2. 3. 2 Et se nourrir

Comme nous l’avons précisé précédemment, les élèves de l’association Shakti, après un certain nombre d’années de pratique, doivent nécessairement se soumettre à un régime alimentaire relativement strict. Visant à «prolonger », selon Marc, le maître, les «effets » des postures, ce régime participera de la même manière à ce souci constant d’équilibre et d’harmonisation du sujet et de son corps. Ainsi, la viande, l’alcool seront prohibés, même si certains «aménagements » pourront être tolérés. Yves :

  • - » Il est vrai que l’on ne vit pas en Inde... Et ça les gurus l’ont bien compris. Donc, il y a une sorte de tolérance... Bon, la viande rouge reste interdite, ça c’est clair. Le poulet aussi... L’alcool, c’est pareil. Mais, les crustacés, les poissons, on peut en manger. Si tu veux, pour les gurus, on vit pas sous les mêmes latitudes... Ils admettent qu’on puisse avoir besoin de plus de calories, d’autres apports... Donc, on peut manger certaines choses... mais absolument pas d’autres. »

Pour nombre d’élèves, cette astreinte alimentaire est peu vécue comme une contrainte. Elle est plutôt présentée comme la conséquence logique d’un processus tacite inéluctable. Comme il nous l’a souvent été dit, «on ne devient pas végétarien» mais «quelque chose nous y conduit», comme si une causalité implicite permettait, a posteriori, l’explicitation d’un comportement tel que celui-ci. Ainsi, ce végétarisme n’est plus perçu et interprété comme l’adoption d’un usage alimentaire contraignant, inhérent à une exigence de la pratique, mais comme le fruit d’une nécessité en attente, d’un déjà-là en suspend. Comme le précise Anne, «déjà toute petite», on la «forçait» à manger de la viande, à se plier à une habitude qu’elle va tenter par la suite d’évincer. La pratique du yoga de Shakti ainsi que ses conséquences pratiques n’ont été, selon elle, que la concrétisation et la révélation de cette «nature» propre, de cette unité d’elle-même qu’elle s’est ensuite efforcée de révéler. Il lui a donc fallu revenir à un «fonctionnement» initial, à une posture existentielle qu’elle suppose située hors de toutes contraintes sociales ou éducatives. Ce végétarisme apparaîtrait comme la matérialisation singulière d’évidences indiscutables qui contribueraient à la constitution essentielle du sujet, ainsi qu’à la définition même de son être. En dépit de ces «parents» qui l’»obligeaient» à manger de la viande, en dépit de ces conventions qui ne lui «convenaient» pas, Anne, par Shakti, s’est appliquée à définir et à affirmer cette individualité qu’elle reconnaît comme trace première, fondatrice de ce qui l’identifie pleinement. De façon similaire, Jeanne voit dans le végétarisme, «son» végétarisme pourrait-on dire, la concrétisation d’une nécessité impérieuse. Moins adoption que manifestation de ce qui, profondément, la constituerait, il participe de cette définition sans reste de sa propre subjectivité. Pour elle, être végétarien, avec ce que cette proposition recèle comme affirmation quasi-ontologique, c’est prendre position face à ce qui, par conventions, va de soi :

  • - » Dans ma famille, on est des grands amateurs de viande... Mais moi j’en consommais déjà très peu, c’était quelque chose qui me... Non je ne courrais pas particulièrement après et j’en mangeais surtout parce que tout le monde en mangeait... Oui tout le monde en mangeait alors je faisais comme tout le monde... »

Par conséquent, le végétarisme, en tant qu’élément constitutif parmi d’autres de la pratique de Shakti, apparaît comme cette exigence qui conduit Jeanne à ne plus «faire comme tout le monde». Comme elle le souligne : «C’est le yoga qui justement m’a appris à ne pas faire comme tout le monde mais seulement selon ce qui me convenait.» Faire selon ses «convenances» donc, dans le prolongement de ce «quelque chose» intangible mais indubitable qui remet en cause les évidences premières pour permettre au sujet de retourner à celles qu’il juge consubstantielles à son être. En s’astreignant ou du moins en acceptant les révélations et les certitudes intimes qu’impliquent ces astreintes, il détiendrait alors la possibilité effective d’affirmer sa propre singularité tout en soumettant son désir d’autonomie à ce qui semble, paradoxalement, le contraindre. Pour les élèves de Shakti, l’affirmation de ce souci d’individualité va se condenser dans le terme de «choix» qui évacue, par là, toute notion d’obligation. Ainsi, le végétarisme est assigné à un choix éprouvé, entrant donc en adéquation totale avec ce que l’individu juge comme «convenable» pour lui-même. Et de manière symétrique, la reconnaissance et l’effectivité de ce même choix le conduit à évincer cet ensemble d’habitudes, d’usages qui feront moins l’objet d’un rejet que d’un évitement soigneux. «Je ne subis pas puisque je choisis. Mais je choisis en accord avec les nécessités profondes qui me constituent» : telle est l’affirmation complexe que semblent élaborer les membres de Shakti afin d’expliciter non seulement leur végétarisme mais aussi le recours à ce yoga précis. Ainsi, la notion de coercition se délite. Le sujet échappe à la sujétion en réaffirmant par là sa volonté pragmatique. Pour autant, il n’échappe pas à une certaine forme de causalité puisque cette même volonté ne serait que le produit d’une nature profonde que la pratique se doit de révéler et de mettre à jour. Afin de se construire en tant que sujet autonome, l’élève met donc en avant la nécessité du recours à la pratique, recours qui demeure, en contrepartie, la condition sine qua non, absolument nécessaire, de cette même construction subjective.

