2. 6. 2 Un monde de félicité : l’association Shiva

La pratique de la méditation au sein de l’association Shiva ne requiert, contrairement à Shakti, aucune préparation physique particulière. Le pratiquant entre, se change, attend le signal puis s’installe avec les autres pour méditer. Le centre est censé être ouvert à tous. Pour autant, comme nous avons pu le voir précédemment, le novice est toujours accueilli avec une curiosité parfois teintée de circonspection : qui sommes-nous ? Quelqu’un nous a-t-il conseillé de venir ? Et qui est cette personne ? Connaissons-nous l’enseignement de Shiva ?... Peu de recommandations sont formulées quant à l’expérience de méditation elle-même, l’intérêt se porte plutôt sur l’identité et les intentions du visiteur inconnu. Le déroulement d’une séance à l’autre reste le même. Parfaitement découpé, scandé, maîtrisé, il ne présente que peu de variations. Le groupe se rassemble, puis un membre, généralement un élève confirmé, prend la parole. Désigné par le terme de «MC» (Maître de Cérémonie) à chaque séance, il fait part à l’assemblée de sa propre expérience spirituelle. Il aura pour tâche d’encadrer la totalité de la séance en marquant de commentaires et de conseils ses principaux temps forts. Contrairement à Shakti, on ne trouve, à Shiva, aucun maître identifié et identifiable à l’image de Marc qui aura pour tâche de transmettre l’enseignement aux participants. Une clochette est agitée afin d’appuyer le passage entre les différentes séquences des séances. Celles auxquelles nous avons pu assister, regroupaient une cinquantaine de personnes. Elles se déroulent le soir, une fois par semaine. Les femmes y sont plus nombreuses que les hommes. La moyenne d’âge se situe entre 40 et 50 ans.

C’est donc le tintement d’une clochette qui nous invite à quitter la salle du centre où sont exposées les différentes productions de l’association qu’il est possible d’acheter. Nous suivons le mouvement qui nous conduit au lieu de méditation proprement dit. À l’entrée, une femme nous tend un coussin. Nous en prenons chacun un. On nous distribue aussi des feuilles plastifiées sur lesquelles sont inscrites des phrases en sanscrit. Les gens s’installent progressivement. Certains sont assis sur des chaises, d’autres à même le sol, parfois en position du lotus47. Dans le prolongement de la tradition indienne, le groupe est séparé en deux : à gauche, les femmes ; à droite, les hommes. Nous nous installons chacun de notre côté. Nous faisons tous face à l’autel où siège la photo de Nâyîkâ. Le mantra identifié de l’enseignement Shiva brille de ses lettres dorées. L’intensité de la lumière est atténuée. La MC du jour, une femme d’une quarantaine d’années, s’avance jusqu’à un pupitre placé vers le côté des femmes. Elle lit un discours, souriante. Sa voix est posée, presque berçante. «Je vais vous expliquer une expérience déterminante de ma vie au sein de Shiva... » Le public écoute, le silence est total. «Mon seva consistait en la prise en charge de la comptabilité de l’association. J’ai fait cela des années... Au bout de quelques temps, j’en eus assez, j’étais lassée par cette activité qui me paraissait ennuyeuse, rébarbative... J’ai donc décidé d’abandonner afin de changer et de me consacrer à un autre seva. Mais j’ai su que Nâyîkâ n’acceptait pas ce changement. J’ai dû alors revenir sur ma décision et reprendre mon seva de comptable pendant une année. Au bout de cette année, Nâyîkâ prescrivit mon remplacement. J’ai pu alors changer et faire autre chose. Mais c’est alors que j’ai dû commencer un long travail sur moi-même... Un long travail de purification qui devait m’aider à trouver ce à quoi je devais, désormais, me consacrer dans le groupe. J’étais rongée par le doute, l’indécision. Je suis alors partie à l’ashram de New-York et lors d’une « intensive » [ Une méditation collective sous l’égide de Nâyîkâ ], j’ai demandé conseil aux autres membres de l’association afin qu’ils m’aident à trouver ma nouvelle vocation. Ceux-ci réfléchirent et ils me répondirent après avoir consulté Nâyîkâ... qu’il serait aussi bien que je revienne à la comptabilité ! » Le public rit. La MC reprend : «Mon erreur dans tout cela, c’est de m’être identifiée à ce statut de comptable. Il était devenu la fondation même de mon être au sein du groupe. Je me suis donc retrouvée prisonnière d’un processus d’attachement qui m’a liée à mon ego et non à mon véritable Soi. Ainsi, ce retour à la comptabilité m’a permis de dépasser mon refus premier en considérant cette tâche en tant qu’activité pour le bien de tous et non plus que comme unique investissement afin de servir mon bien-être personnel. » Elle marque une pause, puis reprend : «Il faut dépasser son orgueil... Nous sommes des acteurs sur le théâtre de la vie. Quand nous sommes acteurs, nous ne sommes plus agis, nos actes cessent d’être égoïstes puisque nous participons ensemble au partage du vrai Soi. C’est ce que Nâyîkâ m’a fait indirectement comprendre. Il s’agit de trouver la joie partout afin de trouver le Soi et donc Dieu. » Le discours s’achève. La MC nous invite à nous lever et à reprendre en coeur un chant sacré. Les paroles sont inscrites sur la feuille plastifiée qui nous a été remise à l’entrée. Avant de commencer à chanter, une psalmodie est reprise par l’assemblée. Des musiciens sont présents sur une estrade. Un homme avec une tampura est assis, les yeux clos, la tête légèrement en arrière, il chante tout en conservant un sourire de béatitude constant. Les gens connaissent le texte sanscrit par coeur, peu s’aident de leur imprimé. Nous chantons pendant plus de vingt minutes. Puis le silence se fait. L’oratrice revient à son pupitre. Nous sommes invités à nous asseoir. Elle entame un discours où il est à nouveau question de désintéressement, de joie et de Dieu. Elle invite l’assemblée à méditer une phrase de Nâyîkâ : «Tournez votre attention vers l’intérieur. Méditez sur la Vérité en vous-même. Ce n’est qu’en parvenant à prendre du recul à l’égard de votre univers concret habituel que vous pourrez faire l’expérience d’une réalité plus élevée, d’une réalité sublime, et que vous pourrez vous établir au sein de la divinité. Alors vous n’aurez plus à chercher le Divin : vous vivrez en lui. » La MC nous annonce ensuite que nous allons méditer mais que dans un premier temps nous devrons réciter un mantra, «pendant une demi-heure» précise-t-elle. La pièce est alors plongée dans la pénombre. Une chanteuse située dans le groupe des musiciens entonne le chant une première fois seule, puis ce dernier est repris par l’assemblée. Des gens tapent des mains. Certains, assis, oscillent en rythme sur leurs séants. Précisément trente minutes plus tard, la chanteuse reprend une dernière fois le mantra puis se tait. La salle est toujours plongée dans la pénombre. L’oratrice s’installe à son pupitre. Elle allume une petite lampe qui y est fixée. Elle annonce que nous allons entrer en méditation : «Vous devez détendre vos épaules, votre nuque. Votre dos doit être bien droit. Les gens assis sur une chaise doivent avoir les jambes décroisées, les pieds bien à plat sur le sol, les mains posées sur les genoux, les paumes tournées vers l’extérieur, le pouce et l’index reliés. Respirez plusieurs fois et récitez le mantra de l’enseignement sur le rythme de chaque inspiration et expiration. » Elle éteint alors la lumière et quitte doucement l’estrade. Nous entendons le son d’une tampura enregistré qui tourne en boucle. La pièce est plongée dans le noir. Seul l’autel de Nâyîkâ est éclairé par des bougies. Un léger souffle d’air circule dans la salle. Pourtant, toutes les portes et fenêtres sont closes. Contrairement à ce que nous avions pu voir lors des séances de Shakti, les participants sont immobiles et silencieux. Quelques-uns sont parcourus de mouvements subreptices, d’autres poursuivent cette incessante oscillation entamée lors du chant collectif mais, dans son ensemble, l’assistance semble plongée dans une sorte de sommeil éveillé. Nous essayons de regarder autour de nous mais la pénombre rend difficile l’exercice du regard.

