2. 5 Le texte feuilleté : l’association Shakti

L’association Shakti présente elle aussi, dans le prolongement de Shiva, une modalité spécifique de pratique située à l’interstice entre ces deux axes principaux que sont les exercices posturaux, d’un côté, et la méditation, de l’autre. Cependant, cette pratique particulière diverge largement de cette méditation «active» et dévotionnelle du seva propre à la tradition de Shiva. Celle-ci consiste en l’étude approfondie de textes sacrés hindouistes lors de séances se déroulant en groupe. Ces séances rassemblent, pour celles auxquelles nous avons été conviés, une cinquantaine de personne. Elles sont obligatoires pour les débutants qui doivent, trois années durant, les suivre chaque semaine. Selon Marc, ces études collectives sont censées aider à prolonger ou à reprendre certaines «problématiques » existentielles que soulèveraient la pratique intensive du yoga de Shakti. De cette manière, elles contribueraient à réinscrire l’interprétation des textes sacrés indiens - en l’espèce des sûtras du sage Indien Patanjali - dans le quotidien de chacun des pratiquants. Les deux exemples de séances qui suivent s’organisent selon un schéma sensiblement identique. Marc transmet aux élèves un texte photocopié qu’ils doivent lire quelques jours avant la séance proprement dite. Puis, en groupe, ils sont invités à prendre la parole afin de partager collectivement leurs impressions. Marc est au centre, il écoute puis se lance dans un long exercice d’explicitation. Voici la version du texte, in extenso, de la première étude :

‘« Celui qui a enchaîné le souffle a du même coup enchaîné l’esprit (mana). Et celui qui a enchaîné l’esprit a du même coup enchaîné le souffle.

Souffle et esprit, prana et mana, sont comme les deux faces de la même médaille. Quiconque maîtrise l’une maîtrise l’autre automatiquement. La racine bandh veut dire ligoter, capturer, river, immobiliser, et exprime souvent l’opposé de moksa, la Délivrance. Ici c’est le bandha du prana et du mana qui est la condition de moksha.

Il y a deux causes à l’existence du citta : les impressions latentes (vasana) et le souffle. Si l’on parvient à supprimer l’une des deux, elles sont toutes les deux supprimées.

La vie psychique (citta) est sans cesse alimentée par les vasana, les latences ensevelies dans le subconscient, que leur dynamisme force à se manifester sous forme d’états psychomentaux définis (citta-vrtti). Ces derniers à leur tour déposent dans le subconscient des impressions, et tout étant emmagasinées dans la mémoire subliminale, ces impressions latentes seront le germe de nouvelles vrtti. Toutes les formes de pensée et d’action (samkalpa) sont conditionnées par ces « imprégnations mentales « (vasana), ces traces que laisse toute expérience dans le subconscient : l’actualisation ininterrompue des vasana est ainsi la cause du flux psycho-mental. Mais il est évident que cette vie psychique ne peut se perpétuer que si elle est sustentée par le souffle vital. »’

