2. 2. 4 Le symboliser

Il s’agit donc bien de créer du «lien» entre une expérience subjective, personnelle et un «concept» intrinsèquement lié à la posture, devenant par là le médium d’un symbole. Ce souci de la relation peut ainsi être interprété à la lumière de ce qu’Eugenio Trías nomme dans son texte Penser la religion (in La religion, sous la direction de Jacques Derrida et Gianni Vattimo, 1996) un «événement symbolique». Comme le précise l’auteur, il s’agit moins de parler de «symbole» en tant que forme substantive que de «symboliser» en tant que forme verbale. Par le symboliser, s’opérerait ici une action où «sont lancés à la fois», dans le prolongement de l’étymologie grecque du terme - sumballein que l’on peut traduire par «jeter», «mettre ensemble» -, deux éléments d’une même pièce qui scellent ensemble une «alliance» : «‘L’événement ’ ‘sym-balique’ ‘ constitue un processus ou un courant complexe dans le cadre duquel peuvent avoir lieu l’emboîtement et la coïncidence des deux parties. L’une d’elles, celle que l’on possède, peut être considérée comme la partie ’ ‘«’ ‘ symbolisante ’ ‘«’ ‘ du symbole. L’autre, dont on ne dispose pas, constitue cette seconde moitié sans laquelle la première manque d’horizon de sens, celle-là même à laquelle renvoie la première pour obtenir sens et signification’» (1996 : p. 114). Dès lors, deux parties du symbole sont mises en présence par leur rencontre : celle, évidente, perceptible de ce qu’il signifie et celle, plus éloignée, distante de ce qui lui attribue cette même signification. Et c’est ici que résiderait, selon Eugenio Trìas, l’expérience même de la présence du sacré par cet appariement où le latent et le manifeste, le tacite et l’évident se rencontrent. Dans cette optique, le corps de l’élève deviendrait cet intermédiaire nécessaire à la mise en relation entre l’expérience effective de la posture et le contenu de sens absolu, sacré qu’elle est censée recéler en elle. Ainsi, en effectuant la posture du Foetus par exemple, le sujet, par sa corporéité, devient le théâtre d’une jonction qui le confronte aussitôt à une signification extérieure, distanciée mais qui va se présentifier, devenir efficiente par l’accomplissement du geste même. Comme nous l’avons précisé, l’élève ne devient pas un foetus, mais il se soumet, le temps de la posture, à la symbolique sacrée, car secrète que porte implicitement cette même posture. En l’effectuant, donc en la faisant advenir par le sensible, il découvre plus que sa symbolique, il se voit tout entier saisi par le processus du symboliser. Il revient ensuite à Marc la nécessité d’aider l’élève à signifier cette rencontre afin de se la réapproprier. Comme il le précise, son rôle est de «faire le lien», de créer des «pontages», pour reprendre ses termes, entre le pratiquant et le symbole, donc d’offrir les outils interprétatifs qui autorisent le décodage de cette expérience. Si l’on reprend les réflexions d’Eugenio Trìas, la survenue de cet événement symbolique rendant possible la communication entre la présence du sacré et celle d’un témoin humain aboutit de la même manière à la création, la formation d’un monde. Prise dans la trame du symboliser, la matière cesse d’être «indifférente» (ibid. : p. 116) pour se recomposer en un vaste système de relations fait de démarcations, de limites, de déterminations. L’espace ainsi se découpe, le temps se subdivise, se séquence. Ils participent tous deux des «‘effets [...] de cette transformation de la matière en cosmos ou en monde.’ ‘»’ (ibid. : p. 116) De fait, les lieux de pratique, qu’ils soient les salles de cours ou les espaces domestiques, les temporalités qui s’y déploient font l’objet d’un découpage précis et récurrent qui les distinguent de l’ordinaire, du commun. Ils participent du quotidien sans pour autant s’y amalgamer. Le temps de la méditation ou de la pratique posturale reste ainsi ce moment privilégié, inscrit lui-même dans un temps cosmique plus large. De même, le lieu de pratique demeure ce lieu à part, non pas coupé du reste du monde mais organisé en accord avec des principes qui l’instaurent lui-même comme monde dans le monde. Chaque seuil franchi, chaque porte à ouvrir, et ceci est valable pour l’ensemble des groupes, deviennent autant de traces tangibles de ce passage d’un univers à un autre. Cependant, si ces univers sont distincts ils n’en restent pas moins interreliés puisque tous imbriqués les uns dans les autres.

Le corps de l’élève, en permettant la survenue de l’événement symbolique, à l’instar des lieux et des temporalités, va, de façon analogue, se muer en un monde étroitement mêlé à un autre plus vaste. Toute la pratique posturale visera à, progressivement, révéler la nature de cette intrication. Cette vision d’un corps en lien, d’un corps total, n’est pas propre à l’association Shakti, elle traverse l’ensemble des groupes qui nous intéressent puisque inhérente à la manière dont la notion d’individu est comprise dans la pensée hindouiste et plus particulièrement yogique. Par la pratique, le sujet, à l’image des espaces qui l’entourent et du temps qui l’enveloppe, voit sa corporéité se subdiviser en une multiplicité de relations interdépendantes. Son corps s’éclate en autant d’éléments distincts mais complémentaires, le mettant en relation avec le monde qui l’environne. En s’exerçant, il va, graduellement, éveiller puis maîtriser des flux énergétiques qui, dans leur déploiement, seront vecteurs de symbolique, producteurs de transformations. Chaque partie du corps est alors divisée en six degrés (les çakras, que l’on traduit par cercles)) qu’il va s’agir d’explorer petit-à-petit, au fil de la progression physique et spirituelle que l’élève effectue. Dans cette logique éminemment évolutionniste, tout franchissement d’une étape aboutit à une amélioration totale de l’être du sujet. Ainsi, au seuil de la pratique, ce sont les parties inférieures du corps qui seront sollicitées pour être aussitôt reliées à un élément - la terre - ainsi qu’à des attitudes intra-mondaine : l’assise au sol, les besoins biologiques... Puis, progressivement, la totalité du corps sera parcourue par le déploiement croissant et ascendant de ces fluides énergétique internes : le plexus pelvien, puis l’appareil génital, le nombril, le coeur, la gorge et enfin le milieu du front. Symétriquement, chacune de ces strates physiques entrera en lien avec des éléments terrestres : la terre puis, par la suite, l’eau, le feu, l’air, l’éther et, stade ultime, Mahat, la source génétique. Enfin, à chaque étape de cette ascension, ces formes symboliques entreront à leur tour en correspondance avec les données concrètes du sujet au monde touchant à son imagination, à sa relation au pouvoir, à sa vision de la compassion, de la connaissance, de la dévotion..., ou, suprême finalité, de sa propre réalisation en tant qu’être absolu. Ainsi, au fil de la pratique, le yogi tout entier devient le lieu d’une convergence généralisée où nature et spirituel, intra-mondain et extra-mondain, extériorité et intériorité, latent et manifeste s’apparient, se rejoignent dans le prolongement de cette lente et laborieuse exploration du corps symbolisé.