Comme lors des méditations de Shakti, le temps semble s’étirer à l’infini, au rythme régulier et cyclique du son de la tampura, de l’odeur des encens, du souffle de cet air à l’origine incertaine... Tout à coup, l’un des musiciens - le percussionniste -, recroquevillé sur son instrument, se redresse. À l’aide d’une cloche, qu’il frappe avec régularité, il indique la fin de la méditation. La MC revient à son pupitre. Elle prodigue quelques conseils : «Ouvrez progressivement les yeux, reprenez tranquillement conscience de votre environnement, chacun à votre rythme... » À nouveau, l’assemblée reprend en choeur le mantra clôturant chaque étape de la séance. La MC reprend ensuite la parole : «Nous allons maintenant visionner une cassette vidéo. Celle-ci est un cadeau envoyé par Nâyîkâ... Elle reprend le programme de la fin d’année. Comme vous le savez, vous pourrez partir les trois dernières semaines de Décembre en retraite à l’ashram de New-York... Vous pourrez suivre une formation qui se clôt par une séance spéciale - l’ » intensive » - où Nâyîkâ apporte l’Éveil à chacun et la parole que nous aurons à méditer tout au long de l’année. » Les premières images s’ouvrent sur la vision d’un cygne flottant à la surface d’un lac. Un message en surimpression nous indique que cette vidéo est un produit de l’association Shiva. Nous voyons ensuite un paysage enneigé. Des gens se promènent, font des signes amicaux à la caméra, sourient... Après un fondu-enchaîné, une femme apparaît à l’écran. Elle se tient derrière un pupitre. Elle a une cinquantaine d’année. Elle est habillée d’un sari orange. Un point rouge est dessiné entre ses deux yeux. Sa coiffure est soignée, un peu à l’image des héroïnes de soap operas américains. Elle s’exprime en anglais mais est doublée en français. Elle revient sur la retraite de l’année précédente, ainsi que sur l’»intensive» qui l’avait conclue. Un fondu-enchaîné suit. Nous voyons des images de l’ashram de New-York ainsi que de l’»intensive» en question. Nous découvrons un lieu immense, éclairée par de grands lustres suspendus en son centre. Des colonnades et des arches blanches rappellent une certaine forme d’esthétique orientalisante. Au fond, une scène sur laquelle est installée Nâyîkâ. Une foule est rassemblée, les gens dansent, chantent... La scène se passe au moment de Santa Cruz. Des pères Noël en papier blanc sont accrochés aux murs. Plusieurs plans nous montrent Nâyîkâ en train de chanter ou assise dans la neige, le regard tourné vers l’horizon... Elle est habillée de vêtements rouges, à l’aspect soigné. Le commentaire nous décrit le programme du stage. Nous voyons un homme - «John Friend», son nom et prénom apparaissent en surimpression - donner un cours de postures. Il est sur une scène, entourée par une foule de pratiquants. Nous sommes frappés par le fait que lorsque la vidéo nous montre des personnes en train de chanter les gens qui nous entourent reprennent aussitôt les mélodies même si celles-ci ne durent que quelques secondes. Des mots tels que «Joy» [ Joie ], «Fearlesness» [ Courage ], «Blessing» [ Bénédiction ] apparaissent régulièrement à l’écran. La vidéo s’achève. La lumière revient, nous nous levons. Les participants, divisés en deux files hommes/femmes, se suivent afin de s’incliner devant les photos de Nâyîkâ avant de quitter la salle. Devant la porte, des petites filles nous attendent avec des plateaux de friandises au gingembre. Nous rendons nos coussins, ainsi que nos imprimés sur lesquels étaient inscrits les textes des chants. Nous rejoignons, ensuite, la pièce du centre visant à l’accueil des participants. Après l’achat d’encens et un détour par le vestiaire, nous quittons les lieux.

