2. 2. 2 Le corps en mouvement

Les élèves sont répartis selon leur niveau de pratique en quatre groupes distincts. La plupart des séances auxquelles nous avons été conviés réunissaient des personnes de niveau confirmé. Tous, et nous y reviendrons, ont été initiés par Marc et les gurus. Généralement, ces cours sont composés d’une quinzaine de personnes, d’une petite majorité d’hommes âgés de 35 à 45 ans. Les séances débutent le plus souvent de manière identique. Les élèves arrivent et se dirigent presque immédiatement vers le vestiaire. Si Marc est déjà présent, quelques uns l’abordent afin de lui faire part d’un problème ou d’une réflexion. Quelques mots s’échangent, les informations affichées aux murs sont lues distraitement ou avec attention. Parfois, un élève inscrit son nom au bas d’une liste afin de participer à un événement particulier. Les habillements sont colorés mais les matières sont identiques pour tous. Le synthétique est proscrit au profit du coton : un T-shirt, un collant pour les femmes, un pantalon large pour les hommes... Aucun bijou à l’exception, pour certains, du Om sanscrit attaché au bout d’une chaîne. Les cheveux sont relevés, noué derrière la nuque. Tout le monde est pieds-nus. Après s’être changé, chaque élève se dirige vers la salle afin de s’échauffer. Certains effectuent un exercice d’équilibre contre un espalier ; d’autres étirent leur colonne vertébrale sur des appareils en bois arrondis. Puis, après un signal de Marc, ils se rejoignent au centre de la pièce face à lui. Chacun délimite son propre espace de pratique par la disposition d’un carré de tissu. Marc énonce quelques mots, rappelle les conditions à remplir afin de participer à un stage prochain... Des pratiquants réagissent face à la nécessité d’un jeûne long et fastidieux. La réponse de Marc est sans appel : «Je sais, c’est contraignant mais c’est pas moi qui décide, ce sont les gurus !» Lors d’une séance avec des débutants, Marc s’était montré tout autant inflexible face à des réactions un peu irritées de certains élèves : «Quand je dis qu’il s’agit d’être végétarien, c’est être végétarien ! Donc, désolé, mais le poulet jusqu’à preuve du contraire, c’est de la viande, donc il est interdit d’en manger. Vous pouvez continuer à le faire si vous le désirez mais, dans ce cas, arrêtez tout de suite les cours, ça ne sert à rien de continuer avec moi.» Peu à peu, le silence se fait et la séance peut débuter.

Les exercices posturaux proprement dits peuvent être pratiqués seul ou à plusieurs. Certaines nécessitent le fait d’être debout, assis, ou couchés. D’autres s’effectuent contre un mur, avec l’utilisation d’ustensiles tels une chaise, un tabouret, des sangles ou avec l’aide d’un autre élève. Si les variantes semblent infinies, certaines nécessitent de solides efforts, témoins ces quelques exemples glanés au cours de séances :

La station debout peut aussi servir de point de départ à des enchaînements d’exercices :

Dans les exemples suivants, l’effectuation des exercices nécessitent le recours à différents supports ou objets :

Cet exercice nécessite le recours à des sangles solidement fixées dans la paroi de la salle :

Après la sangle, c’est une chaise qui va, ici, servir de support au déroulement de la posture :

Dans la posture suivante, un banc est utilisé afin d’accentuer la cambrure du dos :

Cette posture ressemble sensiblement à la précédente. Elle nécessite l’utilisation d’un appareil en bois, nommé aussi «escargot», d’une cinquantaine de centimètres de hauteur et de forme arrondie :

Les exercices suivants se font à deux. À la fin de la posture, les rôles sont inversés. En règle générale, les couples formés sont rarement mixtes :