Le texte est lu par Marc. L’assistance écoute, attentive. Une fois le dernier mot prononcé, un long silence suit. Marc prend la parole. Il parle avec assurance. Sa voix est posée, l’intensité parfaitement maîtrisée. Il explique alors qu’il est nécessaire de nous représenter tous au centre de la pièce comme un objet dont le sens fait «consensus». Selon lui, le texte est un « diamant». Il symbolise et signifie différentes facettes, il est donc possible de lui assigner une multiplicité de lectures. Il précise qu’il n’est pas «indien», n’est pas «seulement théorique», qu’il s’agit donc pour chacun d’en trouver la pertinence pratique, le sens singulier. Sa signification générale reposerait ainsi sur cet axiome principiel : l’action dans un contexte ne produit pas de réaction dans le même contexte. Au contraire, elle produirait des influences dans un contexte que l’on ne soupçonne pas. Marc indique qu’il s’agit alors de parler de «conséquences » et non de «réactions » . Un élève prend la parole. Il se demande si cette idée peut se rapprocher des notions d’expérience et de projection : «C’est comme la notion de Prana 45, je connais ses effets, car quelqu’un l’a déjà fait avant moi. Que ce soit volontaire ou involontaire, c’est déjà arrivé. » Marc répond que l’utilité de l’action est dépendante du contexte et peut prendre ainsi forme dans «un autre domaine » . La crainte de l’avenir doit s’estomper, car il est nécessaire de penser l’utilité au moment de l’action. Un élève : «C’est bête ce que je vais dire, mais c’est comme un fruit. Si on veut en faire une compote, on peut ne voir en lui que la compote ! » L’assistance bruit. Marc reprend. Il invite les élèves à se concentrer sur le début du texte, sur la notion de bandh : «Vous voyez, ce qui est important ici, c’est l’utilité du lien qui paraît à première vue comme une contrainte. L’objet change d’aspects en fonction de ce qu’il peut apporter. Là, ça touche la question du corps et du mental, mais aussi de l’utilité. Pour reprendre l’exemple de la compote, il ne s’agit pas d’attendre le fruit de l’action. Il ne faut pas voir que la facette qui nous intéresse et pas les autres. L’action doit être perçue selon son utilité et sa rentabilité. Le même outil peut avoir plusieurs finalités. Il faut toujours se poser la question de ce que je ne choisis pas quand je choisis cela. » Marc explique alors que le texte est « évolutif » et qu’il est possible de dégager quatre niveaux d’interprétation : l’évolutif justement mais aussi le psychique, le spirituel et le pratique. L’évolutif implique une explication générique de celui-ci. Pour Marc, il met en évidence le lien entre souffle et mental. Il explique qu’il est nécessaire de faire «ce qui est utile pour le souffle » . Il ne s’agit pas de trouver ce pour quoi il est fait, mais ce pour quoi l’on veut qu’il soit utile. Sinon, prévient Marc, on sombre dans la reproduction donc dans l’inutile : «Il ne faut pas faire ce que l’on sait déjà, sinon on le refait... C’est de la répétition et cela n’apporte rien de le refaire. L’utile est toujours inconnu, je ne le connais pas. » Il explique que le souffle s’arrête quand les états mentaux sont inutiles et qu’il s’agit toujours d’appliquer une technique appropriée. On ne peut être que dans le plein ou dans le vide. On sait que l’un des états existe puisque l’on a besoin de l’autre pour l’éprouver : «Plus je respire, plus je grandis, plus j’évolue, plus je me consume puisque le souffle brûle, donc plus je dois évoluer. » Il poursuit en indiquant que l’inspiration «brûle » plus que l’expiration qui doit ainsi rééquilibrer les énergies. La respiration devient le symbole de ce qui advient ainsi que de la possibilité que tout être aurait pour acquérir ou quitter les choses : «Il faut passer de l’aspect physique à l’aspect mental par le souffle. Le souffle traduit cela : la possibilité de s’adapter à demain qui de toute façon arrive. Le souffle est un outil pour apprendre, il aide à prendre connaissance de la nécessité... Apprendre, c’est cela : acquérir, prendre puis quitter, abandonner... » Selon Marc, cette remarque aboutit au deuxième aspect du texte : le spirituel.

