2. 6 Méditer

La méditation apparaît, avec la pratique posturale et les sevas, comme l’une des principales modalités de cette fusion entre temps et espace, mais aussi entre individu et communauté. Elle concerne l’ensemble des groupes qui nous intéressent. Cependant, nous n’avons pu en observer le déroulement effectif qu’au sein de deux associations : Shakti et Shiva. Sophie et Philippe de Ganesh méditent, eux aussi, de façon régulière, mais cette pratique prend place dans leur propre espace domestique, selon des rythmes inhérents à l’intime de leur quotidien. Il a donc été beaucoup plus aisé pour nous de nous mêler aux groupes d’élèves de Shakti et Shiva qui, lors de rencontres ponctuelles et collectives, participent à ces séances de méditation dans leurs centres respectifs.

Si la description de pratiques posturales nous invite à percevoir le déploiement d’un corps en action, la méditation demeure, elle, une expérience intense mais à la visibilité radicalement différente. Elle peut se rapprocher en partie de la célèbre distinction qu’avait établie Gilbert Rouget dans La musique et la transe entre extase et transe. Ainsi, la transe serait «‘toujours liée à une surstimulation sensorielle plus ou moins marquée - bruits, musique, odeurs, agitation’». L’extase, au contraire, serait, elle, «‘liée le plus souvent à une privation sensorielle - silence, jeûne, obscurité’.» (1990 : p. 52) Dès lors, les «formes pleines» de l’extase et la transe, pour reprendre l’expression de Gilbert Rouget, peuvent être résumées en un tableau d’oppositions clairement identifiées. L’extase serait faite d’immobilité, de silence, de solitude. Elle serait dépourvue de crises, de perceptions sensorielles, mais susciterait des souvenirs et serait vecteur d’hallucinations. La transe, quant à elle, serait parcourue de mouvement et de bruit. Elle se déroulerait en société. Moment de crise, elle serait synonyme de surstimulation sensorielle, provoquerait des amnésies mais ne produirait pas d’hallucinations. Comme nous le verrons, ce tableau d’oppositions structurales peut être nuancé au regard des pratiques qui nous intéressent. Il met cependant en évidence ce trait fondamental qui rapproche la méditation de l’extase et qui d’emblée frappe l’observateur : le sentiment de recueillement conduisant le sujet à suspendre momentanément son rapport au monde afin de se prêter à une forme d’introspection ascétique. Francisco Varela, au travers de son ouvrage L’inscription corporelle de l’esprit, indique, de son côté, que le terme de méditation décline une multiplicité de significations ordinaires. Ainsi, renverrait-il à un «‘état de concentration dans lequel la conscience réfléchie est centrée sur un seul objet’ ‘»’ ‘, à un ’ ‘«’ ‘état de relaxation psychologiquement et médicalement bienfaisant’», à un «‘état dissocié dans lequel des phénomènes de transe peuvent se produire’» et enfin à un ‘«’ ‘état mystique dans lequel sont vécus les réalités ou les objets religieux les plus élevés’.»(1993 : pp. 53-54) Toutes ces significations courantes mettent en évidence des états modifiés de conscience. Ici, le méditant sortirait de la situation de réalité ordinaire pour se plonger dans une modalité de perception différente. Ces conceptions convergeraient majoritairement vers cette notion de recueillement qui traduirait cette suspension intentionnelle de la relation au monde environnant. Comme le précise Francisco Varela à propos de la méditation orientée vers la présence / conscience du bouddhisme, mais que l’on peut rapprocher de la méditation yogique à l’oeuvre dans les groupes que nous avons observés, il s’agit de «‘calmer l’esprit’» tout en le rendant «‘attentif à lui-même assez longtemps pour acquérir un discernement quant à sa propre nature et à son propre fonctionnement’.» (ibid. : p. 55) Pour Mircéa Éliade, dans Le yoga, le méditant explore ainsi les confins d’une expérience faite de plénitude et de concentration : «‘Immobile, rythmant sa respiration, fixant ses regards et son attention sur un seul point, le yogin dépasse expérimentalement la modalité profane de l’exister. Il commence à devenir autonome par rapport au Cosmos ; les tensions extérieures ne le troublent plus [...] ; l’activité sensorielle ne le projette plus dehors, vers les objets des sens ; le fleuve psychomental n’est plus violenté ni dirigé par les distractions, les automatismes et la mémoire : il est ’ ‘«’ ‘ concentré ’ ‘«’ ‘, ’ ‘«’ ‘ unifié ’ ‘«’ ‘. [...] Le yogin retourne à soi, se prend pour ainsi dire en possession, s’entoure de ’ ‘«’ ‘ défenses ’ ‘«’ ‘ de plus en plus puissantes pour se préserver d’une invasion par le dehors, devient en un mot invulnérable’.» (1991. : pp. 75-76) Dès lors, si l’on suit Mircéa Éliade, la finalité ultime de la méditation résiderait dans cette aptitude, pour le sujet-yogi, à se retrouver «‘en possession’ ‘»’ ‘,’ non seulement de lui-même mais aussi d’un monde dont il ne se sentirait plus dépendant. Le souci de recueillement atteindrait ici les limites d’un ascétisme absolu. L’écoute de soi, la mise en suspend des flots de conscience, le retrait du mouvement du monde se mueraient en l’affirmation inconditionnée d’une intériorité totalement préservée de ce qui l’environne. Afin de saisir les spécificités de la pratique de la méditation des groupes qui nous intéressent, nous nous appuierons, quant à nous, sur les observations que nous avons pu faire des séances auxquelles nous avons été invités ainsi que sur ce qu’ont pu nous en dire les différents élèves que nous avons rencontrés. Nous tenterons ainsi de dégager, à partir de leurs pratiques personnelles et de ce qu’ils en disent, les modalités effectives de leur expérience de méditation.