Ces quelques exemples illustrent différentes modalités de pratique des exercices posturaux. L’élève peut ainsi les effectuer seul ou accompagné, être aidé par des objets divers. Il peut de la même manière être conduit à explorer une multiplicité de positionnements corporels : debout, couché, assis... Une séance dure en moyenne une heure et demie et chaque pratiquant est amené, pendant son déroulement, à suivre un processus parfois éprouvant où postures et positions, étirements et contractions se succèdent alternativement. Ainsi, les élèves, si nous prenons l’exemple d’une séance observée, débutent par la première posture que nous avons précédemment décrite : debouts, les pieds parallèles, le buste incliné à quatre-vingts-dix degrés, les bras tendus, le visage face au sol. Ensuite, chacun se tourne vers les murs afin de se saisir d’une sangle. En en tenant une dans chaque main, l’élève se penche en avant les bras le long du corps, la tête relevée, puis, progressivement, redresse son buste jusqu’à ce que ses bras soient tendus à l’horizontale. Les élèves rejoignent ensuite le centre de la salle, se saisissent du banc et effectuent cette posture où ils se retrouvent allongés sur le dos, le bas des reins en équilibre, les bras et la tête rejetés en arrière. La position est tenue jusqu’à parvenir à obtenir une respiration régulière. Quelques instants plus tard, les élèves se couchent sur le côté et récupèrent. Après s’être relevées, les femmes effectuent des tractions avec les jambes, accrochées à des espaliers, pendant que les hommes conservent leurs bancs et se dirigent vers les murs. Les bras tendus sur le support, les mains bien aplaties, ils projettent leurs jambes contre la paroi, restent la tête en bas quelques minutes. Puis, le groupe se rassemble. Les élèves sont réunis deux par deux. L’un se tient à l’équerre, les talons contre le mur, les bras tendus dans le prolongement du buste, les mains au sol ; l’autre est face à lui Ses deux mains exercent une pression remontante sur les vertèbres afin de corriger la cambrure du dos. Une fois cette posture en binôme effectuée, de nouveau, les bancs sont mobilisés. Face au mur, les deux mains en appui, les bras tendus, chaque participant se retrouve, à l’instar de la figure précédente, la tête en bas, le visage face au sol, les jambes tendues mais à l’équerre. Enfin, après quelques minutes dans cette position, des couvertures sont disposées à terre, les élèves effectuent la posture nécessitant l’usage de la chaise décrite ci-dessus puis restent allongés, les yeux fermés, les bras le long du corps. Pour se mettre debout, ils se tournent sur le côté, attendent quelques secondes puis se lèvent avec prudence.

Une autre séance a commencé, elle, par la série de postures que nous avons préalablement décrite : les jambes droites, le buste à l’équerre, le visage face au sol, les bras tendus mais d’abord en croix, puis ramenés le long du corps avant que la jambe gauche ne soit redressée dans le prolongement de l’horizontalité du dos et de la nuque. Ici aussi, le groupe va se subdiviser. Les hommes se retrouvent face aux murs, la tête en bas, les jambes tendues. Un banc est disposé sous leurs têtes. Lentement, à l’aide d’une traction des bras, le haut du crâne est amené à entrer en contact avec le banc. Les femmes restent spectatrices. Puis, alors qu’une partie des élèves effectuent une posture avec l’aide de sangles, l’autre s’équipe de poids afin d’étendre leurs dos sur les «escargots» en bois. Tous se munissent ensuite de bancs afin de se préparer à la dernière partie de la séance. Assis, les jambes allongées, ils se penchent lentement afin de placer leur tête sur les genoux. Les mains se saisissent des pieds. Après un maintien de quelques minutes de posture appelée aussi Pince, ils s’assoient sur les talons, le dos bien droit. Une fois encore, ils vont s’incliner jusqu’à ce que leur front touche le sol. Les bras sont allongés, les mains reposent à terre. Enfin, ils se redressent, assis à nouveau sur leurs talons, les genoux légèrement écartés. Les bras sont relevés puis redescendent lentement. La respiration est régulière, la posture maintenue une dizaine de minutes.