Il indique ensuite que ce niveau de compréhension exprime un paradoxe : celui de la suppression du souffle. Or, il faut toujours agir et ne pas «chercher à agir en n’agissant pas. » Sinon, on régresse en tombant dans le connu, donc dans le déjà fait. Il s’agit, dès lors, de se «détacher », de s’observer quand on n’agit pas : «Il faut entrer dans une cessation des activités mentales. Je n’agis pas donc je pense. Pour cela, il faut suivre la respiration, saisir ce qu’il y a avant et après chaque respiration... entre chaque action. » La symbolique du souffle résiderait en cela : la quête de la stabilité avant ou après le temps d’inspiration et d’expiration. Ainsi, l’énergie spirituelle devra suivre une évolution sans attache, car «s’attacher, c’est s’arrêter » . Marc insiste : «La réalité n’est qu’attachement, la cristallisation d’impressions. Elle est telle un oignon recouvert d’enveloppes... » La stabilité mais aussi la sérénité du mental dépendent uniquement de la «prise de décision». Prendre une décision, c’est «abandonner », par conséquent, la justesse de la décision vient du calme qu’elle procure : «De même le plaisir vient dans la cessation des désirs. Il faut trouver une continuité sans pour autant être dans la répétition... » Ceci conduit Marc à exposer ce qu’il définit comme l’aspect psychique du texte, aspect «supérieur » qui nous plongerait au plus profond de l’ordre énergétique de l’écrit. Ainsi, «le noyau est là » . Les vasanas - les «imprégnations mentales», rappelons-le - sont enfouies dans le subconscient puis réveillées donc libérées. Pour Marc, elles sont des strates, des couches successives qui, «comme l’oignon », s’accumulent. Le pratiquant devra donc s’efforcer de traverser la totalité de ces couches : «Mais il ne faut pas s’attacher à ce que l’on rencontre dans cette fluctuation. Sinon, chaque élément irrésolu devient une entrave et on compense par le superficiel, le matériel et les stéréotypes. On ne peut acquérir autre chose qu’en lâchant l’ancien. Si on ne lâche pas, on crée une situation d’angoisse par laquelle on comble le manque. » Une élève prend alors la parole et parle de sa difficulté à accepter l’absence de son père... Marc reprend : «Tu dois casser la répétition. Le souvenir et la nostalgie enferment dans la répétition. Le problème est déplacé sans être résolu. Tu es dans une période de latence, d’inertie qui t’empêche de vivre d’autres expériences, de saisir des opportunités. » L’élève acquiesce.

En prenant appui sur cet exemple, Marc aborde ainsi le dernier aspect du texte : «Tout réside dans la pratique... Dans la voie et non dans le but. Il faut passer de la pensée à l’action. » Marc explique alors que ce passage s’effectue selon trois conditions. Il dépend ainsi du contexte de l’action, des états vécus par la personne au moment d’agir et de ce que celle-ci est prête à abandonner : «Par l’action, la vie psychique évolue dans le temps, mais par le calme et l’immobilité, l’action évolue. Le mental doit ainsi rester immobile, dans cet état intermédiaire comme la stabilité qui suit chaque respiration. Plus le mental est immobile, plus je peux agir et par l’action, je permets le calme. » Marc conclut son explication par la nécessité d’entretenir, pour chacun, une pensée intuitive : «Le temps et l’action définissent ensemble la notion de « maintenant « . Agir maintenant, c’est ici que réside la délivrance. Nous sommes toujours l’objet de l’expérience mais le sujet reste nous-mêmes. » Le silence s’installe. Puis les groupes se défont et les élèves quittent la salle.

La deuxième séance de lecture et de commentaire se déroule après une méditation. Lorsque nous entrons dans la salle, les élèves sont déjà installés, assis sur des coussins, des tabourets, enroulés parfois dans des couvertures. Certains ont le texte à la main, le relisent, d’autres non. Ce texte regroupe une série de Sûtras de Patanjali. Marc s’installe et lit :

« 45. Au centre, entre le soleil et la lune, est un espace intérieur ne reposant sur rien (nirâlambâ). La mudrâ fondée en ce vyoma-cakra, c’est elle qui a pour nom khecari.

Vyomnâm cakrah, khânâm smudâyah : « le cakra où se joignent les différents espaces « , « le lieu de réunion des vides « ; parce que c’est dans le centre entre les sourcils que sont reliés tous les espaces et qu’il est dit : « [ c’est là ] qu’il y a confluence des cinq flots (facultés sensorielles) « .

