2. 6. 1 «ÊEtre réel» : l’association Shakti

Le déroulement des séances de méditation au sein de Shakti diffère peu de celui des séances de postures. Là encore, les élèves sont rassemblés dans la salle dans l’attente de l’arrivée de Marc. Les mêmes vêtements sont de mises : des vêtements en coton, les pieds nus... Bijoux et montres - objets «conducteurs», comme le précise Marc, donc néfastes pour la diffusion énergétique - ont été retirés. Pendant que certains se changent au vestiaire, d’autres sont déjà assis, enveloppés dans une couverture. Un rectangle de tissu déposé au sol délimite l’espace de chacun. Tous font face aux photographies des gurus et au territoire personnel de Marc. Les séances auxquelles nous avons assisté regroupaient pour la plupart des élèves confirmés. La moyenne d’âge se situait entre trente-cinq et quarante ans. Le nombre d’hommes et de femmes, au sein de groupes de 25 ou 40 personnes, était sensiblement identique.

La séance ne débute réellement que lorsque Marc pénètre dans la salle. Il arrive déjà préparé, prend à part des élèves, échange quelques mots avec eux puis s’adresse à l’assemblée et décrit la séance à venir : «Attendez-vous à ce que ce soit intense... Cette méditation est placée sous le signe du feu... Je ne serai pas seul pour vous encadrer, les gurus seront là aussi... Ils vous prendront en charge énergétiquement. » Nous n’avons jamais pu assister à ces différentes méditations au milieu des élèves. La plupart du temps, nous étions confinés dans le vestiaire, la porte entrouverte nous permettant d’en observer à distance le déroulement. Marc nous explique : «Vous ne pouvez pas rester dans la salle. Ces méditations-là, elles sont fortes... Vous n’êtes pas initiés, ça pourrait être dangereux pour vous. Ne fermez jamais les yeux... Fixez votre regard sur un point... Ne vous laissez pas aller. » Selon lui, lors des méditations, l’énergie est «partout ». Elle circule, traverse chaque personne présente dans la salle : «En vous mettant en retrait, vous ne serez pas pris dans le foyer principal, mais ça peut être quand même fort. » Afin de favoriser cette circulation, Marc, lors d’une séance avec des débutants, avait invité les élèves plus confirmés à se placer aux quatre coins de la pièce afin d’encadrer l’assistance : «Ça renforce les effets... Toute l’énergie converge au même endroit. Ça crée une harmonie. » Il arrive que la méditation proprement dite puisse être précédée par quelques exercices posturaux. Témoin cette séance «évolutive » pour reprendre le terme de Marc où l’élève suit un enchaînement de postures qui va le mener du Papillon au Dauphin. Ainsi, dans un premier temps, l’élève est assis, les jambes repliées, les plantes des pieds collées l’une contre l’autre. Un second élève se tient debout, en appui sur les cuisses du premier. Puis, ce dernier se redresse. Il se plie en avant, les jambes tendues, les pieds à plat sur le sol. Les mains sont fermées mais, elles aussi, plaquées à terre. Le visage fait face aux genoux. Progressivement, les mains vont s’ouvrir afin que les doigts d’abord, à l’exception du pouce, puis la paume entrent en contact avec le sol. L’appui du corps quitte les jambes et les pieds pour se porter sur les bras et les mains. Les genoux restent, eux, toujours tendus. La posture est tenue quelques minutes. Puis, vient le moment du processus d’»évolution » dont parlait Marc. L’élève, en Poisson, est à quatre pattes. Les mains et les genoux sont à terre. Les jambes sont croisées. Le dos est droit, la nuque est tendue dans le prolongement de la colonne vertébrale. Le visage fait face au sol. Les yeux sont grands ouverts. Après quelques secondes, du Poisson finit par surgir la Grenouille : l’élève, les mains toujours à terre, déplie ses jambes et pose au sol la pointe de ses orteils. Il soulève ses genoux de quelques centimètres. Les yeux sont toujours ouverts, la nuque parfaitement rectiligne, le visage face au sol. Puis, vient enfin le temps du Dauphin : le corps se cambre en avant à partir du bassin, seules les extrémités des pieds et des mains restent en appui à terre. Les yeux demeurent ouverts, les jambes et les bras sont entièrement tendus. Pendant l’enchaînement, à l’instar des séances précédemment décrites, Marc se déplace. Il corrige, encourage, conseille : «Le poisson, c’est une posture primaire, ressentez cet aspect archaïque... » À nouveau, le souffle est comparé à une «pointe de flèche». Chaque élève est alors invité à découvrir «la respiration que la posture demande ». Une fois cette série d’exercices effectuée, l’entrée en méditation peut avoir lieu. Les élèves retournent à la posture première, celle du Papillon : assis, les jambes pliées, les pieds joints, tenus par les mains. Marc leur demande dans un premier temps de serrer avec vigueur puis de progressivement relâcher la pression effectuée. C’est ce relâchement qui est censé conduire l’élève à plonger dans l’état de méditation : «Laissez-vous aller... Laissez aller vos cuisses. Acceptez que mentalement ça s’ouvre pour laisser monter la puissance du fond de votre corps. »