Dès lors, le végétarisme apparait comme l’un des éléments tangibles inhérents à l’inscription de la pratique dans la régularité du quotidien. En tant que fondement d’une règle de vie, il sera, cependant, complété, de façon ponctuelle, par le recours à une autre astreinte, elle aussi tout autant indiscutable que nécessaire. Ainsi, chaque année, lors d’une période précise choisie par Marc et les gurus, les élèves seront amenés à effectuer un jeûne. Ce dernier peut être très variable selon sa durée et son intensité. Pendant quatre jours, une semaine ou onze jours, l’élève devra s’abstenir de l’absorption de tout aliment. Il sera seulement autorisé à boire avec mesure. Si cette période d’abstinence alimentaire est particulièrement longue, il pourra, en complément, consommer une soupe, quelques fruits ou laitages. Pour autant, il ne pourra, en aucun cas, s’écarter du régime strict que préconise Marc. Dans une certaine mesure, plus encore que le végétarisme, le jeûne apparaît comme la concrétisation pondérée d’un renoncement qui, comme le précise Henri Hatzfeld, vise ‘à ’ ‘«’ ‘renforcer la certitude intime de l’individualité propre, si peu sûre par ailleurs, si menacée.’ ‘»’ (1993 : p. 237) Il contribuerait ainsi à confronter, le temps de son déroulement, l’élève à la présence de sa propre corporéité, elle-même soumise à l’exigence de la pratique. Pour Sandrine, le jeûne est comparable à ce qu’elle nomme une «retraite». Il est un moment de solitude, de rupture avec le monde et plus particulièrement les autres. Pendant le déroulement du jeûne, de nombreux élèves de Shakti reconnaissent être «à vif», «plus sensible». Ils affirment ressentir le besoin de «se retrouver» et, lorsque cette phase d’abstinence se montre particulièrement longue, certains n’hésitent pas à rompre avec les activités du quotidien les plus contraignantes y compris celles du travail. Comme l’indique Hervé : «C’est vrai que lorsque tu manges rien pendant 10 jours, c’est dur, très dur... Donc, c’est à toi de voir. Si c’est difficile pour toi de travailler, eh bien, ne travaille pas, si c’est ça que tu veux faire !» Nicolas reconnaît lui aussi, de son côté, la difficulté de l’épreuve :

  • - » Le jeûne le plus long que j’ai fait, c’est le jeûne de onze jours et je l’ai fait à une époque où je travaillais à l’export. À cette époque, j’étais commercial, je prenais deux avions par jour, je turbinais comme un taré toutes les semaines... Oui, c’est dur, bien sûr, c’est dur... À cette époque-là, les jeûnes, je les menais jusqu’au bout, avec si tu veux une volonté et une discipline qui étaient quelque chose de surimposé à ce que je pouvais ressentir. Après il y a eu des jeûnes que je n’ai pas pu terminer mais ce n’est pas forcément les jeûnes qui se faisaient dans les périodes où j’ai été le plus actif professionnellement, ça pouvait être des jeûnes qui étaient faits à des moments...je sais pas... où mentalement j’étais plus perturbé, plus sensible, où ça me touchait sur des choses plus difficiles Mais c’est vrai, que c’est parfois dur... »

Il s’agit, de fait, d’éprouver par le manque, en l’occurrence par l’absence de nourriture, la présence de sa propre corporéité, elle-même inscrite dans les exigences de la pratique. Ainsi, lors de ces périodes de jeûne, certains élèves disent assister à une redéfinition de l’équilibre de leur corps. Christian reconnaît «avoir plus d’odorat, d’acuité» : «C’est un moment privilégié, le corps n’est pas occupé à digérer alors on est bien plus disponible.» Des failles dans la temporalité du quotidien se font jour. Les instants s’étirent à la mesure de ce lent redéploiement énergétique censé accompagner l’absence de nourriture. Jacques :