46. Cette [ khecarî ] où apparaît le flot de nectar [ qui émane ] de la lune, c’est elle en personne la bien-aimée de Sivâ. On doit remplir cette divine, incomparable susumnâ par l’ouverture postérieure.

47. Mais par l’[ ouverture ] antérieure aussi il faut qu’elle soit remplie : alors la khecarî devient solidement établie. Par la pratique assidue, la khecarî mudrâ donne naissance à l’unmanî. »’

Marc débute son explicitation en rappelant qu’il est nécessaire d’abandonner les jugements et les craintes afin d’entreprendre. Le corps est la condition de toutes réalisations, réalisations qui nécessitent un abandon non seulement conceptuel mais aussi physique, corporel, par l’équilibre des respirations. L’importance du travail postural est alors réaffirmée : «Ça met en jeu des forces antagonistes, puis ça produit un équilibre fondé sur l’effort et l’attention. C’est la même maîtrise que pour le souffle, qui implique tout autant la fluidité que le calme et la tranquillité.» Mais Marc indique qu’il est trop «facile» de s’attacher au corps. Selon lui, il s’agit d’augmenter ses «compétences» et non de développer une forme de «pouvoir», sinon on sombre dans l’illusion. Quelques élèves prennent alors la parole. Ils interrogent Marc sur ce thème du pouvoir. Doit-on le confondre avec l’ego ? Est-il un asservissement de l’extérieur ? Un moyen pour se rassurer ?... Marc répond : «Le pouvoir, c’est confondre le moyen et le but ! C’est croire que le palpable, le concret est manipulable... Donc, s’attacher à cela, c’est subir la tentation du pouvoir.» Il rappelle alors que le yoga aide à réguler les émotions par la maîtrise des respirations mais cet état de stabilité recherché ne fait que «passer» par le corps sans s’y «arrêter». Une expérience aboutit toujours à une autre expérience : «C’est un processus de transformation. Chaque niveau de conscience, chaque état prend conscience de l’état précédent. C’est sans fin... Le mental, l’affectif, le physique dépendent de la chose acquise par l’expérience et se concrétisent ensuite... C’est ici que réside la plénitude.» Marc insiste sur le fait que cet état de plénitude ne survient qu’à la condition qu’il n’y ait pas répétition mais continuité.

Il reprend la lecture du texte :

« 48. Entre les deux sourcils est le siège de Siva, c’est là que l’esprit (manas) est absorbé. Il faut chercher à connaître ce quatrième état de conscience (turya), où le Temps n’existe pas.

Entre les deux sourcils est le siège de Siva, la demeure de Dieu, i. e. le lieu où réside le Soi dont l’essence est béatitude. En cela l’esprit est absorbé, il devient comme un flot continu de
vrtti identifiées à Siva. Le quatrième état de conscience, au-delà de la veille, du rêve et du sommeil profond, constitué par cette absorption de l’esprit, est ce qu’il faut connaître. Là, parce que le soleil et la lune sont arrêtés, n’existe pas le temps destructeur, la Mort. Car il a été dit : « la susumnâ dévore le temps « .

49. On doit pratiquer khecarî sans discontinuer, jusqu’à ce qu’on atteigne le sommeil yogique (yoga-nidrâ). Lorsqu’est pleinement atteint le sommeil du yoga, il n’y a plus jamais de mort.

La
yoga-nidrâ est le samâdhi, caractérisé par l’arrêt de toutes les fonctions de l’esprit (citta-vrtti-nirodha), et qui a l’apparence d’un sommeil pour les observateurs extérieurs.
Le même mot,
kâla, signifie à la fois le temps et la mort (le temps entraînant inexorablement la mort) et ne possédant pas de terme couvrant ces deux notions, nous le traduisons tantôt par le premier tantôt par le second de ces termes.