La plupart des autres séances auxquelles nous avons assisté, qui peuvent durer entre une heure et deux heures, n’étaient pas précédées par des exercices posturaux. Lors de l’arrivée de Marc, les élèves sont préparés, enroulés dans une couverture. L’entrée en méditation s’effectue par le biais d’une récitation collective d’un mantra. Marc égrène quelques notes sur son tampura tout en chantant. Puis les élèves reprennent à l’unisson. Au bout de quelques minutes, le silence se fait. Quelques encens se consument. La salle est alors plongée dans la pénombre. Seules les silhouettes tassées des participants se détachent à mesure que les yeux s’accommodent de l’obscurité. La méditation commence alors. Le temps semble se suspendre. La masse des pratiquants paraît dans un premier temps frappée d’immobilité. Pourtant, lentement, des mouvements et des murmures commencent à la parcourir. Les têtes oscillent, les bras ondulent, les épaules vacillent... Seuls les bassins restent fixés au sol comme si les jambes avaient pris racine. Parfois, ces gestes gracieux et ondoyants se font plus violents... Un élève se débat, les bras secoués en tous sens, sa tête est convulsivement jetée en arrière ou sur les côtés. Un autre se frappe avec force la poitrine... D’autres encore poursuivent leur danse immobile. Les bras s’allongent, se rejoignent, s’entremêlent telles des lianes légères poussées par le vent. Les têtes dodelinent. Une élève est penchée en arrière, la bouche entrouverte, les yeux clos... Une de ses mains se lève. L’index relevé rejoint le pouce. Puis la paume est retournée, les doigts tendus. Enfin, les deux mains se réunissent, plaquées contre la poitrine. Marc se glisse près de nous. Tel un fantôme, ses déplacements sont imperceptibles. Il chuchote : «Elle, lorsqu’elle médite, elle retourne à des choses très anciennes, très profondes. Les gestes qu’elle fait, ce sont des mudras 46 qui représentent des symboles très archaïques, très anciens... Au début, elle a symbolisé le don, puis l’action de prendre et, à la fin, de se protéger... » Quelqu’un tout à coup se renverse en arrière : «Lui, il est hanté par un combat intérieur, il est confronté à une mauvaise pensée, il cherche à l’éliminer... » Le silence laisse progressivement place à une multiplicité de sons croissant en intensité. Des cris se mêlent ainsi à des chuchotements incompréhensibles. Un chant cristallin s’élève. Une autre voix plus grave le rejoint. La disjonction des deux harmonies produit un étrange halo sonore, presqu’irréel. Un souffle haletant succède à des râles... Près de nous, quelqu’un pleure, s’étouffe ; un autre psalmodie sans cesse une phrase en sanscrit. Des appels soudainement se font entendre plus fort. Une phrase, un prénom, un cri : «Je ne comprends pas ! » , « Attends, reviens ! » , « Qu’est-ce que tu fais ?! » ... Ici, un éclat de rire, là-bas, quelqu’un se débat comme pris au piège de cette immobilité contrariée, il appelle : «Marc, aide-moi ! » Les yeux de chaque élève restent clos, la pénombre se fait plus profonde encore. Marc, après s’être assis quelques minutes, se lève. Sans un bruit, il se déplace parmi les méditants. Il les regarde, s’assoit à côté de l’un d’eux qui ne semble même pas sentir sa présence, puis reprend sa circulation. Il se dirige vers la personne qui l’appelait au secours. Au passage, il redresse le dos d’un méditant. Sa main frôle la peau, sans la toucher. Se tenant près de l’élève en difficulté, il place ses mains autour de sa tête, effectue de larges gestes comme s’il essayait d’expulser une force négative. Puis, lentement, l’entoure de ses bras et le couche sur le sol. Il repart, murmure une phrase à l’oreille de quelqu’un, passe ses mains autour du visage d’un autre. Ses déplacements paraissent guidés par une intention que lui seul connaît. Le temps s’étire à l’infini, l’odeur de l’encens se fait de plus en plus entêtante. Soudainement, Marc prononce une parole à haute voix ou chante un mantra. Il augmente lentement la lumière de la salle. Certains élèves semblent émerger d’un profond sommeil. Marc reprend ses déplacements, s’assure que chacun arrive à s’extirper de son état de méditation. Quelqu’un se frotte les yeux, se mouche. Une jeune femme s’essuie les yeux. Son visage paraît tuméfié comme si elle avait pleuré... Marc se rassoit, invite les élèves à effectuer la salutation corporelle de leur choix afin de clore la séance. Beaucoup s’inclinent en avant, d’autres ont ramené leurs mains sur la poitrine ou au-dessus de leurs têtes. Les lumières se rallument totalement. Les élèves s’étirent, se redressent, d’autres restent assis comme saisis d’une torpeur dont ils n’arrivent pas à s’arracher. La salle se vide peu à peu. Des petits groupes d’élèves échangent quelques mots : «Passe à la maison avec ta tondeuse dimanche, la mienne est en panne... » Comme lors de ces instants qui succèdent aux séances de postures, on parle maçonnerie, produits artisanaux.... Une femme propose d’échanger des pots de confiture contre une garde de quelques heures de ses enfants. Marc avant de partir nous interpelle : «Ça s’est bien passé. En Inde, il arrive que la méditation dure une nuit entière ! Là, c’est autre chose... une autre intensité. Là, c’est plus condensé ! » Le dernier élève parti, la porte se referme enfin.