  • - » Avec le jeûne, vous ne mangez pas et vous vous apercevez qu’il y a plein de choses qui sont autour, faire les courses, faire la cuisine, manger, digérer et cætera, et quand on ne fait plus ça c’est vrai que ça crée des espaces de temps qui sont vierges et qu’est-ce que l’on fait pendant ce temps là ? Alors ça c’est toute une grande partie qui se passe dans la tête, je veux dire, cette appropriation de ce temps-là, qu’est-ce que l’on en fait ? Est-ce que l’on lit ? Est-ce que l’on va se coucher ? et cætera. C’est vrai que l’on fonctionne de façon très... Moi je dirais un petit peu comme dans un film au ralenti, on voit les autres qui s’agitent autour de nous, alors qu’ils ne s’agitent pas parce que l’on est comme eux habituellement. C’est vrai notamment sur les jeûnes qui sont un peu longs comme sept jours. Au bout du quatrième, cinquième jour, le corps a quand même bien puisé dans ses réserves et de fait maintenir une activité classique ça demande au corps beaucoup d’énergie ce qui fait que l’on va moins vite et de fait comme on va moins vite on trouve que les autres vont beaucoup trop vite ! Ils sont speed alors que non. D’habitude en fin de compte c’est moi qui suis comme eux. »

Cet avis est aussi partagé par Catherine :

  • - » Un jeûne, ça se prépare, c’est-à-dire qu’il faut s’organiser pour alléger sa vie quotidienne. Bon déjà il y a un tas de choses qui ne se font pas pendant le jeûne, par exemple tout ce qui est corvées ménagères, bon les repas on ne les fait plus, donc il y a du temps quand même de libre et c’est à soi de s’organiser au niveau du travail. Moi, il y a des années où je travaille et d’autres où je ne travaille pas parce que je ne suis pas disponible. Et puis surtout le jeûne, c’est un moment privilégié, pour se retrouver un peu avec soi-même, donc c’est parfois difficile d’être trop sollicitée par l’extérieur. D’autres fois, c’est très facile. Mais il n’y a pas un jeûne qui se ressemble, c’est vrai que c’est arrêter de manger mais ça traite parfois des choses tellement profondes qu’on peut pas pronostiquer avant, on sait pas. »

Ainsi, lors du jeûne, l’élève se voit confronté à la nécessité de réorganiser le temps de son quotidien. Les évidences, les habitudes vacillent. Le manque de nourriture ainsi que les usages qui l’accompagnent semblent le ramener à l’unique présence de sa propre existence, désormais «menacée» pour reprendre l’expression d’Henri Hatzfeld. Être seul avec soi-même, se «retrouver» afin de percevoir ces «choses» profondes que ce soudain bouleversement met tout à coup à jour. Comme nous l’a précisé Marc, le jeûne est indispensable car il participerait du même processus de purification que la pratique est censée maintenir. Sa nécessité reste identique pour chaque pratiquant qui s’y livre et se résume à cette tâche unique : la révélation progressive de ce qui le constitue intimement, en tant qu’être-au-monde. Il s’agit donc, pour chacun, au travers de l’épreuve de l’abstinence, de «travailler» toutes les relations qu’il entretient avec ce qui l’environne. Le végétarisme, tout au long de cette méthodique construction critique, rendrait alors possible l’élaboration d’une problématique plus large qui conduirait le sujet à interroger son rapport à la viande, donc aux coutumes qui l’environnent, donc, enfin, à l’autorité qu’il subit. De la même manière, le jeûne, par la béance qu’il ouvre, le conduirait à éprouver physiquement l’absence de nourriture, donc à s’interroger, par voie de conséquence, sur les répercussions existentielles que celle-ci provoque. De nouveau, les liens de causalités, à l’instar du signe-maladie, dans le prolongement de ce système de significations que tisse la pratique, s’établissent et se nouent. L’élève est invité à se questionner sur chacune des évidences qui peuplent son existence. Aucun élément de son quotidien n’est laissé en suspend. Tout participe du même «travail», des mêmes interrogations ontologiques. Dès lors, accepter son végétarisme, ce serait refuser la viande, cette viande que la famille, par convention, imposait. De même, reconnaître l’angoisse du jeûne, ce serait discerner l’absence de nourriture qui, en faisant écho à l’absence des repas, révélerait, à son tour, la place centrale qu’ils occupent dans l’organisation du quotidien. Un à un, tous les liens mondains sont examinés, toutes les certitudes circonstanciées sont perturbées afin d’aider l’individu à cheminer vers cette vérité unique et spirituelle censée lui appartenir.