50. Ayant détaché son esprit de tout support, le yogin ne doit plus penser à rien.
Espace à l’extérieur, espace à l’intérieur, le
yogin se tient fermement dans l’espace comme un vase rempli et entouré d’espace. «

Marc précise que le sûtra 48 doit être considéré comme un repère car mettant en évidence la notion d’»acquisition » . Selon lui, il invite à ne plus penser en terme d’opposition : «Si nous prenons l’image du chaud et du froid, il ne s’agit pas d’être dans l’un ou l’autre mais avoir une connaissance mentale de l’autre afin de se réguler physiquement. Il ne s’agit plus de raisonner par paires d’opposées... Essayez de me donner des exemples concrets. » Les élèves se regardent, réfléchissent. Quelqu’un prend la parole : «Peut-être qu’on peut rapprocher ça de ce passage entre physique, sensible et mental. Quand on dit : « J’aime ou j’aime pas « , on est dans l’affectif. Alors que lorsque l’on dit : « Je veux ou je veux pas « , on est plus dans le mental. » Une autre élève : «Oui, c’est ce que j’essaye d’expliquer à mon fils qui n’arrive pas à se décider pour un bac littéraire ou scientifique. C’est qu’il faut qu’il sache ce qu’il veut... » Marc écoute puis précise : «C’est une question de situations... Il n’y a pas de choix opposé à l’autre. Ce sont simplement des choses différentes. Faire l’une n’est pas faire l’opposé de l’autre. » Il indique ensuite que la situation est identique lors de l’effectuation d’une posture : lorsque l’on se concentre sur l’effet sensible le plus important de la posture, les autres ne sont pas pour autant évincés : «C’est la même chose lorsqu’il s’agit d’effectuer un choix précis. On garde le choix de départ s’il tend bien vers le but que l’on se donne. C’est une question de justesse. Tout choix dépend des éléments périphériques. Il faut toujours contextualiser le but que l’on se fixe. Le but est important mais ce qu’il entraîne aussi. » Ainsi, pour Marc, si l’on discrimine non-B, cela n’empêche pas A. De même, si l’on avance A, cela ne veut pas dire nécessairement non-B. Un élève : «C’est comme la métaphore de la montagne... On peut choisir un chemin pour accéder à son sommet, mais ça n’empêche pas que d’autres chemins puissent exister. » Quelqu’un prend la parole : «... ou les postures... une variante n’est pas exclusive des autres. Elle dépend des choix que l’on fait pour arriver à l’effet que l’on souhaite. » Marc rapproche cette remarque des techniques de souffle lorsque cesse la régularité de l’inspiration et de l’expiration : «Il faut accepter que dans son choix, on puisse y arriver d’une autre façon. On peut très bien quitter un véhicule pour un autre. Le support n’est pas pour autant entamé. » Différentes variables peuvent alors être choisies, cependant elles doivent toutes tendre vers la même direction : «La question qui se pose, c’est de savoir si le choix est bon. Et là, il faut s’interroger sur le projet que l’on élabore. Il faut interroger toutes les variations qui servent le même but. Repousser les choix ne sert à rien, on ne fait que modifier le but. Et en le déplaçant, on le transforme. » Marc attire alors l’attention des élèves sur le sûtra 49. Il leur demande d’en expliciter leur compréhension. Une femme : «Il y a un massage qui conduit à cet état. » Un homme : «Est-ce que l’on peut rapprocher cela de la conscience éveillée, conscience qui permet le rappel de souvenirs ? » Selon Marc, ce sûtra traduit une situation où il n’y a plus d’action. Le sujet y est «observateur». Le corps ne vient pas marquer une opposition avec l’état mental. Par conséquent, le sûtra 49 vérifie le 48 puisque tous deux transcrivent deux variantes d’un état d’immobilité : «Si on fait un choix, on s’y tient mais dans une des variantes possibles. Il faut donc connaître ces variantes. Comme dans la respiration. Est-on dans le plein ou le vide ? Dans l’instant qui suit l’inspiration ou l’expiration ?... Mais l’important, c’est que dans la situation de plein ou de vide, on reste dans le non-actif. » Pour Marc, choisir interdit la possibilité de revenir en arrière puisque le choix est déterminé par le but fixé. Une fois le choix effectué, il est nécessaire de se situer dans une position d’observateur, sans activité physique, comme après avoir inspiré ou expiré : «Il faut se positionner dans l’immobilité physique, dans cette posture d’observateur, dans l’immédiateté de l’action mais aussi dans ses conséquences. » Marc explique alors que le sûtra 50 énonce cette recherche d’un état de plénitude. L’air symbolise ainsi l’extérieur que l’on incorpore par la respiration qu’il s’agit de réguler : «Il est nécessaire d’abandonner dans l’action. Quand on fait un choix, on en abandonne un autre. Il faut accepter l’idée de cet abandon, comme lorsque l’on bloque sa respiration. » Marc précise que les efforts, au fil de la pratique et des abandons successifs qu’elle implique, diminuent contrairement aux «qualités de conscience » qui, eux, progressent : «Quand surgit un état de conscience, il faut se situer en observateur afin de le reconnaître, puis l’abandonner pour en accepter un autre, ainsi la voie s’ouvre pour de nouvelles recherches. Le Soi émerge, s’exprime et on devient sa propre réalisation. De chaque expérience, il faut retirer un savoir, une connaissance. Ensuite, la conscience s’accroît, on devient plus intuitif, le choix des actions ne se fait plus dans l’effort. »