«C’est comme revenir chez soi... » Tels sont les termes que Marc utilise afin d’expliciter la place de la pratique de la méditation dans l’enseignement de Shakti. Une pratique à laquelle l’élève ne peut accéder qu’après une longue préparation, faite d’incessants exercices posturaux. Ici encore, il s’agit de «préparer » , de «stabiliser » le corps afin de «canaliser » l’individu dans sa totalité. Une fois transformé en «fondation » pour reprendre le terme de Marc, il pourra alors devenir le médium privilégié autorisant ce transport intérieur inhérent à l’action de méditer. Marc :

  • - « Qu’est-ce qu’une méditation ? Une méditation c’est un moment. On va prendre un exemple. Quand on est... Là, vous être monsieur et madame Untels, habillés comme ça, avec une tête comme ça. Quand tu rentres chez toi, tu vas changer d’habits, tu vas te comporter différemment, tu vas te maquiller différemment, tu vas te coiffer différemment. Et c’est quand tu es chez toi que tu es vraiment chez toi. Tout le reste du temps, tu es toi vis-à-vis de moi ; toi vis-à-vis du facteur ; toi vis-à-vis du feu rouge. Tu as été dans cette situation-là. Et la méditation c’est quand tu rentres chez toi, c’est ce moment-là où tu es toi-même. Et pour l’être, eh bien tu ne fais plus rien, tu t’arrêtes, tu t’écoutes. »

