1. 1. 1 Rencontres et circonstances

Pour nombre d’élèves, c’est le plus souvent une rencontre qui va marquer le point de départ du cheminement qui les conduit jusqu’à la pratique. Un «copain », une «amie », un proche, un membre de la famille, «quelqu’un » qui, dans le cas de Christian, va faire du «forcing » :

  • - « Comme je disais, je connaissais pas le yoga. Ce copain m’en a parlé, un copain de boulot qui n’arrêtait pas de me prendre la tête. Pour lui faire plaisir, j’ai donc accepté ce bouquin de yoga quoi... Et ça a commencé comme ça... »

Pour Nicole de Shiva, la découverte se fera progressivement, toujours par l’entremise d’un tiers, mais dans le prolongement d’un attrait certain pour les médecines parallèles ainsi que pour l’Inde :

  • - » Un jour, il y a eu une conférence sur l’Inde donc j’y suis allée et... donc la personne qui présentait cette conférence a montré des diapositives de l’ashram de Ganeshpuri, entre autres, et puis elle nous a fait chanter aussi le mantra à la fin et un petit peu méditer et donc après j’ai voulu en savoir un petit peu plus parce que j’avais eu une expérience très forte à ce moment-là, c’est pour cela que j’ai commencé le yoga de Shiva et deux trois mois après je suis partie aux États-Unis à Miami puisque j’étais toujours avec une amie qui me l’a fait découvrir, et elle me dit un jour : « Tu ne veux pas aller voir Mahat ? « et puis moi je ne réfléchis pas, la maison où je travaillais était plus ou moins fermée, alors je me dis : « Ben oui je vais prendre un congé sans solde « et on est parties toutes les deux à l’ashram aux États-Unis... »

Véronique et Bernard de Shakti reconnaissent aussi, à leur manière, le rôle déterminant d’un proche dans l’orientation de leur choix :

  • Bernard : - «C’est une copine qui nous en a parlé. Elle en faisait depuis un an et elle est venue nous dire : « Voilà vous cherchiez quelque chose et j’ai trouvé. Inscrivez-vous ! «

  • Véronique : - [ ... ] Nous c’est pareil, ensuite on a amené plein de gens à la pratique... [ ... ]

  • Bernard : - Quand l’association s’est montée on était dans les premiers fondateurs.

  • Véronique : - Parce qu’on cherchait quelque chose, bon, une autre forme de vie, quelque chose qui donne du sens à la vie. Donc on avait déjà changé des choses au niveau hygiène de vie, on était devenus végétariens avant de commencer le yoga. On se soignait autrement, on regardait beaucoup ce qui était parallèle mais pas par mode. Non, on se renseignait et puis en même temps on se disait que si la vie ça se réduisait au travail et à rentrer chez soi bon ben c’était pas valable quoi. Donc on cherchait quelque chose d’autre, on se posait des questions et c’est à la suite de ces questions qu’on se posait ensemble et avec d’autres personnes qu’on a monté l’association. Et puis notre amie disait que Marc avait déjà répondu, lui, à ces questions.

  • Bernard : - En plus moi, Marc je ne le connaissais pas alors je ne savais pas si ça allait pouvoir marcher mais quand je l’ai vraiment rencontré et qu’il m’a dit des trucs sur moi que je n’avais jamais dit à personne... Alors on s’est dit qu’on allait venir par curiosité au départ, bon aussi pour notre recherche... Mais c’est vrai que moi je me suis surtout inscrit parce que je me suis dit : « Bon, il connaît tout sur moi « . [ ... ] Je me suis dit qu’il devait y avoir quelque chose et je suis resté après parce qu’il a su m’aider à trouver des réponses. »

Ainsi, pour Bernard et Véronique, c’est la rencontre avec quelqu’un de leur cercle d’amis qui leur a permis de s’orienter vers Shakti et plus précisément vers Marc, le maître de l’association. Comme le précise cette «copine» : «vous cherchiez quelque chose et j’ai trouvé», comme si son extériorité, sa position de tiers apportait soudainement un éclairage nouveau à cette recherche entamée, à ces «questions» sans cesse reposées. Il fallait «changer les choses», trouver «une autre forme de vie», découvrir ce «quelque chose d’autre» qui permettrait d’entériner un souci tenace de transformation existentielle. Et ce quelque chose prend ici forme au travers de la figure même de Marc qui apparaît comme celui qui connaît les questions avant même qu’elles ne soient formulées par Bernard, Véronique et leur amie : «Marc avait déjà répondu, lui, à ces questions»... Marc était donc déjà ailleurs, comme en attente non pas de questions mais de réponses qu’il se devait, à son tour, de transmettre. Omniscient puisqu’il savait, sans même l’avoir rencontré, «tout» de Bernard ; ancré dans une position sensiblement proche du guru, Marc attendait. Il attendait la venue de l’autre, de ces autres qui allaient permettre la transmission du savoir qu’il détenait. Ainsi, un cycle s’est peu à peu dessiné. Sahaja, le guru de Shakti attendait, en Inde, Marc, son disciple, afin de perpétuer sa tradition ; Marc, à son tour, attendait, ici, ses élèves afin de poursuivre le processus ; puis, à leur mesure, les élèves, dont Bernard et Véronique, ont pris le relais en menant d’autres personnes à Shakti, nourrissant par là l’effectif de l’association. Comme le précise Véronique : «On a amené plein de gens à la pratique.» Les réseaux de connaissance se sont entremêlés, complétés. Et progressivement, la trame autour de Marc et par là de Sahaja et de son épouse s’est épaissie.

