2. 3 S’astreindre...

2. 3. 1 Et se soigner

Selon Marc, si nous revenons à l’exemple de l’association Shakti, un certain nombre de comportements apparaissent inextricablement liés à la bonne conduite de ce processus. Ainsi, l’élève doit se plier, à terme, aux nécessités de «règles d’hygiène» indiscutables :

  • - » Il faut que le corps soit en bon état pour s’occuper du reste. Si la personne est remplie de graisses animales, de toxines, d’antibiotiques tout le corps n’est pas en état de disponibilité à ce moment-là. Les postures, la méditation vont servir à mettre le corps propre alors on ne peut pas faire autrement que, d’abord, se plier à certaines règles d’hygiène pour faciliter le travail. C’est comme si on essayait de rendre une maison belle simplement en la peignant alors qu’il faudrait à l’intérieur refaire le chauffage, le double vitrage, la décoration. Il faut que l’outil soit adapté à ce pourquoi il est fait. »

Afin de construire ce corps tout autant lieu à habiter qu’instrument à maîtriser, une série de comportements, d’habitudes sociales vont être proscrites. Il sera ainsi fortement déconseillé voire totalement interdit aux pratiquants de consommer du tabac, de l’alcool, d’absorber des viandes animales. De la même manière, la vie quotidienne devra suivre un rythme régulier, laissant une place suffisante au sommeil, sans excès de tous ordres. Ici, aucune «dépense» au sens de Georges Bataille n’a de place42. Toute la gestion des besoins les plus vitaux doit entrer dans une logique rationalisée d’équilibre et de discipline. La nourriture, la sexualité, l’hygiène corporelle sont ainsi soumises à ce même souci de contrôle fait de retenue et de modération. Les vêtements portés sont essentiellement en coton puisque plus «naturels». De même, l’alimentation, dans la mesure du possible, sera issue de l’agriculture biologique car plus «saine»... Le rythme de la nature apparaît de nouveau comme ce repère absolu au sein duquel le pratiquant s’efforce d’inscrire le moindre de ses comportements. Chaque conduite sociale sera interrogée à l’aune de cette entêtante question de son adéquation avec la tradition, elle-même à l’image d’une harmonie naturelle et cosmique forcément assonante. Il s’agit donc de chasser le débordement, l’effusion afin de contrer les risques de la dissolution, de la perte de soi. Ne jamais être dans le trop, le trop-plein mais se situer en permanence dans le juste-assez, le minimum-suffisant. Le pratiquant se doit par conséquent d’interroger continûment les évidences de ses comportements les plus anodins, d’examiner cette multiplicité de liens qui le relie au monde et aux autres. Il s’agira de se jauger et de se juger encore et toujours à l’horizon des limites et des confins que dessine la tradition. Les questions se croisent alors et se répondent. Tel ou tel «vécu» est-il «juste» ? Y-a-t-il nécessité de «travailler» une expérience afin de la rendre «bonne», «acceptable» car comprise donc mesurable et maîtrisable ? Les interrogations se multiplient et se montrent parfois extrêmement tenaces... À Marc, revient encore et toujours la délicate tâche d’aider l’élève à les formuler afin d’y apporter une réponse.

Dans le prolongement de ce souci constant d’équilibre et de mesure, la totalité des élèves de Shakti que nous avons rencontré reconnaissent peu recourir à la médecine allopathique. Jugée trop «violente» pour un organisme rendu «plus sensible» par la pratique, ils lui préfèrent majoritairement toutes les déclinaisons de médecines dites «douces» : homéopathie, acupuncture, naturopathie, aromathérapie... Antoine précise :

  • - » C’est vrai qu’il faut éviter les médicaments parce qu’on ne sait pas quels effets ça peut avoir et puis c’est trop dur... Mais par exemple, mon fils a eu l’appendicite... Eh ben si tu veux, je l’ai amené à l’hôpital à trois heures et à cinq heures, il était opéré, bon et puis il a été anesthésié et tous les médicaments forts contre lesquels je suis si tu veux... Mais je n’allais pas le laisser mourir de l’appendicite parce que je suis contre les médicaments, donc si tu veux, pour nous l’important, c’est de penser le soin avant que la maladie ne se déclare. »