Si la plupart des séances auxquelles nous avons assisté reprenait la logique de celle décrite précédemment, l’une d’elles a montré quelques légères variations quant à son découpage et l’implication attendue de ses participants. Cette séance de Satsang 48 était aussi conclue par une méditation collective. Elle a débuté de façon similaire. La population est identique : une vingtaine de femmes pour une dizaine d’hommes, la moyenne d’âge est d’une quarantaine d’années... Une fois que l’assemblée a pris place, une femme - la MC désignée ce soir-là - s’avance jusqu’au pupitre. Elle se présente puis explique : «Je vais vous faire part de mon expérience à l’ashram de New-York. J’avais été désignée avec quelques autres pour accueillir les multiples visiteurs venus participer à l’ » Intensive » . Mais le problème était que je ne connaissais pas toutes les langues parlées par les gens. Je parlais un peu anglais mais c’est tout... J’étais désespérée. Je me sentais débordée. J’ai demandé conseil autour de moi mais personne ne me répondait. Un soir, j’ai croisé Nâyîkâ dans un couloir de l’ashram. Elle était à quelques pas et j’ai compris en la regardant. J’ai compris que nous étions tous unis. J’ai compris qu’au-delà de nos diversités, nous étions tous identiques, nous partagions tous la même essence divine. J’ai alors mieux compris mon seva... Nous parlions tous des langues différentes mais nous étions pourtant tous réunis... Tous en train de cultiver notre Soi, tous à découvrir Dieu en nous... Mon seva était l’expérience de cette découverte. » La MC s’arrête. Elle demande au public de se lever et de réciter le mantra de l’enseignement. Puis nous devons chanter la même chanson que nous avons entonnée lors de la séance précédemment décrite. Le public reprend en choeur la mélodie. À un moment précis du refrain, la MC nous demande de lever les bras et de crier : «Hey !» Vingt minutes plus tard, nous nous arrêtons et reprenons le mantra. La lumière est ensuite abaissée. Nous nous asseyons. «Vous allez maintenant visionner la cassette vidéo contenant la parole de Nâyîkâ pour cette année » nous dit la MC. Les images débutent par la même vision de ce cygne blanc voguant sur les flots... «Shiva Association présente...» apparaît en surimpression. Cette fois-ci point de paysages enneigés mais Nâyîkâ, assise devant un micro. Habillée d’un sari rouge, elle parle en anglais. Un sous-titre traduit son discours. La voix est précise, posée. Chaque mot est articulé avec soin. Certaines phrases sont marquées par des gestes choisis, un port de tête élégamment penché sur le côté : «Il faut savoir donner... » , la main se lève, les doigts sont dépliés à l’exception du pouce et de l’index qui restent réunis, Nâyîkâ fixe la caméra ; «Apprenez à recevoir Dieu en vous...», Nâyîkâ lève les deux mains, les joints puis les amène sur son coeur, la tête légèrement penchée sur le côté, son regard scrute encore un instant l’écran puis le quitte pour reprendre son discours. Elle devise longuement sur le terme d’»enthousiasme » qui revient régulièrement tout au long de son exposé. Elle insiste sur le fait de retrouver sans cesse l’enthousiasme divin en soi et rappelle l’importance du précepte de l’année : «Être enthousiaste et chanter l’amour de Dieu». Il s’agit donc de «vivre l’expérience de Dieu » puis «de la faire partager autour de soi. » Nâyîkâ insiste : «Soyez positifs et chantez Dieu. Il faut que vous soyez ouverts parce que l’on se sent plus à l’aise avec des gens souriants et enthousiastes. Il s’agit d’aller vers l’autre mais... dans la bonne humeur ! » Le public rit. Des gens applaudissent. Lorsque la vidéo s’achève, nous sommes cette fois-ci, contrairement aux fois précédentes, invités à échanger collectivement sur l’expérience transmise par la MC ainsi que sur cette interrogation : «Que retire-t-on de l’expérience de cette année ? Avons-nous suivi le précepte et que nous a-t-il apporté ?» Une cloche sonne. Nous devons composer des groupes non-mixtes de trois, chacun de notre côté. Chaque personne pourra s’exprimer durant cinq minutes.

[ Je (Évelyne Lasserre) me retrouve avec une femme. Rapidement, nous sommes rejoints par une troisième personne présente à chacune des séances auxquelles nous avons assisté. Elle fait partie de ces pratiquants plus confirmés qui ont pour tâche d’encadrer les novices. Nous nous asseyons. Je regarde autour de moi... Des gens sont déjà en conversation, assis en demi cercle. Dans chacun des groupes, une personne parle pendant que les deux autres écoutent attentivement. La femme qui vient de nous rejoindre prend la parole : «Alors que retirez-vous de tout ça ? » Nous hésitons, un peu gênées... Ma voisine se lance : «Je... J’ai eu une année difficile... Disons qu’elle a très mal débuté. Les gens de ma famille m’ont abandonnée. Ils ne veulent plus me voir depuis que j’ai commencé le yoga. Un de mes proches est mort cette année aussi. Mais les gens qui m’entourent ont du mal à me comprendre. Mais j’ai l’impression que tout s’éclaire depuis Septembre. Je suis l’enseignement et l’enthousiasme revient. Je me sens de plus en plus aidée dans ma vie. Voilà... » Un silence puis la troisième femme reprend : «Moi, cette année, j’ai dû m’occuper de mon déménagement... Ça m’a un peu paniquée, je l’avoue. Mais l’enseignement m’a beaucoup aidée. Il faut dire que mon initiation à l’ashram aux États-Unis a été très important. Depuis, il m’arrive que Nâyîkâ et Mahat me sollicitent... par la pensée. Parfois, Mahat me parle et me demande, d’un seul coup, de faire des choses précises. Même si ça ne fait pas partie de ce que j’ai prévu, je dois les faire. C’est fondamental... J’ai mis des photos partout dans mon appartement de Mahat et Nâyîkâ... Et, depuis, quand les gens rentrent chez moi, ils sentent cette allégresse, ce bonheur, cet enthousiasme. Malgré moi, des choses se passent, tout s’organise autour de moi... » Je dois à mon tour prendre la parole. J’essaye de définir ma vision de l’enthousiasme. Je rappelle mon activité d’ethnologue, du rôle qu’y joue la découverte des autres... Mes partenaires m’écoutent, au mot «ethnologie», je sens, chez elles, une légère gêne. Le son de la cloche coupe tout à coup mon exposé. Le dialogue s’arrête aussitôt. Nous devons nous lever. ]