Pour Gisèle, c’est moins une rencontre qu’un événement, en l’occurrence la perspective d’une naissance, qui va favoriser sa découverte de l’association Shakti :

  • - « Pour moi c’était un véritable concours de circonstances mais je crois que la raison principale c’est que j’avais décidé de préparer un accouchement sous une forme un peu plus douce donc..., c’était pour la fille que vous avez vue en bas, eh bien au cours de cette préparation, on nous a montré l’importance des respirations, on nous a montré aussi le film d’une femme qui accouchait en ayant fait du yoga. Donc je m’étais dit qu’à la rentrée - c’était en juillet que j’avais accouché - que je ferai du yoga. En plus les circonstances ont voulu que la nourrice de ma fille faisait du yoga avec Marc. C’est le hasard mais ça m’a confortée... »

Ici encore, les «circonstances » interviennent par l’entremise d’un tiers qui, soudainement, apporte la confirmation de la validité du choix effectué par Gisèle. Ainsi, un réseau plus ou moins lâche fait de relations plus ou moins lointaines s’organise et se tisse autour d’un parcours individuel mu par une décision singulière : un accouchement, l’usage de techniques respiratoires... Puis, cette nourrice, qui, par «hasard », de manière oblique, souligne par sa présence et son lien à Marc, la logique énigmatique qui traverse la trop grande évidence de ce choix.

Cependant, cette rencontre avec la pratique peut aussi se concrétiser, pour certains élèves, par une véritable rupture au sein de leur cheminement existentiel. Ici, la recherche de bienfait se mue en une urgente nécessité de guérir une blessure vécue comme intolérable. Claudine, élève de Shakti nous précise :

  • - » Moi j’étais en pleine dépression, je cherchais... En fait j’étais incapable de contrôler quoi que ce soit et ma soeur - elle a fait du yoga pendant trois ans - était là et elle me disait : « Mais il faut que tu fasses aussi du yoga « . Quelque chose dans le genre... Enfin pour elle je pense qu’elle voyait plus ça d’un côté santé. Santé psychique. Genre : « Il faut que tu retrouves un calme et le yoga ça peut t’aider. « Mais pour moi c’était pas ça et pourtant je n’avais pas vraiment conscience non plus que c’était une démarche plus spirituelle que je cherchais. Je me disais : « Mais pourquoi ta vie elle arrête pas de merder. Ce ne sont plus les autres qu’il faut remettre en cause mais il faut travailler sur toi ! « , oui c’était un peu ça. À cette époque j’avais commencé une thérapie, j’avais commencé un travail mais je n’ai gardé que le yoga. [ ... ] Les cours au niveau énergétique ça me redonnait une certaine pêche. Mais une année, je suis vraiment tombée malade... Et j’ai vraiment compris cette année l’importance de la pratique. Il y a eu un déclic parce qu’aussi je me suis retrouvée dans une situation bon de maladie, où j’ai beaucoup remis en question ma pratique, pourquoi j’y étais allée, ce qu’au fond j’en avais fait moi par rapport à ce qu’elle était vraiment.[ ... ] Moi je m’en étais servie pas du tout comme il fallait quoi et j’ai mis dix ans à m’en rendre compte alors bon... ça a été dur mais il a fallu que je passe par la maladie, par quelque chose de très très très dur. Je peux dire que j’ai pris une grande claque, une claque vraiment sérieuse et c’est vrai que là ça m’a fait... réaliser, réaliser tout ça, donc c’était comme une sorte de prise de conscience. »

Cette confrontation à une «prise de conscience » qui tout à coup met à nue une fêlure plus ou moins comblée resurgit aussi dans ce que nous dit Catherine :

