2. 1. 4 L’espace du quotidien

Dépourvus de salle, Philippe et Sophie de l’association Ganesh pratiquent donc chez eux. Une fois par an, exceptionnellement, ils retrouvent les autres membres d’un groupe, à l’occasion de stages collectifs, qui, parfois, s’effectuent en présence de leur professeur, Abhijna. Mais le reste du temps, c’est leur propre espace domestique - à savoir leur appartement - qui est utilisé comme lieu de pratique. Ici encore, à l’instar de Shakti et Shiva, nous retrouvons le même souci d’harmonisation de l’environnement quotidien. Les couleurs sont plutôt absentes, les tons de beige et de blanc restent prédominants. Le mobilier est réduit à sa dimension utilitaire : une bibliothèque ; peu voire pas de bibelots, d’objets décoratifs ; pas de télévision ou de matériel hi-fi sophistiqué... La salle de séjour est parsemée de coussins sur lesquels l’on peut s’asseoir. Dans une pièce à part, un petit autel a été disposé. Il est recouvert de quelques offrandes, de photos représentant la lignée des sages de Ganesh. Une odeur d’encens et d’huile essentielle flotte dans chaque pièce. Une certaine forme de dépouillement presque ascétique transparaît dans l’agencement de cet univers quotidien. L’espace y est ainsi organisé dans une visée purement instrumentale. Point de superflu ou de futilité, chaque objet ne prend sens qu’au regard de sa propre nécessité. La première fois que nous avions rencontré Philippe et Sophie à l’occasion d’un entretien, tous deux habitaient dans une petite maison en bois située au fond du jardin d’un vieil immeuble des abords de Lyon. Dans ce qui ressemblait à une sorte de cabane de jardin améliorée, ni gaz, ni électricité. Ce n’est qu’avec «regrets », à l’occasion de la première grossesse de Sophie, qu’ils durent l’abandonner au profit de leur appartement. Ainsi, ce souci d’harmonisation, de maîtrise mais aussi de séparation des espaces s’affirme ici par un refus total de ce qui pourrait venir parasiter le déploiement de l’enseignement. L’agencement de l’univers quotidien ne répond qu’aux besoins les plus essentiels : se nourrir, dormir sous un toit... Rien dans sa configuration ne doit brouiller ou gêner les implications de la pratique. À chaque espace sont reliés des rôles déterminés qui ne doivent en aucun cas s’enchevêtrer ou s’emmêler : on se sustente à la cuisine, converse dans la salle de séjour. Quant aux exercices posturaux et aux méditations, ils s’effectueront dans le seul et unique lieu prévu à cet effet.

De façon certes moins appuyée mais tout autant marquante, une logique de configuration de l’espace domestique assez similaire peut être dégagée des habitats que nous avons visités à la suite d’entretiens ou de rencontres avec d’autres pratiquants des associations Shakti et Ganesh. Cette logique reprend certains traits de la configuration spatiale et symbolique de la salle de cour. Ainsi, nombre de nos hôtes nous invitaient à nous déchausser avant de franchir le seuil de leur intérieur, comme pour redoubler le passage de cette délimitation entre le monde du dehors et celui de l’intime. De la même manière, nous trouvions, à un endroit précis du lieu, une pièce à part, clairement délimitée du reste de la maison et servant de salle personnelle de méditation, d’exercices et de recueillement. Certains élèves nous parlaient à leur propos de «lieu à soi » où il est possible de «se retrouver » dans sa «bulle » . Le plus souvent, un petit autel personnel est installé dans ce lieu-refuge à l’abri non seulement des sollicitations du dehors mais aussi du logis. Un tapis, une table basse, des encens, quelques fleurs, des photos... de gurus toujours, mais aussi parfois de proches, de paysages, de lieux... Pour Jacques de Shakti, c’est la maison qu’il occupe dans sa totalité qui revêt les caractéristiques de ce lieu-refuge. Moins univers de repli que de partage, il y habite avec d’autres personnes : «On l’a construite ensemble, cette maison... Elle est assez grande donc on y vit ensemble... » Le choix des matériaux s’est fait ainsi en commun : «On voulait monter un truc écologique... Un truc intelligent, pensé, quoi ! Ça c’était vachement important, on voulait pas faire n’importe quoi... le pavillon de banlieue, machin... Donc on a choisi des matériaux qui conservent et qui redistribuent la chaleur du soleil. T’as pas besoin de panneaux solaires, c’est les murs eux-mêmes qui réagissent... Donc tu as moins besoin de chauffer et c’est plus sain... » Lieu-refuge collectif, fruit de cette utopie «soixante-huitarde » que, comme nous l’avons vu, Jacques revendique et tente de faire perdurer, la maison apparaît comme cet espace interstitiel, situé à la croisée de deux mondes : celui de l’urbain, d’un certain anonymat de la cité - le modèle réfuté du «pavillon de banlieue» - et celui, apaisé, protecteur, réconfortant de la nature - ces murs quasi-vivants qui «réagissent » et assimilent l’énergie cosmique. Enfin, à l’image des salles de cours, nous retrouvons dans ces espaces domestiques le même souci d’harmonie s’effectuant par une sollicitation constante mais modérée des sens. Là encore, peu de couleurs, mais des tonalités neutres ; l’omniprésence de matériaux naturels tels le bois, la laine, le coton... ; l’odeur de l’encens et des huiles essentielles que diffusent des appareils judicieusement placés à différents endroits de l’habitation ; la saveur du thé indien, de la cardamome, du gingembre et du miel «bio » ... ; mais aussi, une multitude, pour certains intérieurs, de petites notes, commentaires qui constellent les murs. Des conseils pour mener à bien sa journée, appréhender son travail, relativiser ses tensions conjugales... Ainsi, la chambre des enfants pourra faire l’objet d’instructions plus spécifiques : ranger sa chambre, respecter sa petite soeur, faire face à l’adversité des mauvaises notes et des devoirs... Parfois, quelques images de gurus ou de divinités hindouistes s’immiscent dans les espaces d’accueil et de convivialité telle la salle de séjour ou la cuisine. Mais le plus souvent, c’est dans ces espaces intimes que sont les chambres ou le lieu-refuge de pratique qu’elles demeurent, s’offrant à l’unique regard de celui qui désire ou est invité à les contempler.