2. 2. 3 Du Chien au Dauphin

On ne peut être que frappés par la tension physique qui se dégage de ces séances de posture. Une tension incessante qui paraît broyer les corps, les soumettre à une discipline à l’intensité parfois insoutenable. Selon Marc, la configuration des astres qui entourait les différentes séances auxquelles nous avions été conviés expliquait l’intensité accrue des exercices. La période étant «difficile», il s’agissait donc de redoubler d’efforts afin de poursuivre et accentuer un «travail de nettoyage interne et externe» entamé dès le début de l’année. Pourtant, ces circonstances particulières n’expliquent pas tout. Marc admet volontiers que le yoga de la tradition Shakti reste une pratique «exigeante », «éprouvante » pour le commun des pratiquants en raison de la sollicitation totale du corps et des sens qu’elle implique. En prenant l’exemple de la posture de la Pince, il explique :

Une posture qui mobilise tous les sens donc. Mais qui, en même temps, part «dans tous les sens» créant par conséquent une dynamique mouvante, proportionnelle à la tension qu’elle produit. Machine agissante, elle «emmagasine» puis «distribue» jusqu’à cet instant où les «vannes» s’ouvrent. Le sang et la respiration, tels des fluides vitaux trop longtemps contenus, se répandent et se déversent alors à l’intérieur d’un corps semblant parcouru de canaux et de conduits participant du même drainage interne. Un réseau de circulation au sens liquide du terme se dessine ainsi. Un réseau sillonné par des flux transportant avec eux la même puissance de libération. Dirigés, contrôlés, ces flux mobilisent la globalité sensible du sujet ; ils explorent le moindre repli de son intériorité et font advenir à la surface de son être la révélation intense de la signification. Les sens en implosant en tous sens se confrontent enfin au sens. Le sensible, la cartographie intime de l’individu ainsi que la portée sémantique du langage fusionnent en une même totalité. À l’image du mot-matière, le mot, sa signification mais aussi le déplacement corporel auquel il renvoie, se rejoignent, s’apparient pour ne plus se dissocier. Comme l’indique Marc, «ça, c’est contenu dans son mot et son mot représente l’effet qu’elle contient». Ça, c’est la Pince et la Pince signifie la force physique qu’elle recèle. Dès lors, l’expérimenter, c’est éprouver, par le corps, une intensité significative. De nouveau, la boucle se ferme sur cette relation triadique sans fin, presque tautologique : le mot, c’est le corps. De même, le corps, c’est le mot, car tous deux sont l’expérience. Marc, à propos d’une autre posture - le Chien -, poursuit :

Tout le défi de la posture reposerait ainsi sur la possibilité de cette «rencontre», de cette «opportunité». Une rencontre qui mettrait face à face deux présences, celle du sujet et celle de la symbolique posturale. En se soumettant aux implications physiques de l’exercice, l’élève revêtirait par là même les caractéristiques, le «contenu» efficient intrinsèquement lié au sens de la posture. Pratiquer le Chien, c’est devenir le temps de l’application non pas un chien mais l’équivalent symbolique du chien. C’est donc entrer en correspondance, en adéquation concrète avec la portée archétypale du mot ou plus exactement du concept «chien». Dans une certaine mesure, en faisant le Chien, l’élève expériencerait, dans son corps même, la portée poétique - en l’occurrence concrète et matérielle - de la vibration sémantique des caractéristiques symboliques liées au mot «chien». Il devient alors le Chien ou plutôt il entre en communication avec les implications universelles du concept «chien». La terre, la force, la tension nerveuse et musculaire, l’attention instinctive apparaissent comme les références-clés de cette transformation. De façon similaire mais antithétique, en devenant Dauphin, il expérimenterait l’aquatique donc, par voie de nécessité, la fluidité donc la douceur donc la maternité, etc. Cette fusion archétypale - Marc reconnaît d’ailleurs l’importance de Jung dans la traduction de son enseignement - doit aboutir à terme à la révélation de ce qui traverse le sujet lui-même. Dès lors, il ne s’agit pas tant de devenir Chien, Dauphin ou Cobra pendant le temps d’un exercice mais bien d’éprouver en soi, au regard de son histoire personnelle, ce qui entre en corrélation avec les éléments permanents et constants que portent, en elles, ces figures. Autrement dit, il s’agit de ressentir ce qui ou non fait que le sujet est, en partie, à un instant donné, chien, dauphin ou cobra. Notons que cette mise en vibration symbolique ne se résume pas au seul monde animal puisque d’autres éléments du monde phénoménal ou objectal tels que la Charrue, la Barque ou la Foudre peuvent aussi être mobilisés. Marc poursuit :

Dès lors, si l’on suit Marc, la transmission de l’enseignement ne peut tolérer aucun écart interprétatif. Dans une certaine mesure, en entrant dans la tradition, l’élève doit accepter de se soumettre à un principe hermétique où le corps applique plutôt qu’il ne traduit. Et ce n’est qu’arrivé au terme de ce processus d’application absolue qu’il deviendra possible a posteriori, pour le sujet, de conceptualiser l’effet physique et symbolique de la posture. Comme le précise Marc :

Rien ne doit donc être laissé au hasard. Rien ne doit échapper à ce souci d’adéquation et de plénitude que revendique Marc. Par conséquent, la conformité avec le savoir qu’il s’efforce de transmettre passera par l’accomplissement total de la vérité - Marc parle même, à propos du contenu des postures, d’»essence» - que ce même savoir est censé recéler. Chaque position, chaque symbole fait ainsi l’objet d’appréciations et d’estimations permanentes :

À propos de la position dite du Diamant, il ajoute :

À terme, un exercice régulier et scrupuleux doit conduire l’élève à éprouver physiquement sa pleine et entière fusion avec la pratique, avec ce que Marc nomme la «perfection » de la posture :