Dès lors, méditer, ce serait, dans le prolongement de cette symbolique posturale révélant la présence chez le pratiquant d’archétypes universaux, un voyage intérieur en forme de retour. Un voyage qui conduirait à revenir à un état inconditionné, dans lequel résiderait cette vérité première définissant l’être absolu du sujet. Marc poursuit :

  1. - « Alors, une fois en méditation - que tu sois en position assise, pas assise, ça c’est important mais c’est juste un critère de départ - petit à petit, ce qui est de toi, va commencer à s’exprimer, à ressortir parce que tu laisses place à ça, mais qu’est-ce qui va sortir aujourd’hui ? On ne sait pas. Qu’est-ce qui s’est passé une heure avant qui fait que c’est ça qui t’a conditionné aujourd’hui ? Et puis ta maturation, ton âge font que petit à petit des tas d’expériences vont ressortir. En fait la méditation, c’est travailler ce qui est de l’ordre de l’oubli. Et où est l’oubli ? Aussi paradoxal que ce soit l’oubli est dans la mémoire. Pourquoi ? Parce qu’il y a dans la mémoire tout ce qui est refoulé, c’est-à-dire tout ce que tu ne sais plus maintenant mais tout ce que tu as su au moment où ça s’est produit. Et qu’est-ce que tu as refoulé ? Toutes les choses qui t’appartenaient, que tu as vécues mais qui, par rapport à l’extérieur, quand tu n’étais pas chez toi, n’étaient pas possibles. Mais quand tu es chez toi, ces choses peuvent revenir. Eh bien, c’est ce qu’on fait. Donc si tu es toi aujourd’hui, plus ce que tu as à l’intérieur de toi, si tu l’ajoutes, ça te fait toi en entier. En d’autres termes tu deviens réel. Et c’est cette réalité de la personne, c’est-à-dire ce qu’elle est et ce qu’elle doit être que la méditation, l’enseignement du yoga tentent de réunir. »

Devenir «réel» donc, en se recomposant dans une totalité afin d’advenir en tant que sujet complet, «entier»... Et pour aboutir à cet état de plénitude où passé, présent et avenir s’agglutinent en un tout indistinct, les tréfonds de la mémoire - ou de l’inconscient si l’on retient le terme de «refoulement» qu’emploie Marc à plusieurs reprises - se doivent d’être explorés. Chaque élément - images, souvenirs, affects, sensations... - qui les peuple devra, de la même manière, être reconnu et accepté. L’écoulement inéluctable du temps pourra ainsi s’interrompre afin de laisser l’individu en suspend, face à ce qui le constitue secrètement, le traverse intimement. Dans l’accession à cet état où le flot éprouvé de la conscience oscille sur le fil de l’expérience d’une immédiateté infiniment reconduite, en une sorte d’épochè ascétique absolue, le flux permanent de l’énergie occupe, à nouveau, une place primordiale :

  • - « Il y a un certain type d’énergie qui travaille. Cette énergie travaille en ce sens que c’est comme une énergie nerveuse, comme une énergie musculaire, électrique, magnétique, eh bien il y a une énergie de ce type-là qui, quand vous êtes en méditation, prend place, se libère, et elle, elle est guidée par deux choses : ni contraintes, ni compromis. Ce qui devra être dit sera dit, ce qui doit être physique sera physique. Et dans ce cas-là, les différentes composantes du corps humain s’expriment pour que cette énergie puisse circuler sans contraintes ni compromis. Et cette énergie, c’est exactement comme un courant d’eau, une petite rivière qui essaie de gommer ces virages, d’enlever ce caillou qui la gêne, d’aller le plus droit au but. Eh bien, elle fait des ajustements, pour pouvoir circuler au mieux et parfois, y’a un caillou qui bloque, y’a un noeud qui gêne, un virage qui est trop serré. C’est-à-dire qu’il y a des blocages, il y a un interdit, il y a une gêne, et tous ces éléments-là vont être sollicités par cette énergie et s’exprimer pour laisser place. Et là, la personne prend conscience de là où il se passe quelque chose. »

