4. 5 Définir le religieux

Il semblerait que cette logique fluide, propre à l’idéal-type, s’accorde mieux avec les exigences interprétatives inhérentes à l’examen des déplacements du croire contemporain que la définition dense de Durkheim. Ainsi, elle permettrait l’élaboration d’une définition souple, malléable, prête à épouser les contours de phénomènes mobiles, faisant alterner et se confondre de complexes mouvements d’individualisation et d’identification communautaires. Comme l’indique Roland Campiche, cette définition doit mettre en évidence son caractère contingent et provisoire. Elle viserait moins à la mise à jour et à l’explicitation d’une réalité universelle qu’à la mise en ordre d’une situation empirique donnée. Sorte de repère qui oriente la réflexion, son utilité demeure strictement opératoire. Dès lors, pour Campiche, en accord avec l’aspect transitoire de cette proposition interprétative, le religieux peut être défini comme un «‘ensemble de croyances et de pratiques, plus ou moins organisées, relatif à une réalité supraempirique transcendante’» (in La religion pour mémoire, 1993 : p. 61). De son côté, Albert Piette dans Les religiosités séculières (1993) propose une définition décomposable en trois propositions principales. Selon lui, un phénomène social peut être compris comme religieux à la lumière des traits suivants : la représentation d’une réalité transcendante en tant que surnaturelle ou supraterrestre et capable de gérer la nature problématique de la mort ; la sacralisation de personnes, d’idées ou d’objets, associée à un processus dynamique de valorisation sous forme d’enjeu collectif, de représentation d’un élément extraordinaire, d’une expérience émotionnelle pouvant déboucher sur la quête d’un Absolu ; un ensemble mythico-rituel spécifique comprenant entre autres éléments mythes d’origine ou eschatologiques et pratiques religieuses (prières, cultes, processions...). De façon similaire quoique plus synthétique, Yves Lambert postule une définition opératoire s’appuyant aussi sur trois caractéristiques déterminantes : «‘l’existence d’êtres, de forces ou d’entités dépassant les limites objectives de la condition humaine, mais en relation avec l’homme’» ; l’existence de «‘moyens symboliques de communication avec eux : prière, rite, culte, sacrifice’» ; l’existence de «‘formes de communalisation, Églises ou autres’.» (in La religion pour mémoire, 1993 : p. 60) À ce souci de mise en perspective horizontale finalement pas si éloigné de la démarche durkheimienne puisque essentiellement centrée sur la prise en compte de ce qui ressort de l’»éminemment social» donc du groupe, de la communauté, du collectif dans la relation à la transcendance, Danièle Hervieu-Léger propose, à son tour, une définition, elle aussi en trois temps, mais mettant un accent plus net sur la verticalité de cette relation. Ainsi, cette définition du religieux tenant, à nouveau, ensemble trois éléments : «‘l’expression d’un croire, la mémoire d’une continuité, la référence légitimatrice à une version autorisée de cette mémoire, c’est-à-dire à une tradition.’» (ibid. : p. 142) Si l’on suit les conséquences de cette proposition, l’appréhension du croire, de cet agir en commun ne peut faire l’économie d’une certaine forme de contextualisation qui insiste sur la lignée qui l’a engendré et qui le légitime. Le groupe, ses rites, ses pratiques, ses références, le présent de ce qui se dit et se fait collectivement prend ainsi sens au regard de ce qui précède, de cet ensemble réel ou imaginaire de croyants et de guides détenteurs d’autorité et de sagesse. L’ancestralité du passé, la force d’évocation de la tradition deviennent alors les fondements de l’effectuation de l’événement présent. La figure des prédécesseurs ne peut advenir qu’à la condition que les acteurs du présent les convoquent. Mais de la même manière, ces derniers ne peuvent reconnaître leur inscription dans la communauté que par la reconnaissance et l’acceptation de ce et de ceux qui les ont engendrés.

Les associations qui nous intéressent ainsi que les pratiques collectives qui leur sont inhérentes peuvent être interprétées dans le prolongement des définitions que nous venons d’évoquer. Il y a, en effet, dans les groupes Shakti, Shiva et Ganesh quelque chose de l’ordre du religieux, de cette religiosité mouvante et incertaine. Un quelque chose qui n’est pas pour autant donné dans l’objet ou dans la réalité empirique appréhendée. Comme le postulaient Durkheim et Weber et comme le reprend exemplairement Danièle Hervieu-Léger (1993), on ne peut y mettre à jour un quelque chose qui serait de l’ordre d’une essence ou d’une substance religieuse. Ces groupes ne sont pas religieux, pas plus qu’ils ne sont de la religion, comme s’ils recelaient en eux la potentialité et les caractéristiques d’une vérité universelle et immuable. Néanmoins, certains fragments de pratiques qu’ils mettent en oeuvre, certaines bribes de symboliques qu’ils mobilisent, certaines situations d’interactions entre individus et communauté qu’ils présentent, de même que les places que certains protagonistes occupent dans l’enseignement peuvent nous conduire à recourir, de façon idéaltypique, à une définition tout autant horizontale que verticale du religieux. Même si à l’image de la croyance, les implications de cette définition sont réfutées par les élèves (et par un enseignant tel que Marc), il n’en reste pas moins qu’elles mettent en évidence tout autant des conjonctions que des disjonctions, des ressemblances comme des dissemblances entre ces groupes. Utilisée à la manière d’un idéal-type, cette définition autorise la comparaison même si elle ne se substitue pas aux situations concrètes pas plus qu’elle ne les épuise. Elle permet de dégager des lignes de force, des points de convergence. Elle rend possible le tracé d’un système de relations tel que nous l’avons évoqué précédemment à partir des exemples de Lévi-Strauss, Foucault et Bateson. Un système aux limites flous, qu’il va s’agir sans cesse de nuancer car ces groupes, s’ils restent comparables et présentent des constantes, n’en demeurent pas moins distincts. Ainsi, tous trois reconnaissent l’existence d’une force transcendante - l’énergie - qu’il s’agit d’expériencer et d’éprouver au quotidien. Tous trois recourent à un système de pratiques permettant de ressentir et d’entretenir les effets de cette force. Nous verrons pourtant que les moyens employés d’un groupe à l’autre varient. Tous trois s’organisent à partir de liens plus ou moins lâches de communalisation. Nous verrons comment la force de ces relations peut être examinée différemment chez Shakti, Ganesh et Shiva. Enfin, tous trois revendiquent l’appartenance à une lignée croyante spécifique qui se condense dans la reconnaissance de l’autorité de celui ou de ceux qui ont pour tâche de porter et de transmettre l’enseignement de la lignée. Comme nous l’avons vu, cette reconnaissance d’une tradition par la transmission n’est pas univoque. Si elle fait sens indubitablement pour les trois associations, le statut de celui qui transmet peut faire montre de variations. Pour l’association Shakti et Shiva, la présence du guru est incontestable. Pour l’association Ganesh, elle s’efface au profit de celle du professeur. De même, pour Shakti, le statut de porteur de savoir dans le cas de Marc, le maître, crée une situation originale où la transmission des pratiques et de ses références ne peut s’effectuer que par la médiation d’un relais s’établissant entre l’ailleurs du guru, de l’Inde et l’ici de la communauté. La relation n’est plus directe. Pour devenir effective, elle ne peut qu’être médiée. Nous verrons, par ailleurs, à quel point les moyens de transmission de ces pratiques - ici, l’écrit, là, l’implication du corps, là-bas, la reconnaissance absolue de l’omniprésence du guru - peuvent varier d’un groupe à l’autre.