Dès lors, le recours à la médecine allopathique ne vise qu’à contrer les situations d’urgence ou de première nécessité. Le médecin n’est appelé qu’en dernière instance, lorsque l’on «ne peut plus faire autrement » . À l’allopathie est ainsi reprochée une approche segmentée, sans nuance. «Ça soigne » mais «ça» n’apporte aucune compréhension sur le fonctionnement physiologique : «C’est sûr, t’es soigné mais après ? T’es comme un con et tu retombes malade... parce que t’as rien compris. » De la même manière, on objecte aux traitements classiques une efficacité trop radicale, trop intense pour un corps déjà fragilisé. Les «antibiotiques » , les «anti-inflammatoires » sont, dans la mesure du possible, soigneusement évités car trop «éprouvants » et trop dur à «éliminer » . À l’inverse, on crédite à l’homéopathie ou à l’acupuncture par exemple, les bienfaits d’une «approche globale de la personne » qu’elles partageraient avec le yoga. Ici, les flux énergétiques parcourant l’individu ne seraient plus malmenés ou contrariés mais canalisés et orientés dans le même sens afin de contrer le mal. Yves :

  • - » Y’a pas de contradictions si tu veux... On retrouve la même démarche, la même visée, quoi... Ce sont des approches moins agressives, moins violentes pour le corps donc ça crée moins de déséquilibres qu’on peut pas gérer ensuite... »

Pour Sandrine, le refus de la médecine allopathique répond de la même manière à un souci récurrent de prise de possession de son corps et par là de sa santé. Elle explique :

  • - » C’est vrai que maintenant je ne suis presque plus malade. Et puis quand ça m’arrive par exemple d’avoir des fois un rhume, moi ça passe très très vite. Et puis je suis plus sensible donc je réagis tout de suite. Quand il y a quelque chose qui ne va pas je le sens très rapidement et avant que ça devienne très symptomatique, je réagis. C’est vrai que j’ai une sensibilité plus développée de mon organisme. Si je vois que je vais avoir un rhume, que la gorge commence à me gratter, je me fais tout de suite une ou deux tisanes ou je prends de l’homéopathie et puis hop !... C’est vite enrayé. Je ne subis plus la maladie, non je ne la subis plus. Je ne prends plus d’antibiotiques, je me soigne toute seule. »

Ne plus «subir » la maladie donc, mais « réagir » en fonction des sursauts de son propre corps. En étant physiquement plus «sensible » , il s’agit pour elle de se montrer attentive aux moindres échos de sa corporéité. Comme elle le précise, «la maladie, ça exprime des choses », «ça » signifie des «choses», des «choses » parfois obscures, insondables mais qu’il est nécessaire d’entendre afin de modifier son comportement et d’être, à nouveau, «bien avec soi-même». Et, dans cette quête de mieux-être, le médecin n’a plus de place ou si peu43. L’individu seul, le «Je» omniprésent décide et agit en conséquence. «Je», en l’occurrence Sandrine, ne veut plus subir la maladie ou plutôt «je » reconnaît que quelque chose d’autre se dit dans la maladie, «je » décide de ne plus prendre d’antibiotiques et donc de «me » soigner sans l’intervention d’un tiers.

Dans ce prolongement, nombre d’élèves de Shakti reconnaissent avoir modifié, du fait de leur pratique, leur relation à la médecine et plus généralement à la maladie. Certains admettent, au fil des années, être «moins malades », se «sentir mieux». Les diverses obligations et astreintes qu’ils doivent observer sont parfois avancées comme facteurs de ce mieux-être. Un végétarisme consciencieusement appliqué, une absence totale de consommation de tabac et d’alcool seraient autant d’éléments participant de cette amélioration de leur état physique. D’autres élèves admettent, a contrario, être «plus malades » ou du moins reconnaissent «se laisser plus toucher » par la maladie. Ainsi, et là nous retrouvons ce qu’indiquait précédemment Sandrine, le moindre dysfonctionnement physiologique même le plus mineur est reconnu comme le signe, l’élément signifiant d’une cause plus implicite, plus sous-jacente. Il ne s’agit plus, par conséquent, de se défendre du mal mais d’accepter son existence en tentant d’en décrypter la signification première. Catherine :