Cette circulation est, par conséquent, plus qu’une métaphore. Elle n’est pas qu’une figure visant à imager un processus personnel de remémoration. Il y a, avec toute la connotation de présentification que recèle cette expression, circulation d’une force qui, libérée, produit un «travail». Une force du corps, dans le corps, qui en l’irriguant, au sens littéral du terme, procède à un long exercice de révélation. L’énergie, puissance ambiguë, à double visage, qu’il s’agit de canaliser, mais qui n’accepte ni «contraintes», ni «compromis», fait advenir ce qui, normalement, demeure dans le domaine du tacite, du non-dit. Ainsi, les obstacles que rencontre ce «courant» ou encore cette «petite rivière», tout au long de son imperturbable déploiement, ne vise qu’à une chose : l’émergence d’un tacite, de cette multiplicité de «blocages», de «gênes» et d’»interdits» pour reprendre les mots de Marc, qui tapissent les profondeurs du sujet. La prise de conscience peut alors surgir de cette rencontre effective entre la dynamique de ce flot ininterrompu et la fixité de ce qui n’a jamais pu accéder à l’énonciation. La métaphore liquide s’estompe dans le mouvement même de cette révélation. S’il y a blocage existentiel, c’est parce que, réellement, il y a interruption ou entrave de ce flux énergétique. Quelque chose fait expression, un quelque chose que le sujet peut, de ce fait, tenter de localiser et par là de comprendre. Comme le précise Marc : «la personne prend conscience de là où il se passe quelque chose.» Là et nulle par ailleurs, puisque ce lieu tout autant symbolique que physique pointé par la circulation de l’énergie ne peut être remis en question. Il est. Au pratiquant d’en reconnaître la présence afin d’en maîtriser les effets. Marc reprend :

  • - » C’est un peu bizarre ce que les élèves font en méditation, c’est plus fort qu’eux. C’est parce que l’énergie est libre, ils la laissent faire. La méditation, c’est ça, c’est la disponibilité. Donc, ils laissent faire et la méditation s’exprime à sa manière. Par exemple, il y a un élève en méditation il extrait des racines cubiques et pourtant il est magasinier, il a pas fait d’études. Y’a un autre garçon qui lui est capable de mettre ses deux jambes derrière la tête et de se rouler sur le dos alors que d’habitude, en temps normal, il est raide. Et une autre femme qui en méditation respire une fois toutes les deux minutes parce qu’elle est dans un état de transe très important et sa respiration va chercher au fond d’elle, va exprimer ce qui peut-être l’a contrainte au moment d’un accouchement, je ne sais pas, ça je ne sais pas. «

Méditation et énergie participent ainsi du même processus. Elles se combinent pour ne faire qu’une. Sans «contrainte », ni «compromis », l’énergie circule. Elle transite, emportant dans son sillage l’élève qui s’immerge alors dans son mouvement. Tout autant dehors que dedans, hors du sujet qu’intensément subjective, elle entraîne avec elle la conscience dans des espaces inconnus et inexplorés. «Libre » , elle s’exprime par le biais de la méditation qui, à son tour, se mue en une puissance effective et mouvante. L’extraordinaire ou plus exactement le non-ordinaire peut, dès lors, survenir. Le corps, les limites physiques sont transcendés. Les barrières mentales s’effondrent et du tréfonds de contrées inconscientes surgissent des figures inconnues, des langages improbables. Le temps s’étire au rythme du souffle de cette femme qui «respire une fois toutes les deux minutes », la parole et le corps se libèrent au gré d’expériences incertaines : ici, un «magasinier », au talent caché de mathématicien ; là, un contorsionniste qui s’ignore ; là, encore, une élève s’exprimant en une langue qu’elle ne connaît pas ou qui retrouve le sens de gestes séculaires, à l’instar de cette femme que nous avons vue lors d’une séance de méditation... Les repères sont bousculés. Ce qui ressort d’une réalité communément admise laisse place à une dynamique de dévoilement affranchie des limites de temps ou d’espaces. Claudine, élève de Shakti, confirme :