Marc reprend la lecture du texte :

« 51. Le [ mouvement du ] souffle à l’extérieur comme à l’intérieur du corps cesse d’exister, cela est certain. Le souffle, et l’esprit en même temps atteignent l’immobilité dans leur lieu véritable.

Le lieu véritable du
prâna et du manas (svasthâna) est le brahmarandhra au sommet du crâne.

52. En s’exerçant ainsi jour et nuit, à force de pratique, le souffle, s’affaiblissant, finit par disparaître [ dans le brahmarandhra ], et l’esprit s’y résorbe à son tour.

53. Il faut inonder le corps d’ambroisie de la tête à la plante des pieds. Par là [ le yogin ] réussit à obtenir un corps parfait, une grande force et une énergie impétueuse. «

Pour Marc, ces derniers sûtras soulignent la capacité que détiendrait chaque individu à la pratique de la concentration : «Mais cette pratique reste liée aux techniques de souffle qui nous obligent à ressentir l’abandon, à reconnaître que tout ne nous appartient pas. Il est nécessaire de rester avec ce qui reste. Les sûtras nous apprennent ça, ils nous libèrent, nous conduisent à la réalisation. Ils nous apprennent à ne pas abandonner nos craintes et nos peurs mais au contraire à nous y abandonner afin de les connaître et de mieux les maîtriser... » Le silence se fait. Marc reprend la parole. Il invite les élèves à lire, pour la prochaine séance, une nouvelle série de sûtras : «Faites des groupes de 3 ou 4. Lisez, discutez-en et trouvez des exemples concrets qui illustrent votre lecture. » La séance se termine sur ces derniers mots. Les élèves se lèvent, se concertent pour la formation des différents groupes puis, progressivement, quittent la salle.

