TROISIÈME PARTIE
LIEUX ET PRATIQUES : «L’EUROPE EST MON JARDIN, L’INDE MA MAISON» 41

I - PARCOURS

1. 1 L’entrée en Yoga

Mais précisément, quelles sont les raisons invoquées par les pratiquants afin d’expliciter les causes de leur venue au yoga ainsi que de leur entrée dans les associations ? Pour la majorité de ceux que nous avons rencontrés, le choix de la pratique répondait à un souci général de mieux-être, dans le prolongement de ce que Gérard Donnadieu définit comme une demande de «bienfaits» (in Futuribles, 2001 : p. 12). La recherche d’un bienfait physique peut ainsi être convoquée. Face à un «mal de dos» récalcitrant et tenace, censé être causé par un «stress » récurrent, afin de «faire le ménage dans sa tête et son corps», de se construire «une hygiène de vie digne de ce nom», le yoga apparaît comme une possibilité mais qu’il ne s’agit pas de « confondre avec la gym». En effet, seul le yoga permettrait de faire le lien entre cet «aspect physique » qualifié volontiers de «primordial » , « fondamental » et le «mental » sur lequel il s’agirait en parallèle de «travailler» : «La gym, ça sert à rien, t’es que dans le physique. Tu t’assouplis, tu te muscles, mais tu changes rien... profondément. » nous explique Yves de l’association Shakti. Nicole, membre de l’association Shiva, verrait dans le yoga une gymnastique mais qu’elle qualifie aussitôt de «douce », comme pour atténuer un aspect «physique » qu’elle juge réducteur. Pour Hervé, élève de Shakti, ancien sportif de haut niveau, ce serait plutôt le souci d’accroître ses performances physiques qui a été la cause principale de son intérêt pour la pratique :

  • - » Moi, c’était parce que je faisais du sport et que je voulais m’améliorer au niveau du corps et tout ça, les problèmes que je pouvais ressentir à ce moment-là. Je faisais de la course à pieds et par rapport à des contractures, pour modeler mon corps et qu’il soit le mieux possible, quoi ! Et puis par rapport à tous ces problèmes je pensais que le yoga ça devait être pertinent... Au niveau du ressenti que ça pouvait arranger mes problèmes et puis aussi à l’école. Déjà je pensais que le yoga ce devait être quelque chose de bien par rapport au corps parce que je faisais déjà du sport et... je pensais qu’un jour ça m’intéresserait quoi, le yoga. Alors pour trouver un cours j’ai pris une adresse, comme ça, par hasard, sur le botin. Je me rappelle je faisais de la course à pieds et puis j’ai été blessé très très jeune, c’était du sprint en plus, course de vitesse et là il fallait être nickel au niveau du corps quoi ! Le moindre petit pépin, on le ressent et ça ne va pas quoi ! Et puis les performances en compétition c’est ahurissant. Alors c’est par rapport à l’échec... que la recherche de moyens, de cette résolution d’un investissement un peu plus fouillé s’est imposée. Mais c’est aussi par rapport à la passion, rien à voir avec le professionnalisme, c’est juste vouloir se réaliser, se donner les moyens... »

De même, pour Christian lui aussi de Shakti :

  • - » Moi je savais pas ce que c’était que le yoga. Je croyais que c’était un art martial et quelqu’un... enfin, c’est un copain qui m’en avait parlé, un copain de boulot et il faisait le forcing. Il voulait vraiment me faire partager ça et pour lui faire plaisir j’ai accepté un bouquin de yoga quoi...! Bon c’était un yoga de débutant je crois parce que les mots étaient simples, enfin ça parlait simplement et y’avait des postures qui étaient décrites avec - comment dire ? - des choses à faire, avec un temps donné. J’ai essayé et putain c’était vachement dur et vraiment j’imaginais pas quoi (rires) ! Et moi j’aime bien être limité physiquement et là j’ai trouvé une difficulté et ça commençait à m’intéresser, ça ne me paraissait pas normal parce que sur les photos ça semblait assez simple et je me suis investi mais très peu, peut-être sur trois semaines. Il donnait des postures de détente je crois et puis bon le bouquin se terminait par une phrase : « Quand l’élève est prêt le maître est là « . Après, j’ai abordé le truc différemment... »

En écho à ce souci de performance et d’amélioration physique qui, à elles seules, permettraient de «se donner les moyens», d’autres avancent la primauté de la recherche d’un bienfait plus proprement social, moins axée sur une problématique purement corporelle. Témoin Jacques de l’association Shakti :

  • - » Je suis issu d’une génération soixante-huitarde. En 68, j’étais au lycée donc j’ai participé d’une façon assez forte à tous ces événements de mai 68, ensuite je dirais que ça a laissé des traces parce que je me suis investi dans un passé militant politique. Bon ben au départ, après 68, j’étais anarchiste, j’ai été beaucoup impressionné par ce que l’on appelle la mouvance situationniste, puis après je suis rentré au PSU et quand j’ai délaissé cette partie de militantisme politique, où effectivement on est très tourné vers les autres, je me suis rendu compte qu’il fallait peut-être que je m’occupe de moi avant de m’occuper des autres et c’est ce qui implicitement m’a amené au yoga et maintenant je pense, avec le recul, que tout changement social doit passer d’abord par un changement, une appropriation non pas de la société mais d’abord individuelle. »

Ainsi, au souci de l’autre, des autres se substitue celui de soi. Il ne s’agit plus de tenter de changer la société mais de «s’occuper» de soi-même afin de mener, à l’échelle de l’individu, son propre processus de transformation. Comme le précise Jacques, tout passe par une «appropriation » comme si, par le yoga, cette métamorphose de soi imposait un nécessaire détour par le corps : se changer soi-même tout en intervenant sur sa corporéité afin de changer l’autre pour, enfin, changer la communauté. La perspective serait ainsi renversée. L’individu deviendrait, à lui seul, la clé de tous les possibles, de toutes les mutations à l’image de ces utopies qui se veulent, désormais, réalistes. D’autres élèves ont, pour leur part, insisté sur la réponse spirituelle que leur offrirait la pratique. À l’instar de ce que décrit encore Gérard Donnadieu, l’accent est ici mis sur le désir d’accomplir son être profond, de ressentir ce qui procure de l’apaisement, de la sérénité, bref d’éprouver intensément ce qui «donne du sens à la vie». Ainsi, à l’image de ce qu’ont pu nous dire de nombreux élèves, tous groupes confondus, le yoga est assimilé à une «recherche intérieure», «nécessaire», «essentielle », «presque indispensable» qui aide à «aller plus loin avec soi-même ». La vie d’avant-yoga est présentée a posteriori comme «artificielle » , « éparpillée », «vide» et «dénuée de sens » . Par la pratique, il s’agit dès lors de «comprendre une relation au monde » ou encore d’entendre «cet appel du divin » afin de «répondre au questionnement de la personne humaine sur cette terre. » Ici, encore, l’institution religieuse - surtout catholique - est mise au second plan, renvoyée à un espace spirituel jugé trop «lointain » , « dogmatique » . Pour le sujet en quête de certitude, le choix du yoga peut apparaître comme le « dernier recours », comme ce refuge dans lequel «tous les derniers espoirs » ont été placés, voire comme la conséquence d’un choix implicite, d’une «demande inconsciente» visant à contrer les conséquences d’une souffrance psychique intensément vécue

Notes
41.

Phrase citée par le fils de 8 ans d’un couple de yogis que nous avons rencontré.