2. 3. 3 Changer ses habitudes : Ganesh et Shiva

De leur côté, les membres des associations Ganesh et Shiva revendiquent une hygiène de vie assez similaire à celle de l’association Shakti. Là encore, un végétarisme relativement strict est de rigueur. L’alcool est quasiment absent des pratiques de consommation, tout comme le tabac. De la même manière, toutes les médecines dites douces sont privilégiées aux dépends de l’approche allopathique. Françoise de l’association Shiva reconnaît recourir «parfois », à l’instar de certains élèves de Shakti, quand la maladie n’est plus «gérable » , à un médecin généraliste. Pour autant, ce dernier pratique aussi l’ostéopathie :

Dès lors, il s’agit, à nouveau, de recourir à des pratiques de soins autres, «complètes», qui savent saisir l’individu dans sa «totalité», indépendamment de la pathologie précise qui peut, de façon circonstanciée, l’importuner. Le soigneur devra donc participer de ce souci constant d’anticipation et de pré-munition que nourrit le sujet vis-à-vis de sa santé. Comme le précise Françoise, ce généraliste, qu’elle reconnaît du fait de cette spécificité qui en fait un médecin différent des autres, «sent» et «devine». En se projetant au devant de son patient, en mettant en oeuvre les facultés sensibles que lui confèrent son «don» singulier, il serait à même de saisir et de comprendre cet autre corps, ce corps énergétique aux ramifications complexes que la pratique s’efforce de maîtriser. Ainsi, il faut que quelque chose de commun se tisse entre le prodigueur de soin et son patient, quelque chose de l’ordre d’une compréhension partagée de la maladie et du corps afin que la guérison s’effectue et soit interprétée en tant que telle. L’allopathie, ses modes de traitements, son décryptage rationnel des symptômes, à l’image de ce qu’en ont dit précédemment les élèves de Shakti, sont écartés ou acceptés avec méfiance. À l’inverse, toutes les approches s’attachant à «harmoniser» ou à «équilibrer» les fluides internes voient leur efficacité et leur validité immédiatement reconnues. Jean de Shiva précise :

Ainsi, pour Jean, mais cette posture rejoint celle que nous avons évoquée pour Shakti, la maladie n’est que la trace signifiante d’un «quelque chose» situé dans le corps. Le médecin, dans cette relation de décodage qui s’établit entre le symptôme et le malade, n’occupe, finalement, qu’une place très accessoire. Il n’est qu’un passeur qui aide le patient à se saisir de la révélation que porte en elle sa maladie. Au sujet souffrant seul revient alors la nécessaire compréhension de ce qui ne «va pas», la saisie de ces déséquilibres traduisant la présence d’un malaise autre, implicite, tapi dans les plis et replis de son corps. Comme le précise Jean, ce sont les «pensées», les «émotions» - ici la crainte de participer à une retraite - qui provoquent le mal donc réaffirment un lien consubstantiel entre corporéité, maladie et expérience. Par conséquent, la possibilité d’endiguer cette souffrance ne réside que dans le souci de compréhension de soi que va déployer le sujet. En se retrouvant seul, confronté avec ces affects identifiés que sont ces «émotions» et ces «pensées» dont parle Jean, il devra progressivement, par l’intériorisation qu’implique la pratique, trouver les parades à son malaise.

Philippe et Sophie de l’association Ganesh, de leur côté, reconnaissent le recours régulier à ce qu’ils nomment eux-mêmes des procédés de «nettoyage». Là encore, il s’agit de se plier, de façon régulière, à des astreintes de purification parfois assez contraignantes. Ainsi, comme le précise Philippe, «au début, quand on commence à pratiquer, c’est important d’avoir un corps totalement propre !» Pendant un an, quotidiennement, afin d’affirmer ce contrôle sur le corps et sur ce qui en émane, Philippe et Sophie pratiqueront des lavements internes intensifs. Philippe décrit :

L’expérience de ces astreintes et de ces rites de purification ne tendra que vers un objectif unique : l’apprentissage d’une autre relation au corps donc à soi-même. Comme l’indique Philippe, «ça aide un peu», comme si le fait d’en éprouver physiquement, au plus profond de soi, dans ses entrailles même les conséquences, contribuait à l’instauration d’un nouvel ordre corporel et donc existentiel. En poussant dans ses derniers retranchements cet usage intense du yoga, il s’agit pour Philippe et Sophie d’adopter un autre «comportement», une hygiène de vie qu’ils identifient et dans laquelle ils se reconnaissent pleinement. L’épreuve viscérale, au sens littéral du terme, devient alors la preuve intimement vécue de l’instauration au quotidien de la pratique. Selon Philippe, les «habitudes » acquises, les repères transmis par l’éducation, par le contexte culturel et social doivent être remis en cause afin d’être remplacés par ces autres «comportements » qu’il juge plus en adéquation avec sa nature profonde. Par conséquent, l’expérience de ces purifications contribuerait à marquer, de manière intensive, ce passage d’un système de référence à un autre s’organisant à partir de cette référence absolue qu’est le yoga.