  • - » Par exemple, je te donne le cas de cette Japonaise qui a fait une méditation. Première méditation avec moi, elle voit le nom d’un village, elle me dit : « Ça y est, je sais que c’est là-bas que mes parents sont enterrés « . Elle est partie au Japon, elle y est restée et a trouvé la tombe de ses parents. C’est incompréhensible, parfois même ça pourrait sembler complètement aberrant, ridicule, mais il faut comprendre que la personne ne fait que ce qui lui appartient. »

Le processus de méditation ne serait, pour Claudine, qu’une révélation de ce qui, en dernière instance, fonde l’être du sujet... «la personne ne fait que ce qui lui appartient » ... En d’autres termes, les actions qui font de lui un être-au-monde ne sont conditionnées que par ce qui, intimement, le détermine. Cette détermination, à l’image de l’énergie, est sans limites. Comme le découvre cette élève Japonaise mentionnée, les repères de temps, les références spatiales n’ont plus court. Seul compte l’accomplissement de ce qui, essentiellement, constitue son individualité. Cette femme se devait de retourner à ses origines. La méditation n’aurait fait que lui en rappeler, sur le mode de l’impératif, l’inéluctable nécessité. Claudine :

  • - « La méditation, c’est un moment d’écoute extraordinaire, c’est pareil ça j’ai pu le vérifier parce que c’est marrant... Mais, par exemple, au début moi je méditais deux heures, il m’est arrivé de méditer au début deux heures à chaque fois et puis je pleurais, tout le temps... je pleurais, je pleurais, je pleurais... Et en fait après j’ai su qu’en fait c’était des nettoyages, en fait j’avais beaucoup de choses à nettoyer. [...] Bon maintenant je médite vingt minutes, un quart d’heures donc j’ai quand même nettoyé pas mal de trucs... Mais par exemple au moment où j’ai eu pas mal de problèmes personnels, je me suis aperçue... enfin... J’ai eu toutes les réponses à mes questions en méditation. Toutes, mais je n’ai pas su les lire... »

De son côté, Jacques nous fait part d’une expérience relativement proche de celle de Claudine :

  • - » Il y a des méditations où on peut se demander ce qui se passe. Peut-être moins maintenant qu’avant parce que je pense que Marc cadre plus, mais moi j’ai fait des méditations au début où je faisais du yoga, ça ne m’a pas fait peur mais parfois je me disais que si quelqu’un arrivait de l’extérieur, il se serait vraiment demandé ce qui se passait. Parce que vous êtes complètement déconnectés, la personne elle peut être vraiment déconnectée, elle peut travailler sur l’affect, sur l’émotion... Mais pas par rapport au sentimental... C’est sur l’affect à l’état pur et moi ça m’est arrivé de passer des pleurs, où je pleure toutes les larmes de mon corps, pour, deux secondes après, me mettre à éclater de rire, à ne pas pouvoir m’arrêter et - toc ! - recommencer à pleurer ! Je dirais que c’est comme des décharges affectives et simplement Marc et les gurus sont là, par leur énergie, pour cadrer un peu tout ça. »

Le rôle de Marc mais aussi des gurus est ainsi réaffirmé afin de mener à bien le décryptage de ce que produit le processus de méditation. Incapable de donner un sens à certaines images, souvenirs ou émotions, l’élève attend de Marc et de l’autorité de l’enseignement qu’ils apportent des réponses ou, tout du moins, une interprétation à ces signes souvent inconnus, parfois inquiétants. Comme le précise Christian : «On parle peu entre nous de ce que nous ressentons en méditation... Après les cours, on essaye d’intérioriser. On parle d’autres choses... Des fois, on sait pas trop quoi faire de nos expériences... Mais Marc lui sait. Il sait quoi en faire... » Catherine, dans ce prolongement, ajoute :