  • - » Je suis moins malade maintenant, enfin... Je suis malade différemment, voilà. C’est-à-dire que je ne suis pas malade gratuitement. Je crois que c’est ça, on est moins malade et puis surtout on n’a pas le même rapport à la maladie. Non je n’ai pas le même rapport avec la maladie comme je l’avais auparavant, c’est-à-dire que quand quelque chose ne peut pas être traité parce que c’est trop... C’est le principe même de la maladie, quand quelque chose est ingérable, quand l’extérieur surtout est ingérable, c’est là où la maladie s’installe. Parce qu’il y a un schisme en fait entre ce qui est intérieur et ce qui est extérieur et quand on a pas assez de moyens pour faire face à une situation peut-être qui nous dépasse, eh bien la maladie s’installe et c’est vrai. Moi je sais que quand je suis malade, c’est pas gratuit, et c’est lié souvent à une problématique très personnelle, à une phase soit de remise en question [...]. Et c’est là que la maladie arrive comme un..., comme un..., c’est un peu comme une sonnette d’alarme à la limite, oui la maladie, c’est une sonnette d’alarme qui est un peu tardive. On ne devrait pas en arriver jusque là justement mais la maladie est parlante et puis elle ne s’installe pas n’importe où, ni n’importe comment. »

Elle poursuit :

  • - » Ce qui change dans mon rapport à la maladie, c’est de savoir ce qui se passe en moi et puis d’accepter aussi le fait d’être malade... Donc de peut-être pas vouloir tout de suite faire baisser la fièvre avec de l’aspirine... Ou de se dire qu’on peut se donner du temps à être malade. C’est donc ne pas camoufler, permettre aussi au corps d’exprimer ce qu’il a à dire, ce trop plein. »

Ainsi, la maladie «parle » . Ou plus exactement, elle porte en elle, avec elle ce que le corps tenterait d’énoncer dans les termes d’un langage inarticulé, puisant sa logique singulière dans les arcanes du sensible. Elle exprimerait alors non seulement ce décalage entre dedans et dehors, entre cet «extérieur» que l’on ne contrôle pas et cet intérieur que l’on tente de préserver d’un trouble trop insistant et qui risquerait par négligence de s’»installer » . Mais elle apparaît aussi comme la concrétisation de ce surplus, lui-même produit d’un décalage «ingérable», intenable car débordant les limites du sujet. Comme le précise Catherine, la maladie n’est pas «gratuite». Elle a un prix, une valeur de sens, de signification. Elle est un reste tardif de ce qui n’a pu se dire autrement que par le mal. Dès lors, en tant que trace indubitable de l’indicible, elle doit conduire le sujet à se prêter à sa logique propre, qui doit en «accepter » les conséquences inévitables. Dans l’impossibilité de la fuir ou de la contourner, il ne peut que la reconnaître et se plier aux nécessités consubstantielles de sa persistance. À la condition qu’il s’imprègne de sa temporalité propre et qu’il se livre à sa singulière durée, il pourra ensuite en décrypter le message latent. Dès lors, prendre le temps d’être malade - Catherine dit «se donner du temps à être malade » -, ce serait se confronter au tacite de sa propre dimension existentielle.

La pratique du yoga ainsi que le recours aux médecines dites «douces» serait par conséquent autant de moyens de contournement du mal. Comme le disait précédemment Antoine, il faut «penser le soin avant que la maladie ne se déclare » . Anticiper, préparer le «terrain » pour ne pas avoir, dans la mesure du possible, à faire l’épreuve de la durée pathologique. Les astreintes, les choix d’une vie plus «équilibrée » participeraient de cette préservation d’un corps qu’il s’agit moins de traiter que de mettre en condition. Toute une stratégie de ce que l’on pourrait nommer le souci de pré-munition se déploie alors. En permanence, s’impose à l’élève la nécessité de se prémunir donc de devancer le moindre dysfonctionnement par une identification de ce qui ne va pas, de ce qui «cloche » dans sa corporéité. Hervé :