[ Je (Axel Guïoux) suis avec un homme. Un autre homme nous rejoint. Il est l’un des Maîtres de Cérémonie de l’une des séances auxquelles nous avions précédemment assisté. Nous nous asseyons. Aussitôt, le nouvel arrivant décide de prendre la parole. Il nous sourit : «C’est difficile de parler de l’enthousiasme. C’est quelque chose qu’il faut vivre et appliquer... Tous les jours. Par exemple, cela a une importance énorme dans mon travail. Il y a quelque temps, j’étais sans emploi. Je suis informaticien. Et depuis que j’applique cet enthousiasme que me transmet l’enseignement, les choses changent, je m’ouvre aux autres. La chance me sourit et mon patron le sent. Au début, lorsque je me suis retrouvé dans ma nouvelle boîte, on m’a placé dans un lieu, un étage où se retrouvaient tous les nouveaux arrivants... On appelait ça la « chambre froide « . Personne ne communiquait, l’ambiance était... glaciale. Je suis arrivé et... j’ai essayé de communiquer mon enthousiasme. Sans que je le veuille, j’ai ramené autour de moi la communication et la joie. Tout a changé. Pour moi, la parole de Nâyîkâ, c’est cela : reconnaître la joie en soi et la transmettre tout autour de soi... Accueillir la parole du Guru, voir Dieu en soi... » Mon premier compagnon - appelons-le Nicolas - décide de s’exprimer à son tour : «Moi... c’est difficile... J’ai du mal à trouver une continuité... Une continuité dans ma vie, mon comportement. Je n’arrive pas à maintenir un enthousiasme constant vis-à-vis de tout ce qui m’entoure... Je veux dire quand quelqu’un m’ennuie... Il m’ennuie ! J’arrive pas à m’enthousiasmer pour ce qu’il me raconte. » Le précédent interlocuteur paraît gêné par ce constat un rien amer : «Tu sais même si les gens te paraissent ennuyeux, il faut tout de même prendre leur parole comme un don ! Il faut maintenir le lien énergétique, c’est une question d’énergie ! » Dans un premier temps perplexe, Nicolas s’emporte : «Une question d’énergie ! Tu as raison, c’est cela ! Il faut que j’arrive à maintenir cette énergie... Elle est là, la continuité que je cherche ! » Après un long silence, mes deux partenaires se tournent alors vers moi : «Et toi, que penses-tu de tout cela ? » «De l’enthousiasme, de la parole de Nâyîkâ ou de notre conversation ? » « Des trois... » Je réfléchis un instant... «Eh bien... » La cloche sonne. La MC revient à son pupitre et nous demande de retourner à nos places respectives. Mes deux compagnons se lèvent aussitôt et nous nous séparons sur cette tentative d’explicitation avortée... ]

La séance s’achève par une méditation d’un quart d’heure. Les conditions sont les mêmes que celles décrites préalablement : le mantra, puis l’obscurité, le silence à peine troublé par le cycle sans fin du tampura, l’atmosphère parcourue d’un souffle d’air imperceptible... Avant de quitter la salle, nous visionnons à nouveau la cassette vidéo présentant l’»intensive» de fin d’année. Nous remettons à nos hôtes coussins et textes de chansons, achetons quelques encens puis quittons le Centre.

Plus nous assistions à ces séances de méditation au Centre Shiva, plus nous étions frappés par l’ambiance qui s’en dégageait. Une ambiance feutrée, devenant presque oppressante ; des lieux protégés, à l’agencement soigneusement étudié mais cernés par l’omniprésence du regard des gurus. Jusque dans les toilettes, nous ne cessions de croiser leurs présences iconographiques... Les yeux intensément sombres de Mahat, le visage de Nâyîkâ, son sari rouge, la peau doré de Vidyâ, son crâne cerné d’une auréole, elle aussi dorée... Des visages, des corps se matérialisant sur une multiplicité de supports divers : posters, livres, Compact Discs, photographies, cassettes vidéos, sachets d’encens... Le Guru, en tant qu’entité symbolique et concrète, est partout. Chaque mur, porte, tableau d’affichage, imprimé nous rappelle son existence présente ou passée. Chaque concept dit et entendu - «Soi», «Enthousiasme», «Joie»... - nous confirme sa prégnance. À l’image de Dieu, tel que le décrit Albert Piette au travers de son ethnographie d’un diocèse français, il «‘circule, en utilisant différentes stratégies. Objectivé ici, exemplifié là, tantôt trace, tantôt représentation, il oscille entre plusieurs modes d’existence. Ou bien, il se donne sous une forme visible, matérialisée, extérieure aux humains qui vont la recevoir ou qui s’adressent à elle ; ou bien, il se donne comme l’expression directe d’un ensemble d’attitudes’.» (1999 : p. 78) Ce terme même de «Dieu» que nous avons si souvent entendu formulé par les acteurs de Shiva - MC, témoins, etc... - nous renvoie lui aussi à cette présence du Guru. L’enseignement de Shiva ne cesse de le préciser, il s’agit de cultiver son «Soi», afin de «découvrir Dieu». Or le Soi est aussi le Guru. Ou plutôt, c’est par le Guru et son «pouvoir miraculeux», que le pratiquant aura accès à la connaissance de ce Soi. Dès lors, cet accueil finit par se confondre avec la reconnaissance même de sa présence. Référence absolue qui englobe la totalité cosmique, le Guru forme alors un tout indistinct que le sujet se doit d’accepter afin d’explorer sa propre intériorité.