Contrairement à Shakti, les élèves de Ganesh et Shiva ne sont pas obligés, par un maître ou une autorité similaire, à se soumettre nécessairement à des astreintes particulières. Dans le cas de l’association Shiva, Nâyîkâ a ainsi considérablement assoupli les exigences que son prédécesseur, Mahat, formulait. Le végétarisme, la mesure dans la consommation d’alcool, l’absence de tabac sont vivement recommandés mais ne sont pas présentés comme les conditions inhérentes à la pratique. De la même manière, les rites d’hygiène auxquelles se soumettent Sophie et Philippe participent plus d’une décision personnelle, d’une affirmation d’un choix de vie tout entier tourné vers une certaine forme d’ascétisme corporel que d’une nécessité revendiquée par les fondateurs de l’association. Dans une certaine mesure, tous les élèves de ces deux associations tentent de modeler un quotidien qu’ils reconnaissent comme parfaitement contrôlé, maîtrisé de part en part. Dès lors, l’obligation de se nourrir autrement, de se soigner différemment participerait de ces éléments concrets qui traduiraient la présence au quotidien de leurs pratiques respectives. Pour autant, à l’image de certains élèves de Shakti, ils admettent que de tels choix posent parfois quelques difficultés. Ainsi, Sophie et Philippe concèdent que le végétarisme qu’ils partagent avec leurs enfants se confronte à quelques limites quand il s’agit de quitter l’espace domestique pour celui, collectif, des cantines scolaires, par exemple. Dans ces lieux autres, où l’attention des parents s’efface au profit d’une autorité plus englobante, certaines pratiques, telle celle de la non-consommation de viande, perd de sa prégnance. Sophie concède :

Jean, de l’association Shiva, reconnaît lui aussi la difficulté d’adapter son végétarisme à l’ensemble des nécessités de son quotidien. Si la cantine de son lieu de travail lui pose quelques problèmes d’accommodation, ce sont les repas avec l’environnement familial ou amical qui nécessitent le plus d’aménagement. Comme il le précise avec Nicole, son épouse :

Ainsi, contrairement aux élèves de Shakti qui se montrent inflexibles quant aux impératifs de leur végétarisme, Jean et Nicole admettent faire quelques concessions selon les circonstances. Il en est de même pour l’alcool peu consommé «à la maison» mais qui peut être bu, avec modération, chez des amis ou des proches. Jean :

Tout l’enjeu de l’instauration de ces astreintes au quotidien résiderait dans cette nécessité parfois contrariée du «contrôle». Un contrôle que l’on peut exercer en toute liberté chez soi mais qui peut rapidement se confronter à ses propres limites quand il s’agit d’aller au devant des autres, de partager à son tour leurs propres manières de faire. Ici, s’ébauchent alors deux attitudes relativement distinctes. D’un côté, les élèves de Shakti ainsi que Philippe et Sophie de Ganesh qui appliquent totalement, de façon homogène, leurs astreintes, quelles que soient les circonstances - amicales, familiales, professionnelles ou domestiques - mais qui reconnaissent, tout de même, une relative autonomie à leurs proches et notamment, pour certains d’entre eux, à leurs enfants. De l’autre, certains élèves de Shiva tels que Jean et Nicole qui tentent d’accommoder leurs pratiques en fonction des contextes même si, généralement, leurs comportements au quotidien privilégie les astreintes qu’impliquent la pratique. Dans une certaine mesure, pour Shakti et Ganesh, le sujet s’affirme sans reste. Il ne tente pas de soumettre son entourage à ses obligations, mais il ne se pliera en aucun cas aux contraintes que l’extérieur peut lui imposer. Comme un élève de Shakti nous l’a un jour précisé : «C’est aux autres de comprendre, moi, je force personne... Si les autres, tu vois, les amis et même la famille m’acceptent comme ça, tant mieux, sinon tant pis !» Si nous prenons l’exemple de Jean et Nicole de Shiva, le sujet tente, de la même manière, de construire un système cohérent de relations et d’habitudes. Pour autant, ce même système peut épouser - occasionnellement et circonstanciellement - les contours d’un contexte dont il ne reconnaît et n’accepte que partiellement les nécessités.