  • - » C’est marrant parce que moi je me sens presque plus (+) malade qu’avant, plus accidenté, souffrant mais au moins... Je sais un peu mieux pourquoi. Je sens que le corps est pris dans sa globalité et le yoga évite des problèmes plus anciens. Moi je suis multifracturé, partout et en plus des fractures jamais soignées et qui m’ont empêché ensuite de faire du sport. Mais tu vois ces fractures elles ne sont pas oubliées. [...] Le yoga c’est un peu un révélateur et ça évite de se faire des montagnes d’un problème. Un problème est un problème mais quand on l’évite, on peut en faire quelque chose d’immense. Enfin, moi j’ai appris à mieux me connaître, à reconnaître toutes ces fractures et à comprendre d’où elles venaient. »

Savoir «pourquoi» l’on souffre... Et c’est par l’identification des causes de cette même souffrance que serait ainsi écartée la prégnance de la maladie. Dans une certaine mesure, la maladie, ce serait l’inconnu, l’incertain, le problématique, ce qui vient de nulle part, ce qui fait mal sans qu’on puisse lui assigner une origine identifiable. À l’inverse, la souffrance, ce serait ce que l’on peut discerner, «reconnaître » donc comprendre, car soumis au processus permanent de révélation de la pratique. Catherine :

  • - » Pour moi la maladie... Eh bien, j’aurais plus tendance à prendre des angines, parce que, pour moi, les tensions se situent plus dans le cou, avec la parole ou alors j’aurais peut-être aussi beaucoup de problèmes au niveau du tube digestif parce que c’est ma manière à moi de réguler entre ce qui est intérieur et ce qui est extérieur. Parce que je sais que chez moi la maladie elle est assez relationnelle. »

À chaque mal, sa provenance, provenance étroitement liée au symbole qu’il est censé révéler. Ainsi, les angines répétées deviennent la marque de «tensions» plus localisées autour de la gorge, tensions qui, à leur tour, traduisent la difficulté de Catherine à communiquer. Pour Christian encore, ce sont ses migraines constantes qui «expriment» sa difficulté à se repérer dans le monde qui l’entoure. Pour Yves, ce sont aussi des «problèmes digestifs» qui indiquent sa difficulté d’entrer en relation avec l’inconnu. Tous les signifiants et signifiés s’apparient. Chaque symptôme trouve son origine corporelle et, par là, le dysfonctionnement existentiel qui lui est attribué. Le lien de causalité s’établit sans reste : si c’est la gorge, c’est donc, nécessairement, la parole ; de même, si c’est le ventre, c’est donc, nécessairement, l’acceptation de l’autre.

Notes
42.

Nous sommes ici à l’opposé de cette “convulsion érotique” que décrit Georges Bataille dans L’érotisme, Paris : Minuit, 1957 : “elle libère des organes pléthoriques dont les jeux aveugles se poursuivent au delà de la volonté réfléchie des amants. À cette volonté réfléchie, succèdent les mouvements animaux de ces organes gonflés de sang. Une violence, que ne contrôle plus la raison anime ces organes, elle les tend à l’éclatement et soudain c’est dans la joie des coeurs de céder au dépassement de cet orage. Le mouvement de la chair excède une limite en l’absence de la volonté. La chair est en nous cet excès qui s’oppose à la loi de la décence. La chair est l’ennemi né de ceux que hante l’interdit chrétien, mais si, comme je le crois, il existe un interdit vague et global, s’opposant sous des formes qui dépendent des temps et des lieux à de liberté sexuelle, la chair est l’expression d’un retour de cette liberté menaçante.’ (pp. 102-103)

43.

François Laplantine et Paul-Louis Rabeyron avaient bien analysé ce processus dans Les médecines parallèles lorsqu’ils écrivent : “le malade doit récupérer un pouvoir dont il a été dépossédé, il doit accéder à un savoir dont il a été exclu. Et, à travers cette désacralisation de la profession médicale, c’est la question du sens de la maladie qui est sans cesse posée et recherchée, dans une culture et notamment une culture médicale qui considère cette dernière comme un non-sens radical, une aberration non seulement biologique, mais psychologique, sociale, politique et économique.’ (1987 : p. 37)