Toutes les séances auxquelles nous avons assisté se composent d’une succession de postures isolées ou combinées, présentant parfois des similitudes formelles assez évidentes. Les phases de préparation succèdent ainsi à celles où l’exercice proprement dit est effectué. Les instants d’attente, d’immobilité alternent avec d’autres faits de déplacements, de circulations. La totalité de l’espace de la salle de cours se voit donc parcourue de variations incessantes faisant alterner fixité et mouvement. La logique de cette chorégraphie changeante semble, pourtant, toujours identique à elle-même. Dans un premier temps, l’élève se prépare, cherche ses marques, se projette dans le mouvement qu’il a l’intention d’effectuer. Parfois, il semble hésiter, redouter que l’adéquation entre le geste et l’intention ne survienne pas. Le regard se perd, le souffle se fait plus court... Puis, vient ce laps de temps extrêmement furtif où le corps est lancé, retourné, où les repères liés à ces positions ordinaires - être assis, couché ou debout - se renversent, s’inversent. Les bras s’étendent, le buste ploie, la cage thoracique se comprime, le dos s’allonge... Ensuite, il s’agit de conserver la posture, de la «verrouiller » comme le dit Marc. L’élève entre alors dans une dimension corporelle autre où les repères et les limites physiques volent tout à coup en éclat. Les muscles tressaillent, les membres tremblent, le souffle se fait plus rauque... Certaines parties du corps prennent des angles impossibles, les vertèbres s’étirent, les articulations fléchissent... Le temps de la posture apparaît ainsi comme un temps de la fixité tensionnelle contrastant avec l’immobilité concentrée qui le prépare et le précède. Pendant de longues minutes, l’élève se soumet physiquement à l’expérience souvent intense que procure la contention et la concentration de la position. Une concentration qui condense sur des segments précis de l’individu toute l’intensité et la puissance d’un effort localisé. Rien ou si peu de choses se disent pendant ces séances de postures. Seuls des cris, des soupirs, le bruit de souffles contrariés, des halètements exsudent de ces corps pressés, contractés, raidis. Parfois, quelques paroles émises dans une expiration contrariée résonnent dans la tension de ce silence de l’effort : «Mes poignets, mes poignets ! » , « Je n’y arrive pas... » Une femme sanglote. Un homme pousse un cri et donne un coup de pied dans un banc. Marc intervient : «Si ta haine monte, c’est bien, c’est que des choses se réveillent en toi. » Un autre homme s’assoit par terre, dépité. Face à des échecs consécutifs, il abandonne une posture trop éprouvante. Les autres poursuivent, imperturbablement. Les élèves, sauf à la demande de Marc, ne s’aident pas. Lorsque l’un d’eux rencontre une difficulté, il recommence jusqu’à ce qu’il réussisse ou que Marc vienne le corriger. En effet, lors des séances, le maître est partout. Attentif, il circule d’élève en élève, répond aux interpellations. Parfois, il s’empare de quelqu’un pour le redresser, porte une personne sur ses épaules afin de l’aider à se renverser... Le regard en alerte, il va tout à coup se retourner et se diriger vers un élève isolé : «Le dos doit être droit... Encore plus droit, vas-y ! » La main est plaquée sans ménagement sur les lombaires. «Jacques, tu le sais, ton inclinaison est mauvaise ! » Marc s’approche d’un homme allongé. Vigoureusement, il frappe de la main le bas du dos comme pour marquer physiquement, à la surface de la peau, la zone corporelle coupable. Un jeune homme à l’autre bout de la salle s’étouffe. Marc le renverse sur le dos, se place à califourchon sur lui et s’empresse d’effectuer ce qui ressemble à un massage cardiaque : «Respire ! Inspire sinon tu vas avoir des spasmes ! »

Il est rare que Marc ait besoin de se mettre en scène afin de décrire un exercice postural. Généralement, la simple énonciation du nom, en sanscrit ou dans son équivalent français, suffit pour que l’ensemble des élèves comprennent ce qui est attendu d’eux. Lorsqu’un enchaînement présente des passages délicats, Marc effectue alors la série de mouvements tout en prodiguant quelques conseils. Ainsi, peut-on le voir la tête en bas, les mains accrochées à des sangles, le souffle court, exposer ses recommandations : «Là... vous voyez, c’est le passage le plus difficile... Faut pas lâcher et bien caler sa respiration... » Lors des séances, lorsque les élèves effectuent les postures, Marc parle peu mais agit beaucoup en s’emparant littéralement des corps défaillants ou fautifs. Ici, il redressera un bras ; là, une cheville ; un peu plus loin, c’est une nuque qu’il s’efforcera d’incliner. Quelques images et métaphores viennent pourtant apporter un soutien verbal à des corrections ou des indications qu’il juge primordiales. Dès lors, il s’agit de ressentir une respiration «scintiller » , un souffle «palpable » qui doit «faire comme un coude entre la bouche et le cou » . Les élèves sont invités à sentir leur corps «vibrer » , se «remplir d’une puissance » en «acceptant mentalement que ça s’ouvre » . Ainsi, à propos d’une position - le Poisson -, il avertit : «Cette posture, elle agit sur le sacrum comme une pointe de flèche. Et le regard, c’est pareil, il doit pointer au sol. Il faut que le souffle aille jusqu’au sacrum... » L’intensité de cette fixité tensionnelle qu’implique le travail postural est alors enveloppée par cette nécessaire trame métaphorique inhérente à l’acte même de transmission. L’expérience seule ne suffit plus. L’incorporation de l’effectivité de l’enseignement s’accompagne de significations explicites afin d’illustrer et par là d’intensifier l’épreuve ressentie. Au terme de chaque exercice, le débordement maîtrisé des tensions disparaît au profit de moments de latence plus apaisés où Marc redouble de recommandations. Les élèves sont incités à prêter une attention soutenue aux «choses qui se passent dans le corps ». L’instant suivant l’exercice devient alors un moment privilégié de reconnaissance de sensations et d’impressions. De fait, il s’agit de «posséder » la posture, de s’emparer de ses effets afin, par la suite, de se «laisser aller». Au terme des séances, il est parfois demandé aux participants de commenter leurs expériences, de faire part au groupe de leurs doutes ou de leurs appréhensions. Marc pourra recommander l’exercice d’une posture particulière à effectuer chez soi. Ceci pourra concerner l’ensemble des élèves ou un en particulier. Puis, chacun regagne le vestiaire pour se changer. Marc échange quelques mots puis s’efface. Les conversations se poursuivent sur le trottoir et la porte se referme jusqu’à la séance suivante.