  • - » Le fait qu’il y ait le maître de yoga ou qu’il y ait la présence des gurus fait que la méditation, elle est quand même guidée... Alors ça, ce sont des choses qui leur appartiennent et on ne sait pas comment ça fonctionne réellement, mais dans le vécu personnel de chacun, soit Marc intervient, soit il intervient pas, parce que lui, il a la capacité de savoir ce qui se joue dans notre méditation. Il peut intervenir dans le cadre d’une aide aussi pour faciliter ou nous aider à dépasser un problème. »

Il s’agit donc, pour Marc et les gurus, de donner un «cadre » , de «guider » un processus qui doit éviter les débordements, donc contrarier ce souci de contrôle inhérent à l’inscription de chacun dans la pratique de Shakti. Pour cela, la «présence » de Marc mais aussi des gurus est affirmée comme une nécessité. À nouveau, afin d’expliciter cette présence, l’énergie, maillage fluide donnant sa texture au système de relations liant chaque élève à l’enseignement, prend toute son importance. Marc :

  • - » C’est mon rôle à moi de les guider pendant la méditation mais je médite aussi, debout. Quand je suis trop fatigué je retourne à ma place, je remédite, je regarde qui a besoin de moi et j’y retourne. Il faut que je ressente les gens de manière précise. Donc, quand j’ai travaillé avec trois personnes et que ça a été très lourd et qu’elles m’ont tout pris, il faut que je m’arrête, que je retourne méditer. C’est comme si je me rechargeais et puis j’y retourne et ainsi de suite, ainsi de suite... »

Dès lors, les déplacements incessants de Marc lors des méditations répondraient à ce souci de se livrer à une permanente gestion - au sens littéral du terme - de l’énergie. Seul face aux élèves, il apparaît comme ce relais inévitable entre l’enseignement dont il se revendique et le groupe qu’il s’efforce d’encadrer. Chacun de ces aller-retours apparaît alors comme autant de mises en résonance avec la force transcendante qui le traverse. Les espaces se découpent et s’entrecroisent tout au long de ce processus vibratoire. D’un côté, l’Inde, les gurus qui semblent se cantonner à l’espace de la pièce délimité par l’autel personnel de Marc ; de l’autre, la salle dans sa totalité, parsemée d’individualités qu’il est nécessaire de «ressentir» comme le précise Marc. Pour se faire, celui-ci doit se livrer à un va et vient ininterrompu, mouvement continuel d’où, seul, il semble pouvoir extirper l’intensité essentielle au bon déroulement de la séance. Pour reprendre les termes de Marc, le groupe doit être «pris en charge» afin d’être continûment «sollicité» par l’énergie de l’enseignement. Parfois, la seule présence de Marc ne suffit pas, les gurus doivent, à leur manière, prendre part au continuum. Il ajoute :

  • - » La sollicitation par une méditation, lorsqu’on est formé par un guru, lorsqu’on est initié par un guru, se fait soit par un touché, c’est le contact le plus proche, soit par la voix, soit par la vision, soit par la pensée. Eux travaillent par la pensée. Si je veux faire une méditation demain et que je leur dis : « Voila, y’a une méditation demain « , eux ils penseront à demain et la méditation se fera avec leur aide. Si je veux faire une méditation et que je m’en occupe tout seul, je suis beaucoup moins fort qu’eux, je ne suis pas capable comme eux. Je commence par y arriver par la pensée mais avec des gens qui sont en face de moi. Sinon j’y arrive mieux par le toucher, à guider les gens par le toucher parce que je peux retransmettre quelque chose, et par la parole. La parole beaucoup plus parce que c’est mon véhicule, c’est là que je suis le plus compétent, le plus spécifique, le plus structuré. »