Comme nous l’avons précisé, il n’y a pas, à Shiva, d’autorité clairement identifiée faisant le lien entre le pratiquant et les gurus. Il n’y a pas de maître tel que Marc de Shakti ou de professeur tel qu’il est défini chez Ganesh. Le pratiquant est censé accéder directement à la parole des gurus, et cela par l’intermédiaire d’un large éventail de canaux de communication. Par conséquent, entre lui et cette parole, se déploie une multiplicité de témoins, porteurs d’une expérience subjective qui auront pour tâche de l’aider dans son cheminement. Ainsi ces Maîtres de Cérémonies qui, régulièrement, à chaque séance, s’efforcent de transmettre une vision personnelle de l’enseignement. Chaque élève ou devotee, pour reprendre le terme employé dans les écrits de Mahat, devra un jour, lorsqu’il se sentira prêt, revêtir le rôle de MC. Pourtant, malgré la diversité des intervenants, les images mobilisées tout au long de ces discours apparaissent relativement homogènes. Il s’agit en permanence d’afficher un optimisme inébranlable que l’on devra exprimer par tous les moyens en faisant face à l’adversité, en chantant, en méditant les préceptes des gurus, en lisant leurs nombreux ouvrages, en transmettant sa joie aux autres, en pratiquant le seva, en connaissant et reconnaissant son Soi... De même, est rappelé continûment le nécessaire engagement de chacun au sein des activités que propose le Centre. À toutes les séances auxquelles nous avons pu assister, chaque MC insistait ainsi sur l’importance de la méditation collective de fin d’année. Cette réunion de deux jours, payante, devait permettre l’expression, transmise internationalement, par satellite, de la parole de Nâyîkâ. Pour en approfondir la compréhension, le pratiquant pouvait aussi, en plus des méditations proposées par le Centre, participer à des études de textes ou des cours supplémentaires, eux aussi payants. Le Centre de Shiva apparaît alors comme cet espace interstitiel, situé à l’intermédiaire d’un vaste réseau de pratiques et d’activités, composant la texture du système de relations que trame l’enseignement de Shiva dans son ensemble. Les devotees plus anciens tiennent une place majeure au sein de ce dispositif. Comme nous avons pu le constater lors de chacune de nos visites, ils instaurent une influence diffuse mais attentive. Chaque nouvel arrivant est ainsi accueilli, puis fait l’objet d’un affairement plus ou moins soutenu. Lorsqu’une question paraît gênante à un élève, celui-ci renvoie aussitôt son interlocuteur vers la personne qu’il juge plus à même de répondre : «Je ne sais pas quoi vous répondre, mais Paul, là-bas, saura quoi vous dire... » nous a-t-on souvent dit. Ainsi, chacune des séances de méditation devient autant de points d’intersection avec la vaste trame que tisse l’enseignement Shiva, trame parcourue par une multiplicité de relais inhérents à sa perpétuation et dont Nâyîkâ et l’ashram de New-York restent les références absolues.

Selon Mahat, la pratique de la méditation, telle qu’il la décrit dans ses textes, ne nécessite aucune aptitude particulière. Le méditant doit trouver une position dans laquelle il se sente bien. Si possible habillé de coton, il pourra s’installer près d’un petit autel qu’il aura lui-même aménagé, sur un tapis de laine, enroulé dans une couverture ou un châle. Comme l’écrit Mahat, la méditation est «universelle» : «‘Ce n’est la propriété d’aucune secte ni d’aucun culte. Elle n’appartient ni à l’Orient ni à l’Occident. Elle n’est pas non plus la propriété de l’hindouisme, du bouddhisme ou du soufisme. La méditation, comme le sommeil, appartient à tout le monde : elle appartient à l’humanité’.» Ainsi, nous serions tous en mesure d’accéder aisément à la méditation, nous la pratiquerions au quotidien sans même nous en rendre compte. Il suffirait de la reconnaître et de l’accepter afin d’en goûter les effets bénéfiques : «‘La méditation a une force de purification si grande qu’elle efface les péchés de vies innombrables et ôte toutes les impuretés et les tensions qui assaillent notre esprit’.» En tant que médium nous mettant en lien avec cette énergie universelle commune à chaque être, elle nous ‘«’ ‘guérit de la maladie et améliore nos capacités’». De la même manière, toujours selon Mahat, elle permet la découverte d’expériences extraordinaires «‘où il est possible de voir et d’entendre à distance tout en restant assis’». Ainsi, si l’on suit les préceptes de l’enseignement Shiva, l’expérience intérieure de la méditation conduirait le sujet à éprouver, de façon progressive, la succession d’états mentaux précis. Cette épreuve parfaitement ordonnée, évolutive, serait accompagnée de perceptions et de sensations déterminées. Au premier stade de méditation, le yogi verrait une lumière rouge envelopper son corps d’un halo révélant les différents fluides le parcourant. Cette vision dévoilerait les replis de ce que la tradition yogique, de son côté, nomme le corps «physique». Dans un deuxième temps, la lumière rouge fait place à une lueur blanche. Désormais, le méditant entre dans ce que Mahat nomme le «monde des rêves», monde qu’il rattache à ce deuxième corps, censé envelopper le premier, à savoir le corps «subtil». Puis, le yogi sombre dans le sommeil profond. Sa vision se réduit à un point noir. Il explore alors les méandres d’une réalité plus éthérée encore : le corps «causal». Enfin, au terme de son périple spirituel, il atteint les rives de la «conscience transcendantale». Ici, la couleur bleue domine. Il s’immerge dans un corps «supracausal» où règne la matérialisation absolue de la sagesse sous la forme d’une perle bleue. Située «dans le cerveau», elle «règle le fonctionnement vital» mais peut aussi «sortir par les yeux». Le cheminement est, par conséquent, pleinement balisé. Les étapes décrites doivent se succéder de façon parfaitement linéaire. Les codes, symboles et images restent les mêmes. Leurs présences apparaissent comme la preuve indubitable de l’expérience extraordinaire qu’ils impliquent. Dans le prolongement de ce que nous disait Marc de Shakti, Mahat admet que la pratique de la méditation peut occasionner des manifestations énergétiques spectaculaires : «‘Il arrive que chez le chercheur résolu et plein de dévotion pour son Guru, l’énergie vibre de manière extatique, grandiose, joyeuse et extraordinaire. Dès lors, il danse et sanglote. Il lui arrive de se mettre à crier - ou que certaines parties de son corps commencent à trembler. Il lui arrive de sautiller, de tourbillonner, de se balancer, de virevolter, de se rouler par terre, de se gifler, de dodeliner de la tête, d’adopter diverses postures yogiques, de trembler ou de transpirer. Il peut rugir comme un lion ou bien produire d’autres bruits d’animaux, ou encore chanter à voix haute Om et d’autres mantras. [...] Quelle aventure merveilleuse !’ ‘»’ De nombreux récits d’élèves de Shiva viennent corroborer cette perspective «spontanéiste» de la pratique. Les témoignages qui suivent sont extraits des revues américaine et française de l’enseignement. Eva : «‘Un soir, pendant ma méditation, je me mis à ressentir des vibrations au centre de mon corps. Elles remontaient en moi et émergeaient sous la forme de voyelles et de consonnes. Au bout de quelque temps, les vibrations augmentèrent en intensité et de véritables syllabes résonnèrent distinctement. Elles se succédèrent de plus en plus rapidement et jaillirent bientôt en staccato. J’avais le sentiment que mon corps était comme un roseau hérissé de feuilles ou de pétales et parcouru par des bourrasques de vent soudaines qui les faisaient vibrer et émettre les sons que je produisais. Peu après, une des personnes du Centre vint me voir et me dit : ’ ‘«’ ‘ Sais-tu que tu récitais toutes les lettres de l’alphabet sanscrit ? ’ ‘«’ ‘ Je n’avais à ce jour jamais entendu l’alphabet sanscrit de ma vie.’»

