et qui «‘met une sorte de plaisir professionnel à profaner les choses saintes’ ‘»’ (ibid. : pp. 59-60). Méthodiquement, Durkheim balise son explication positive et fonctionnaliste de cette institution humaine qu’est la religion afin de proposer cette définition désormais célèbre : «‘Une religion est un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tous ceux qui y adhèrent’ . » (ibid. : p. 65) Une définition extrêmement écclésiocentrée qui ne peut être opérante que lorsque l’Église, figure tout autant concrète que symbolique, est repérée. Or, il semblerait que confrontés aux mouvements religieux contemporains, nombre de spécialistes soient partis en quête d’églises et n’en aient, au final, jamais trouvées39. Comme si le déplacement perpétuel que nous évoquions précédemment à propos des «NMR» ou de la «Nébuleuse Mystique-Ésotérique» interdisait toute velléité trop intense de localisation ou de centralisation. Le mouvement comme brouillage donc, comme contestation d’une définition trop fixiste, trop édifiée sur une identification spatialisée du croire40.

À l’inverse la démarche de Weber se refuse à toute définition a priori, comme si l’objet qu’il s’efforce de comprendre devait émerger au fur et à mesure du travail interprétatif qu’il entreprend. Les premières lignes du chapitre V Les types de communalisation religieuse (sociologie de la religion) du deuxième volume d’Économie et société (1995) sont parlantes à cet égard, surtout si nous les mettons en regard avec l’introduction de Durkheim pour Les formes élémentaires de la vie religieuse. Weber indique : «‘Définir la religion, dire ce qu’elle ’ ‘«’ ‘ est ’ ‘«’ ‘, est impossible au début d’une étude comme celle-ci. Tout au plus pourra-t-on le tenter à la fin. Nous n’avons pas non plus à nous occuper de l’ ’ ‘«’ ‘ essence ’ ‘«’ ‘ de la religion. Notre tâche est d’étudier les conditions et les effets d’une espèce particulière de façon d’agir en communauté. Le processus extérieur du comportement religieux revêt des formes extrêmement diverses dont la compréhension ne peut être atteinte qu’à partir d’expériences subjectives, de représentations, des fins poursuivies par les individus - c’est-à-dire à partir de la ’ ‘«’ ‘ signification ’ ‘«’ ‘ de ce comportement’.» (1995 : p. 145) Ainsi, la perspective reste la même. Comme le précisent Sabino Acquaviva et Enzo Pace dans La sociologie des religions (1994), Weber, Durkheim ainsi qu’Auguste Comte se retrouvent dans l’exploration de thèmes communs : la notion de lien au sein de sociétés qui, de par la modernité, se voient traversées par des égoïsmes individuels croissants ; l’étude des formes originelles du consensus social qui permettent à ces mêmes sociétés de conserver un minimum de cohésion et de produire du sens collectif. De la même manière, le modus operandi ne diffère guère : le même souci érudit de croiser les traditions (bouddhiques, judaïques, hindouistes, chrétiennes...), de comparer les aires géographiques (l’Europe, l’Asie, l’Océanie, le Moyen-Orient...), de mettre en lien un nombre prodigieux de symboles et de pratiques (le karma, le mana, la prédestination, le totémisme, le paganisme, le prophétisme, le taoïsme, le sacrifice, la divination, la magie, l’interdit, les dieux, les démons etc....). Pourtant, les postures de départ ainsi que les modèles heuristiques divergent : le nécessaire souci de clarification préliminaire chez Durkheim, la précaution interprétative comme préalable de ce qui va être dit chez Weber ; l’ «‘éminemment social’», les «‘états mentaux’» du groupe, la conscience collective chez Durkheim, le «‘comportement’», les «‘expériences subjectives’», l’individu comme condition de l’»‘agir en communauté’» pour Weber. Et pour ce dernier, c’est le recours à l’idéal-type comme utopie flottante, comme fiction opératoire mais provisoire qui lui permet d’organiser la réalité étudiée et de d’établir des comparaisons entre des faits disparates.

Notes
39.

Nous renvoyons ici à la malicieuse remarque que Serge Dufoulon formule dans sa thèse de doctorat Filles d’Isis... Ballade anthropologique en famille de voyante, Université Lumière Lyon 2 : “Je n’ai pas trouvé l’église ! J’ai approché des formes de religiosités qui m’ont entraîné au fil du courant des pratiques sociales, au delà des lisières de « l’académisme sociologique ».” (p. 22, tome 1)

40.

Il n’en reste pas moins que certaines lignes de Durkheim apparaissent presque prophétiques dans leurs implications contemporaines. Témoin cette remarque : “Et non seulement ces religions individuelles sont très fréquentes dans l’histoire, mais certains se demandent aujourd’hui si elles ne sont pas appelées à devenir la forme éminente de la vie religieuse et si un jour ne viendra pas où il n’y aura plus d’autre culte que celui que chacun se fera librement dans son for intérieur.” (in Les formes élémentaires de la vie religieuse, p. 63)