Cette présence par la «pensée» participera donc de cette mise en relation énergétique. Absents physiquement, contrairement à Marc, les gurus revêtiraient une autre forme d’existence par laquelle, cependant, ils seraient partie prenante du processus en cours. Une existence intangible, immatérielle mais néanmoins perceptible, presque palpable pour chacun des participants. L’intensité des gurus paraît ainsi flotter au-dessus des corps. Saturant l’espace de leurs présences insondables, ils sont partout tels une force enveloppante, improbable, tout autant protectrice que distanciée, infiniment proche qu’extraordinairement lointaine... Catherine :

  • - » Pendant la méditation en groupe, et surtout s’il y a les gurus, il y a une espèce de communion, c’est comme si tu faisais un travail avec plein de gens, il y a une espèce d’entraide, une sacrée puissance, oui c’est plus puissant, plus direct que quand tu médites seul. C’est plus en phase avec le moment. C’est une résonance ne serait-ce que quand tu es assis en méditation et que tu entends du bruit à côté de toi... Bon ben, mentalement tu vas réagir, tu vois tu peux réagir mentalement. [...] Tu vas entendre une personne qui souffre, dans ta tête tu vas te dire : « Ça y est cette personne, je l’ai reconnue et puis ça me fait de la peine « , donc quelque part tu vas avoir de l’amour pour elle. Je ne sais pas comment t’expliquer mais là aussi il va y avoir une sorte de résonance, à la limite tu vas l’aider quelque part. »

Tout entre ainsi en «résonance» : le groupe, le maître, les espaces, les gurus... Tout participe d’un unique mouvement englobant qui fait exister chaque individu au regard de celui qui le côtoie. Les êtres de chairs à la présence tangible se voient reliés par cette même intensité s’immisçant dans les moindres interstices qui les séparent. Le groupe, pris dans cet élan énergétique, apparaît alors comme cette totalité indissociable. Parfois, cette résonance peut se réverbérer hors les murs du centre de méditation. Sandrine, une élève confirmée, explique :

  • - « Si par exemple je ne suis pas disponible, lorsque je suis au travail, par exemple, et qu’ils me sollicitent trop, eh bien je ne vais pas la sentir cette prise en charge. Par contre, si je suis chez moi, tranquille, en train de faire tranquillement la vaisselle ou tout autre chose... Si je suis pas dérangée, je le sens... Je sens qu’il y a une prise en charge. Je me sens sollicitée... au niveau... C’est au niveau de l’énergie. [...] Des fois ça m’arrive quand je vais à la fac, le soir (rires), je suis en cours et puis je sens qu’il y a une prise en charge mais bon, je ne suis pas disponible donc je... heu, je la sens, c’est tout et puis ça passe... Puisque je ne suis pas disponible... Je ne vais pas méditer en plein cours. »

Ainsi, progressivement, l’expérience de cette fusion énergétique finit par déborder les limites du lieu de pratique proprement dit. Le mouvement intangible de cette intensité renvoyant à son tour à la présence tacite du maître et des gurus se propage à l’ensemble des expériences vécues par l’élève. Chaque membre de l’association est donc toujours susceptible d’entrer en lien avec la présence d’un enseignement et d’une tradition qui continûment l’entoure et le transcende. Les notions de distance et de frontière s’effondrent. De la même manière, la séparation nette entre dedans et dehors de même qu’entre les moments du quotidien et ceux de la pratique s’effrite. De nouveau, le sentiment de totalité est réaffirmé. Une totalité qui confondrait en un même tout indistinct - énergétique - sujet, groupe, maître, gurus et lignée.

Notes
46.

Littéralement, en sanscrit, le “sceau”, le “geste” ou encore la “disposition des doigts”. Selon la tradition yogique, le mudra exprime certains états de conscience par des gestes et des postures à la symbolique archétypale.