On ne peut qu’être frappé, tout au long de ces séances, par le lien énigmatique qui se noue entre l’ésotérisme de ces textes sans âge et la lecture pragmatique qui en est faite. Deux langages semblent ainsi cohabiter, faisant dialoguer des univers de sens hétérogènes. Le texte apparaît, dans ce jeu d’appariement symbolique, comme la source intarissable des commentaires qui en sont faits. De la même manière, ces commentaires deviennent l’expression effective et présentifiante du sens en suspend de ces écrits séculaires. Pourtant, la relation de significations qui les relie l’un à l’autre n’a de cesse de se diffracter comme si nous nous trouvions face à deux langues qui, soudainement, par une combinaison traductologique singulière, produisaient un univers de sens à la logique étrange, désarmante. Les mots, les figures et les expressions demeurent compréhensibles. Ils sont intelligibles. Cependant l’agencement qui préside à leur cohérence, à leur mise en correspondance semble se distordre pour produire un univers de référence et de compréhension que seuls les élèves et le maître partagent. D’un côté, il y a ces sûtras de Patanjali qui tissent une textualité à l’évidence supposée, faite de leçons sacrées et d’indications spirituelles. Les mots s’agencent, se mêlent aux termes sanskrits. Le sens s’étage, se complexifie ; chacune de ces notions - vrtti, bandh, prana, mana, citta... - recelant une multiplicité infinie de significations. Au fil de sa construction, le texte commenté semble à la fois délimiter un espace sémantique austère, massif, ascétique, presque fixiste mais parcouru par une extension sans fin de la signification qui en lézarde l’apparente rigueur. De l’autre, il y a la parole des élèves et du maître se référant sans cesse à une expérience du corps et du quotidien. Les exemples concrets, existentiels répondent ainsi à des éléments précis de la pratique. Respirer et choisir... Se penser en tant qu’être-au-monde tout en se maintenant dans l’immobilité... Agir et être conscient du rythme de son souffle..., tels sont les rapprochements et les connexions symboliques qui s’établissent tout au long de ces lectures attentives. Marc tient une place fondamentale dans ce processus de mise en relation. Lui seul apparaît encore comme l’unique autorité apte à faire dialoguer ces deux systèmes de significations que sont les recueils de sûtras, d’une part, et le groupe d’élèves, de l’autre. Afin de permettre ce partage du sens, Marc ne se livre pas à une interprétation des textes. Il les traduit ou plutôt les trans-code afin d’en révéler la vérité première. Il ne tente pas de déployer un horizon de sens sur lequel pourra se détacher une pluralité de significations aux valeurs équivalentes. Il rend au contraire possible la réappropriation collective de leurs logiques, tout en garantissant la validité absolue des lectures qui en sont faites. Ainsi, en se livrant à une forme d’interprétation qu’Hans Georg Gadamer aurait rattachée à une herméneutique de l’»‘explicitation de la visée authentique d’un texte difficile’ ‘»’ (1995 : p. 243), Marc tente d’en faire émerger la vérité, vérité que l’ensemble du groupe devra ensuite faire sienne. Là encore, il s’agit, afin de permettre cette émergence, de s’inscrire dans le prolongement d’une énergétique censée traverser la signification du texte. À l’image de la figure du mot-matière que nous avons précédemment avancée, les lignes, les figures et tropes qui le constituent, s’organisent au sein de ces entrelacs où le sens revêt une puissance effective. Dès lors, il ne s’agit pas de comprendre ces sûtras mais de les entendre, au sens physique du terme, afin de s’imprégner de leur résonance et, par là, d’en découvrir, telle une révélation éclatante, la portée symbolique. Ici, les différences de langues importent peu puisque c’est la même intensité sémantique qui traverse, en secret, chacune de ces écritures. Le mot parle. Le dire ne fait que faire advenir sa force mobilisatrice. On peut, par conséquent, ne pas comprendre le sens littéral du mot sanscrit vrtti. Pourtant, sa simple articulation suffit à plonger le locuteur dans le flux de sens qu’il porte en lui. Par ce principe énergétique englobant, l’adéquation totale entre le sujet et le verbe peut s’accomplir. Marc énonce le texte, les élèves écoutent puis le parlent à leur tour. La fusion absolue entre le temps de la tradition et celui du moment présent s’effectue alors à la lumière de cette manifestation énergétique englobante.

Notes
45.

“Souffle” en Sanscrit.