  • - » Quand j’étais en fac de psycho, j’avais rencontré une étudiante qui fait encore actuellement du yoga. Elle m’en avait jamais parlé mais je savais qu’elle faisait du yoga mais en fait elle ne me parlait pas de ce qu’elle faisait exactement, du contenu. Mais moi je pense qu’à l’époque j’étais quand même assez réceptive à ce qu’elle pratiquait. Donc y’a eu ça qui a eu beaucoup d’impact au début, notre rencontre quoi, mais en fait ça a pris vraiment du sens lorsque j’ai vécu d’autres événements. C’est-à-dire que vers 1985, oui, j’étais dans une période très critique de ma vie. J’étais étudiante et j’avais une grande soif d’indépendance. J’avais beaucoup de mal à être indépendante, que ce soit sur le plan matériel comme sur le plan affectif. À l’époque à côté de mes études je faisais aussi de l’animation et l’été 85, je suis partie faire une colonie de vacances et c’est là que j’ai vécu quelque chose d’assez violent. Oui je me suis fait violence. C’était la première fois que je m’occupais d’une colonie de vacances. Auparavant, je faisais beaucoup de centres aérés et je me suis trouvée dépassée par cet environnement. Au bout de cinq jours, j’étais complètement dépassée par ce qui m’arrivait, j’étais incapable de gérer un groupe d’enfants, j’étais incapable d’accepter qu’on soit autoritaire sur ma personne, j’étais incapable d’accepter certaines contraintes d’un groupe alors je me suis retrouvée piégée et j’ai fait une crise d’appendicite. Donc j’ai ensuite été opérée pour cette fameuse crise d’appendicite et c’est là que je me suis aperçue à quel point un malaise mental pouvait avoir une incidence sur le corps, parce que je me suis rendue compte que c’était moi qui avait induit cette crise parce que lorsque je l’ai eue je crois que c’est elle qui m’a sortie d’un enfer, d’une situation que je n’arrivais pas à gérer, dans laquelle je n’arrivais pas non plus à me retrouver donc pas à me sortir. Avoir une crise d’appendicite, ça m’a permis de sortir de ce cercle vicieux. Et j’ai pris peur. J’ai pris peur parce que je me suis vraiment aperçue qu’un malaise mental pouvait avoir une incidence sur le corps.[ ... ] Pour moi, c’était obligé que je me prenne en main, alors soit avec une psychothérapie ou par le yoga. La psychothérapie, j’ai abandonné parce que pour moi ça aurait été une démarche un peu trop intellectuelle d’autant plus que j’avais un passé de fac de psycho qui aurait fait que je serai restée dans le verbe, uniquement dans le verbe, alors que ma problématique touchait quand même le corps. Je pense qu’intuitivement, je sentais que la résolution de ma problématique devait passer par le corps quitte après à verbaliser mais il ne fallait pas que je puisse n’avoir qu’une démarche intellectuelle qui passe que par la parole. »

L’affection physique est ici comprise comme un avertissement. Le signe physiologique - la «maladie» vaste entité aux contours flous qui suit la «dépression» de Claudine, l’»appendicite», pathologie locale et circonscrite qui valide le sentiment de décalage social de Catherine - marque la nécessité d’un revirement existentiel, d’une sortie d’un «cercle vicieux» qui tout à coup fait «peur». Ainsi, le «malaise mental» égratigne soudainement l’intégrité corporelle. Comme le précise Catherine, sa «problématique» personnelle, intime qui rend difficile son rapport à l’autorité ainsi que sa reconnaissance de l’autre, finirait par déborder les limites de son esprit pour «toucher», brusquement, au corps. Cette confrontation au soma apparaît alors comme la concrétisation ultime d’une sorte de désappropriation qui conduit non seulement Catherine mais aussi Claudine, et bien d’autres avec elles, à se sentir en décalage sans plus aucune prise concrète sur leur existence. Dès lors, il s’agit de se «prendre en main», de «passer par la maladie» afin de contrôler à nouveau sa vie. Un contrôle existentiel qui s’accomplit par une prise de possession du corps ou plutôt par une reconquête de ce qui est en train de déborder le sujet, à savoir cette étendue physique sur laquelle il pensait auparavant exercer une complète domination. Si l’on reprend les termes de Catherine, ce processus de réappropriation subjective doit aboutir à la complexe mise en mouvement d’une «démarche intellectuelle» mais où le «verbe», la «parole» seraient confrontés à la densité opaque de ce double que serait le corps. Un double dépourvu de langage, dont la réalité ne semble s’affirmer que par une expressivité radicale et irréductible : la tangibilité du mal, de la souffrance qui, dans une même dynamique paradoxale, mettrait le sujet à l’extérieur de lui-même et des autres tout en lui rappelant sa nécessaire et inévitable inscription physique dans le monde.