Pour Joanna, psychologue de formation, c’est un de ses patients, adepte de Shiva, qui va, à son insu, la mettre en lien avec la force spirituelle de l’enseignement. Tout va débuter par un «amour intense» qu’elle sent grandir en elle de façon très diffuse. Plongée dans le doute et la perplexité, la vérité se révèle enfin une nuit : «‘Tout ceci culmina un soir en une expérience très forte. Avant de m’endormir, alors que je lisais les citations que ce patient avait recopiées des livres de Mahat, j’eus cette nuit-là spontanément une expérience de méditation. J’étais couchée, j’entendis le mantra de Shiva se répéter tout seul dans ma tête. Puis j’entendis une voix céleste qui appelait mon nom, et un très doux tintement de clochettes. Je réalisai que j’avais quitté mon corps et que je flottais vers le plafond, dans une obscurité d’un noir velouté.’ ‘»’

Quant à Robert, c’est la présence physique de Mahat qui, soudainement, le plonge dans un état de méditation intense et incontrôlé : «Mahat m’appela et me demanda : « Est-ce que tu médites ? « Je lui répondis : « Je ne sais pas méditer ; j’aimerais méditer, mais je ne sais pas comment. « Il trouva cela très drôle, et me regarda simplement avec un amour infini. Je me détendis. Puis Mahat m’expliqua comment répéter le mantra, et me dit d’aller m’asseoir sur un petit tapis où il avait posé ses pieds pendant le programme. Je m’assis sur le tapis et répétai le mantra. Instantanément mon souffle fut régulé par le mantra et je sentis une vibration profonde ébranler la base de ma colonne vertébrale. Une puissante énergie se mit lentement à s’élever dans mon corps - par moments sa puissance la rendait presque douloureuse. Je n’avais jamais fait l’expérience d’une telle énergie ! Au moment où sa puissance commençait à m’effrayer, je pensais à Mahat, à son comportement pendant ce voyage - combien il aimait chacun - et je sus avec certitude que c’était lui qui dirigeait cette expérience. Je compris que c’était Mahat dont je faisais l’expérience, et j’essayai de me détendre et de laisser agir cette énergie. Lorsque je fis confiance à Mahat, l’énergie se libéra et se mit à circuler à travers différentes parties de mon corps. Cela dura un certain temps. Soudain je pris conscience que tout le monde quittait l’endroit que Mahat venait de visiter et que je devais moi aussi me rendre ailleurs pour passer la nuit. Je me levai et partis avec les autres. Cette expérience incroyable se poursuivit pendant la nuit !»

Ainsi, l’expérience de la puissance de l’enseignement peut survenir à tout moment. Événement absolu, à la soudaineté déconcertante, il surgit et transforme radicalement les repères de celui qui s’y confronte. Tourmentes énergétiques, voyage astral, éparpillement des notions de temps et d’espaces... Ses conséquences et ses matérialisations sont multiples mais se voient toutes traversées par des traits communs : une force inattendue, impromptue qui s’empare du sujet à son insu, la présence tenace de l’obscurité et de la pénombre, l’inquiétude première qui rapidement laisse place à la sérénité et à l’apaisement quand survient la figure rassurante du Guru ou des signes qui en traduisent l’existence implicite (les clochettes, la voix céleste, le mantra, le sanscrit...). Pour certains élèves, cette expérience spontanée, par la méditation, de l’intensité de l’enseignement de Shiva peut occasionner des odyssées intérieures aux contenus étonnants. Témoins ces récits eux aussi extraits des revues américaines et françaises de Shiva.

