2. 2. 1 Une question de temps

Parmi les trois groupes qui nous intéressent, Shakti est celui pour lequel la pratique posturale demeure l’élément central à partir duquel l’enseignement se construit. Selon Marc, l’exercice des postures participe de ce qu’il nomme un «nettoyage corporel » . Elles seules, en soumettant l’élève à un apprentissage fait de tensions, d’inflexions, de pressions mais aussi de relâchements, d’extensions et d’expansions de son corps et de son souffle, permettraient de le préparer à cet autre élément clé de la pratique qu’est la méditation. Comme nous allons le voir, la pratique posturale est diversifiée. Elle se compose d’une multiplicité d’enchaînements presque chorégraphiques rappelant le fil logique d’un récit où la figure de l’Aigle côtoie celle de la Tortue, le Cobra frôle le Scorpion, la Foudre effleure la Charrue, le Cadavre contemple le Foetus... Nécessitant un large déploiement au travers de l’espace, elles s’effectuent globalement dans la salle de cours. Les élèves sont, cependant, invités à pratiquer chez eux certains exercices afin de prolonger cet apprentissage, condition nécessaire à leur maintien au sein de l’enseignement. Comme le précise Marc, le travail postural ne se fait pas «en force » mais dans la «continuité d’un effort» sans cesse relancé. Lui seul décide avec les gurus des postures qui devront être pratiquées au cours de l’année :

  • - » Ça, je suis bien clair là-dessus, ça ne se discute pas !... Je suis en relation avec les gurus et je dis ensuite aux élèves qu’il serait important de travailler tel texte pour travailler telle thématique. Moi de par ma formation je sais quelle posture, quelle respiration, quelle technique de travail je vais utiliser. [...] En cours, c’est moi le chef. On ne remet rien en cause de ce que je dis ou ce que je fais. Pas parce que je suis orgueilleux ou fier mais parce que je ne peux retransmettre que ce que j’ai appris. Ce que j’ai appris, je l’ai appris d’un maître donc ça ça ne se discute pas. C’est difficile à comprendre, peut-être difficile à accepter d’autant que cela rentre en conflit avec la personne et l’ego. Mais j’y suis passé, le guru qui m’a appris y est passé et ce que je suis dans le cours, c’est ce que je suis devenu à travers la pratique. Et je ne peux pas faire quelque chose de faux puisque l’on m’a appris ce que je retransmets. Si ça c’est cohérent, la personne est sûre de l’intégrité de son cours. »

«Ça ne se discute pas » puisque la tradition et la légitimité de la lignée sont là pour rappeler l’importance du statut de maître de Marc. Ainsi, chaque posture sera accomplie dans le prolongement total de ses attentes et exigences. Même si l’exercice se montre particulièrement douloureux, périlleux ou épuisant, il ne peut être remis en question puisqu’il reste le fruit d’une nécessité absolue et indubitable. Porteur de l’enseignement, vivant témoin de ce qu’il transmet, Marc ne peut se tromper et la confiance que l’élève met en lui se doit d’être pleine et entière :

  • - » Je suis là pour ça... C’est ce qui fait la différence entre ce que je fais et un livre. Avec un livre, ça peut être simplement un travail sur les points techniques, mais c’est en même temps dangereux parce que les postures elles ont un effet énergétique... Donc, vous les faîtes à un mauvais moment ou de façon inappropriée... On ne sait pas ce que cela peut produire. »

