2. 4. 1 Faire don à la communauté : le seva

Afin d’éviter cette déchirure, il sera recommandé à chaque élève d’avoir recours à ce que l’autorité de Shiva nomme en termes traditionnels le seva. Ce terme peut parfois être précédé de celui de Guru afin d’en souligner la nécessité et la dimension dévotionnelle. Mahat définit le seva comme «‘un service offert d’une manière totalement désintéressée’ ‘»’ ‘.’ Il se confond avec une forme active de méditation qui regroupe toutes les actions de la vie quotidienne. Ainsi, le moindre geste, la moindre pensée ou activité du pratiquant peut se métamorphoser en une offrande qui réaffirme le lien continuel qui le relie à la tradition donc au Guru. Un élève écrit : «‘Il ne s’agit pas de conseils personnels, de rituels compliqués, de savoir brûler le bon encens, mais bien plus d’une forme mystérieuse de concentration appelée seva : service rendu à cette immobilité qui demeure dans l’esprit de chacun ; service au Guru qui est le miroir même de la Conscience ; au service de l’humanité ; service en tant qu’acte à la fois d’amour et d’indépendance ; service qui transforme sa propre vie en une forme de méditation’.» De fait, l’ensemble de l’existence du pratiquant est interprété à la lumière de cette implication totale que serait le seva. Sa vie entière deviendrait ainsi un seva pleinement dévoué à son attachement au Guru. Chaque événement même le plus anodin, chaque rencontre entrent alors dans une totalité explicative qui en fait une conséquence de la pratique. Une réunion de travail, un repas entre amis, la visite d’un musée, le fait de récupérer ses enfants à la garderie... : autant d’actions et d’occupations nourrissant cette indéfectible relation à la même transcendance. Françoise :

  • - » Moi, par exemple, aujourd’hui, j’ai briqué ma voiture... Eh bien, je sais que symboliquement, c’est aussi un travail de nettoyage de l’intérieur qui se fait, il y a toujours un parallèle qui se fait entre ce que l’on fait et ce qui se passe à l’intérieur... oui à l’extérieur... »

Jean reprend :

  • - » Oui, le nettoyage, c’est comme les travaux, la reconstruction... Tout le travail que l’on a fait au centre, pour l’association, et qui était basé sur la destruction et puis la reconstruction, le dépassement de certaines choses en fait, bon... Eh bien, certains partageaient, ils ressentaient aussi quelque chose à l’intérieur d’eux-mêmes qui se construisait en même temps. »

Ainsi, à l’instar du modèle métonymique de Karla Poewe que nous avons précédemment avancé, chaque événement, situation du quotidien devient le révélateur d’une relation plus vaste mettant en lien le sujet avec la force spirituelle qui l’entoure. La distinction entre intériorité et extériorité ne s’efface pas, elle se redessine plutôt dans le prolongement d’un processus de mimétisme englobant la totalité du monde. Le sujet agit, au sein d’un contexte particulier, spécifique. Il agit avec l’entourage qui lui est propre : sa famille, ses proches... Mais cette action aussi définie qu’elle puisse paraître le projette aussitôt dans cette totalité à laquelle il s’efforce, au jour le jour, de se dévouer. En «briquant» sa voiture, acte anodin s’il en est, c’est sa propre intériorité qu’il révèle et offre alors à la pureté de son Guru. Le monde intérieur se redécoupe à l’image de ce dehors absolu que serait le représentant de l’enseignement. Ils ne fusionnent pas ensemble mais se redéfinissent simultanément, à la mesure des actes concrets qu’effectue le pratiquant, pour se résorber en un accord parfait, absolu. De la même manière, en agissant, tout en étant conscient de la portée de son acte, le sujet ne devient pas le Guru, mais, comme lui, à sa manière, il s’inscrit dans le prolongement de ce qui le précède et fait de lui un membre de Shiva.

Afin de renforcer ce lien d’appartenance, l’élève devra régulièrement offrir de son temps à la communauté. Ainsi, le seva ne doit pas se cantonner à des actions limitées à la sphère individuelle, il doit aussi s’inscrire dans une visée plus groupale. De façon régulière, les pratiquants et membres de l’association sont amenés à effectuer des tâches en accord avec leurs propres compétences. Tel ou tel parle anglais couramment, il sera donc amené à traduire les écrits de Mahat et Nâyîkâ. Un autre possède quelques rudiments en menuiserie, il se chargera alors de la réfection du centre. Un autre joue encore des tablas44, il devra composer un fond sonore lors des séances de méditation ou effectuer un stage d’initiation afin de mettre à profit, pour le plus grand nombre, ses connaissances. Si pour des raisons de disponibilités, certains élèves ne peuvent participer à ces activités collectives, ils seront invités à acheter régulièrement divers produits que propose l’association. Ainsi, ils pourront se procurer des paquets d’encens frappés des sceaux copyrightés et trademarkés de Shiva, Mahat ou Nâyîkâ, validés par le mantra officiel de la lignée. Ils pourront, de façon similaire, acheter des Compact Discs regroupant les chants et les discours des gurus, acquérir des calendriers, des livres de photographies, des revues, des posters... Ils pourront enfin contribuer aux achats des fleurs quotidiennement déposées au pied de l’autel de la salle de méditation. Nâyîkâ, elle-même, n’hésite pas à se mettre en scène afin de donner l’exemple, pour chacun, des sevas à accomplir. À l’image de cette photographie exposée au centre de méditation la représentant une pelle à la main, en sari rouge, en train de creuser une tranchée, il est possible de la voir, au détour des pages des revues de l’association, impliquée dans des situations diverses mais à forte valeur symbolique : ici, avec des orphelins de Bombay, là, un pinceau à la main, en train de minutieusement peindre le contour d’une porte... De la même manière, les témoignages d’élèves adeptes du seva y sont abondamment repris et valorisés. «Faire la vaisselle à 6 heures du matin à l’ashram d’Oakland» devient le «point le plus stable» de la vie de cet élève ; balayer la poussière d’un temple devient vecteur d’»extase» pour celui-ci ; creuser un trou à côté de Nâyîkâ pieds nus conduit celle-ci à ressentir son corps «vibrer» comme s’il était «passé au micro-ondes»... Comme le précise Nâyîkâ : «Quand on envoie les gens travailler à la cuisine ou au jardin, faire des gâteaux à la boulangerie ou aider à la construction du temple, ils ne comprennent pas toujours que le Maître les y envoie précisément parce que c’est là qu’ils vont pouvoir apprendre, c’est là que la sagesse va leur être donnée.» (extrait issu d’une revue française de l’association) Ainsi, le principe métonymique tend à s’immiscer dans les moindres recoins du quotidien. Tout fait sens, tout participe, même le geste le plus anodin, d’une volonté plus générale, d’une détermination qui lui assigne une signification autre, empreinte de ferveur et d’exaltation mystique. L’action utilitariste se mue alors en dévotion, le labeur en vénération collective.

Notes
44.

Petites percussions indiennes.