Franck raconte : «Il y a quelques années, à Los Angeles, j’étais en train de méditer lorsque soudain j’ai eu l’impression qu’un serpent s’était lové sur le sommet de ma tête - un cobra, avec son capuchon complètement ouvert. En fait, je me sentais tout à fait bien avec lui. Puis il s’est penché en avant et m’a regardé dans les yeux :

Nous avons alors eu une conversation banale, comme de vieux amis qui ne se seraient vus depuis longtemps. Puis il est retourné s’installer au sommet de ma tête. Il est resté avec moi durant toute la semaine qui a suivi et nous avons continué à nous parler. Il était vraiment devenu un ami intime. Puis je suis allé à l’ashram de New-York et je me suis assis dans le temple pour méditer. J’ai eu une vision dans laquelle le serpent et moi étions assis là, entourés de Nâyîkâ, Mahat et Vidyâ. Ils ont projeté une lumière bleue vers nous et le serpent s’est transformé en cette lumière bleue, jetant sa peau au sol. J’ai regardé la peau devant moi et je me suis senti triste, comme si j’avais perdu un ami. J’ai alors entendu la voix du serpent dire : « Ne t’inquiète pas, je peux la remettre chaque fois que nous voudrons nous parler. « À ce moment Nâyîkâ m’a regardé et a confirmé : « Oui, c’est comme pour nous ; nous avons revêtu cette peau humaine pour pouvoir communiquer. ««

Si la figure du serpent se tenant au-dessus de la tête du méditant peut nous renvoyer à une certaine symbolique bouddhique49, le témoignage de Charles, quant à lui, mobilise une imagerie assez cocasse : «Le 17 octobre dernier, je passais devant les portes de l’ashram pour la première fois et une semaine plus tard, j’assistais à ma première Intensive. Si j’en étais arrivé là, ce n’était pas par hasard ou par inadvertance, mais pour trouver de l’aide afin de résoudre un vieux problème. Aussi loin qu’il m’en souvienne, j’ai toujours eu l’obsession de la nourriture. J’y pense constamment, que je sois heureux ou triste. Toutes les émotions me donnent faim. C’est devenu très gênant, vous vous en doutez. J’attendais donc beaucoup de cette Intensive. Durant la première journée, nous avons chanté et j’ai trouvé cela « bien «. Puis nous avons vu une vidéo avec Nâyîkâ et j’ai trouvé cela « très bien «. Puis le présentateur a annoncé que nous allions méditer et j’ai trouvé cela beaucoup moins bien : je ne savais pas méditer. Il faisait trop sombre pour que je puisse voir comment les gens faisaient, alors j’ai décidé de me détendre et de suivre les instructions données, à savoir se relaxer et observer ses pensées. À partir de ce moment, j’ai vu des serpents bleus et des chevaux volants et j’ai trouvé cela « fantastique «. Puis tout d’un coup, un grand réfrigérateur blanc est apparu dans mon champ de vision ! « Oh mon Dieu ! Cela me poursuit jusqu’ici ! « ai-je songé. J’ai failli m’enfuir de la salle, mais il faisait trop sombre et il y avait trop de monde. Puis je me suis souvenu que dans l’un des exposés, on avait dit que Nâyîkâ accueillait toute chose comme une manifestation de l’amour unique, comme une manifestation de son Guru, Mahat. Alors j’ai regardé ce réfrigérateur bien en face et j’ai murmuré : « Mahat, Mahat. « Sa porte s’est ouverte doucement, laissant entrevoir des centaines de fleurs, les plus belles que j’aie jamais vues. Il émanait d’elles une merveilleuse lumière blanche et j’ai entendu Nâyîkâ me murmurer à l’oreille, durant la méditation : « Une liberté immense t’appartient. « À ces mots, mon coeur a explosé en mille morceaux et j’ai pleuré pendant ce qui m’a paru durer des milliers d’années.»

Bill, de son côté, décrit l’exploration de cet univers intérieur sur un mode non dénué d’une certaine frénésie : «Lors d’une Intensive avec Mahat, j’ai vu en méditation un splendide point de lumière bleue ; il se déplaçait sans cesse, entrant et sortant de mon champ de vision. Je me suis alors mis à faire des pranayamas, des respirations profondes. J’avais l’impression d’être un bijoutier taillant et polissant une pierre précieuse. Finalement lorsque le pranayama s’est arrêté, le joyau s’est immobilisé, brillant de tous ses feux. Puis je me suis senti entrer dans cette lumière et la parcourir à une vitesse extraordinaire. Plus je pénétrais dans la lumière, plus les couleurs devenaient riches ; puis la lumière s’est mise à vibrer et à prendre la consistance du velours. Finalement je suis parvenu à la fin de la lumière et Mahat se trouvait là, levant un lumineux faisceau de plumes de paon. Il s’est dirigé vers moi et, avec le manche du plumeau, m’a donné des coups sur le sommet de la tête. Mon crâne s’est fendu comme une coquille d’oeuf. Mahat y a plongé les mains et en a sorti une chaîne en or, puis une autre, avec une rapidité et une adresse stupéfiante. J’ai alors compris que ces chaînes représentaient ce qui m’emprisonnait et me limitait en tant qu’individu. Au moment où Mahat a retiré la dernière chaîne, j’ai ressenti une liberté extraordinaire. Puis je suis allé dans un espace au-delà du corps, de l’esprit et de l’intellect. À cet endroit il n’y avait plus ni couleur, ni forme ; seul régnait le silence suprême. Je me sentais totalement chez moi.»