À la différence du «livre » , distancié et inerte, Marc incarnerait la présence dynamique et agissante de l’enseignement qu’il transmet. Par conséquent, il décide, en conformité avec l’avis des gurus, non seulement du contenu des cours mais aussi de la période de l’année dans laquelle ces derniers vont s’effectuer. En effet, certains types de postures, certaines phases de méditations ne pourront avoir lieu qu’à des moments précis liés aux cycles naturels et cosmiques : «On ne fait pas pousser du blé au mois de Janvier ? Hé bien, là c’est pareil. L’enseignement du yoga suit les rythmes de la nature, lunaires ou solaires. Donc les cours de l’année parcourent les rythmes des saisons. » Quatre temporalités vont, au travers de quatre calendriers différents, s’entrecroiser ; quatre calendriers qui délimitent quatre «rythmes » distincts mais complémentaires. Un premier calendrier suit ainsi les phases de lunaison. Selon les cycles de croissance et de décroissance de l’astre, certains jours de l’année seront réservés à des exercices déterminés. Le second prend en compte les «jours anniversaires importants de l’association » . Il prolonge une temporalité plutôt liée à l’Inde. À des jours précis de l’année correspondra ainsi une référence à tel ou tel sage ou guru Indien ou encore renverra à la naissance initiatique de tel ou tel personnage emblématique de la lignée. Le troisième met en évidence les moments charnières dans le parcours et l’apprentissage des membres du groupe. Tel élève débutant ou confirmé devra, lors de moments propices, se plier à des astreintes ou à des exercices définis. Mais cette nécessité ne se limite pas strictement à l’individu, elle peut aussi s’élargir à l’ensemble des pratiquants. Enfin, le dernier calendrier est celui de Marc. Il rassemble ses propres rythmes, ses disponibilités qu’elles soient physiques, sociales ou spirituelles :

  • - » Ce calendrier, c’est le seul qui soit civil, c’est là où moi je suis compétent. Donc les jours en vert, c’est là où je suis très performant, les jours en bleu, c’est là où je suis très sensible. Ces calendriers se superposent et par découpage on choisit des jours qui tombent dans les jours possibles pour monter le calendrier de l’année. Si par exemple un jour important tombe un dimanche, tant pis on ne le fait pas. Si ça tombe le jeudi on ne peut pas non plus le faire parce que je ne suis pas disponible. Et donc une fois que c’est fait on calque le travail technique qui est un vieux calendrier qui vient d’Inde (il nous le montre). Donc là dessus il y a indiqué les enchaînements de séances, il y a ce qui correspond au thème du travail qui s’est fait. Ce sont là aussi toutes les notes que j’ai prises en Inde, voilà... donc pour préparer l’ensemble du calendrier, c’est très long. Donc le rythme lunaire tout le monde y est, c’est pour tout le monde. D’accord ? Pour le rythme des anniversaires, des gurus, du travail des gurus, c’est pour tout le monde. Dans ce rythme-là, ma disponibilité à moi elle est vis-à-vis des autres. Et ensuite dans le travail technique, c’est là où il y a des variables pour les élèves. C’est-à-dire qu’en fonction du niveau ou de l’ancienneté, ou de l’évolution même de l’élève, telle posture je l’inciterai très fort chez telle personne ou chez d’autres, c’est pas la peine, ça la concerne moins. Ou bien ce point il l’a déjà fait, donc on laisse tomber... »

Ces quatre calendriers entrecroisent ainsi une diversité de références et de repères. Les rythmes naturels se mêlent au séquençage et à la régularité des «anniversaires» indiens ; les particularités inhérentes à l’apprentissage de chacun des élèves se confrontent aux variations générales du groupe... Ces calendriers faisant coïncider nature, spirituel, Inde, transmission et tradition finissent tous par être saisis par le découpage et la division du temps que détermine Marc. Au final, il demeure le seul apte à décider de l’organisation et de l’agencement de ces différents temps. Parfois, un stage, de quelques jours, en France, en Europe ou en Inde, peut s’ajouter à ce déjà complexe découpage :

  • - » Ils interviennent une fois qu’un de ces rythmes est au sommet de sa force, un peu comme les plantes, tu vas semer ou planter telle ou telle plante, au moment où la graine germera le mieux, eh bien les stages interviennent au sommet de cette courbe. Mais ils n’arrivent jamais d’un coup. Ils ont été préparés, quatre, cinq, huit, vingt semaines à l’avance par les cours qui vont intensifier telle technique ou telle verbalisation, ou tel sujet, ou tel texte. Le stage fait, on prend un moment de repos et une à deux semaines après les choses se décantent, on baigne dans une sorte d’équilibre comme si on profitait de ce à quoi on est arrivé et puis après on relance. »

Marc reconnaît que, souvent, la mise en relation de ces différents temps est contraignante. Comme il le précise lui-même, il n’est pas «brahmane», donc coupé du monde. L’enseignement du yoga de Shakti fait partie de sa vie sociale et des exigences qui lui sont liées : «Parfois, c’est compliqué, il faut que j’arrive à faire la part des choses entre ma vie, ma famille et le reste... Donc, je me coupe aussi de l’association, sinon je m’en sors plus... »