Ainsi, comme l’exemplifient ces récits, les voyages intérieurs qu’occasionnent les méditations peuvent revêtir des formes extrêmement spectaculaires pour l’imaginaire. Véritable plongée dans un monde fantastique, ils conduisent le pratiquant à éprouver un déluge de sensations multiples. Là encore, quelques points de convergence relient entre elles toutes ces expériences extraordinaires. Témoins ce bestiaire fabuleux fait de cobra parlant inoffensif, de serpents bleus et de chevaux volants, cette collection d’objets disparates au prestige relatif (les chaînes en or, le joyau, le plumeau à plumes de paon, la coquille d’oeuf et... le réfrigérateur), et, surtout, cette omniprésence, dans les descriptions, des sollicitations visuelles par une insistance incessante sur les couleurs. Or, si nous nous rapportons à ce que Mahat indiquait précédemment à propos des différents stades de méditation, ces couleurs ont toutes une portée symbolique indiscutable. De fait, ce n’est pas par hasard que la couleur bleue est autant présente dans ces quelques récits. Si l’on exclue la vision du réfrigérateur et des fleurs baignées de cette lueur blanche renvoyant au «monde des rêves»50, tous font référence au bleu qui, tout au long des écrits de Mahat, est rattaché à la plus haute expérience de méditation. En effet, si l’on suit le guru, distinguer le bleu en vision, c’est ressentir implicitement la présence de cette perle bleue, elle-même signe indubitable d’élévation absolue et de présence effective de la bénédiction du Guru. Tous les récits que nous avons pu lire d’expériences de méditations, aussi divers qu’ils puissent être dans les symboliques et les images qu’ils mobilisent, font allusion à la couleur bleue. Tous réaffirment, par la récurrence de cette référence, leur appartenance à la lignée de Shiva. Ainsi, chaque texte, discours, compte-rendu initiatique de Mahat apparaît comme autant de réservoirs à significations et à images dans lesquels le pratiquant peut puiser afin de donner forme et sens à sa propre expérience. Par-delà l’hétérogénéité des témoins et des parcours, c’est alors la même unité sous-jacente symbolique que l’on voit progressivement se dessiner au fur et mesure de la lecture de ces récits.

Aucun des élèves de Shiva que nous avons rencontrés ne nous a fait part d’expériences de méditation à l’intensité comparable. On peut même être frappés par le contraste que présentent les descriptions des séances auxquelles nous avons assisté et la force d’évocation ainsi que l’aspect flamboyant que recèlent les récits de méditants compilés dans les revues de Shiva. Autant les méditations de Shakti nous ont saisi par l’intensité qui s’en dégageait, par l’étrangeté aussi des comportements observables qui les traversait, autant celles de Shiva nous sont apparues apaisées, paisibles presque impassibles. La pénombre, la flamme dansante des bougies, l’autel où trône Nâyîkâ, l’air pulsé mais aussi la régularité du son de la cloche qui rappelle à chacun la scansion imperturbable des séances..., tels sont les éléments tangibles qui peuplent le Centre de méditation de Shiva. Ici, point de corps dansants, de soupirs, de cris ou de sanglots, encore moins de chevaux ailés, de lumière bleue, de Guru agitant un plumeau de plumes de paon mais la tranquillité d’un décor discret, le déplacement feutré d’individus suivant scrupuleusement le rythme cadencé que prescrit la pratique en commun, comme si la présence de ces signes à l’efficacité extraordinaire n’appartenait qu’à leur seule intériorité.

Ainsi, les diverses séances de méditation auxquelles nous avons pu accéder nous conduisent à nuancer la séparation établie par Gilbert Rouget entre les formes pleines de la transe et celles de l’extase51. Il est évident que, de façon générale, l’état de méditation, tel que nous avons pu l’observer, peut être rapproché de cette dernière. On y trouve le même souci de maîtrise et de privation sensorielle afin de constituer un univers ascétique fait de silence et d’obscurité. Pourtant, la visibilité de la méditation des groupes qui nous intéressent ne se résume pas à un exercice solitaire et immobile au sein d’un univers totalement dénué de toutes sollicitations sensibles. Toutes ces séances étaient parcourues d’une multiplicité de sons - les chants hypnotiques, les tournoiements sonores des tampura... -, d’odeurs - les tenaces parfums des volutes d’encens, de la cire fondue, des essences naturelles...-, mais aussi de mouvements tout autant subreptices et furtifs que soudainement intenses et fougueux. Les corps, si nous prenons l’exemple de l’association Shakti, ployaient, ondulaient ou se tendaient. Les souffles se faisaient parfois courts. Des bribes de phrase fusaient, des cris et des sanglots retentissaient. Chacune des réactions des participants entrait en résonance avec le groupe tout entier, formant une masse diffuse où se mêlait, de façon indistincte, la multiplicité des voix et des gestes. La place de chaque méditant ne prenait alors sens qu’au sein de l’espace que délimitait l’ensemble de la communauté réunie, chaque présence subjective devenant, par là, pour l’ensemble de ses membres, la preuve tangible d’une cohésion plus générale. Un espace aux contours indistincts qui, pour Shakti comme pour Shiva, nous projetait soudainement au sein d’un univers feutré mais saturé de bruissements et de tressaillements, structuré par une temporalité semblant s’étirer infiniment au rythme d’une attente sans cesse reconduite.

Notes
47.

Posture de méditation traditionnelle. Les jambes sont repliées, les mains posées sur les genoux, les paumes vers le haut.

48.

Littéralement, “présence de la vérité” ou “fait d’entendre l’enseignement du Guru”.

49.

Le Bouddha, tout au long de son éveil, avait la crâne surmontée d’un cobra. De la même manière, on peut rapprocher cette référence à la notion hindouiste de kundalini qui symbolise cette énergie interne se déployant, tel un serpent, dans la colonne vertébrale du yogi.

50.

Notons que les serpents présents dans cette vision sont, tout de même, de couleur bleue.

51.

Gilbert Rouget insiste, par ailleurs, sur l’immense plasticité des situations empiriques qui le conduit à moduler la rigueur de son tableau d’oppositions structurantes : “L’extase et la transe doivent donc être vues comme constituant un continuum dont elles forment chacune un pôle, ceux-ci étant reliés par une série ininterrompue d’états intermédiaires, de sorte qu’il est difficile parfois de décider si l’on se trouve en présence d’une extase ou d’une transe.” (1990 : p. 53)