2. 7. 2 Le passage secret : l’association Shakti

L’initiation de Shakti reste une énigme. Marc, dès le début de nos rencontres, s’est montré catégorique : «Vous ne pourrez pas assister à l’initiation. C’est un secret. Elle est secrète. Tout ce que vous saurez, c’est qu’il y a une initiation mais c’est tout... » En effet, ce fût tout... Nous n’avons jamais été conviés à une séance initiatique. De même, Marc ou les élèves se sont toujours montrés peu diserts quant à son déroulement effectif. Il y a une initiation... Comme il y a de l’énergie dans tout ce qui nous entoure. Une présence abstraite, insaisissable mais qui pourtant n’a de cesse de s’immiscer dans chacune de ces béances discursives signifiantes que sont les implicites, les silences entendus. Les élèves que nous avons rencontrés ne nous ont jamais directement parlé de leur initiation. Ils nous en ont cependant entretenu par défaut, nous faisant comprendre, par l’implicite ou le détour, la place centrale qu’elle occupe dans leur cheminement existentiel. Certes, quelques éléments tangibles transparaissent, crèvent la surface de ce dire en latence. Nous savons que l’initiation est conjointement acceptée par les gurus, le maître et l’élève, qu’elle consiste, comme pour Shiva, en l’éveil irrémédiable des canaux énergétiques de l’initié. Nous savons de même qu’elle requiert la nécessaire présence physique et / ou énergétique des gurus ... Nous nous souvenons aussi de ces fiches que Marc un jour avait extirpées d’un lourd dossier. Des dizaines de photos d’élèves, accompagnées d’un descriptif dactylographié ou manuscrit résumant leur personnalité, leurs expériences de méditation... «Ici, chaque élève de l’association est répertorié. Je leur demande à tous de décrire, par l’écriture, leur vécu. J’y ajoute mes commentaires. Tout ça, ça nous aide à savoir qui est prêt ou non. De toute façon, les gurus, par un simple regard sur une photo, le savent déjà... » nous avait-il explicité en substance. Cependant, malgré ces fulgurances discursives, nous ne savons rien ou si peu de choses des gestes, des mots échangés, des mouvements et déplacements qui parcourent cette initiation, gestes, mots, mouvements et déplacements qui demeurent enveloppés des nimbes impénétrables de l’indicible. Nous sommes donc toujours restés au seuil de ces implicites, face à l’existence d’un fait indubitable mais dont nous ne pouvions que reconnaître l’infranchissable distance. Nombre, voire la totalité de nos entretiens avec des membres de Shakti n’ont eu de cesse, au final, de questionner la présence tenace de cette initiation. Mais une présence qui s’affirmait moins par l’agencement perceptible et descriptible de ses faits que par les effets qu’elle produisait chez celui qui l’avait vécue. Ainsi, l’initiation apparaît comme ce pivot temporel, l’événement central d’un intense basculement subjectif : «Avant mon initiation, j’étais, mais depuis je suis... » Passé et présent - «j’étais » puis «je suis » ... -, l’avant et l’après du rite qui traduit que, désormais, tout a changé. Ainsi, avant l’initiation, «j’étais», «je » était autre chose, quelque chose que le sujet observe, rétrospectivement, avec circonspection et méfiance. Un «je » «dispersé », «éparpillé», «perdu»... mais qu’il s’agit maintenant de «rassembler » , « harmoniser » , « autonomiser » par l’affirmation sans reste d’un «je suis » assuré, presque péremptoire. Pour nombre d’élèves de Shakti, un seul mot résume les conséquences de l’initiation, celui d’»engagement » . L’initiation comme «engagement » absolu, total, impliquant une réorientation touchant toutes les relations que le sujet nourrit vis-à-vis de son corps et de l’autre. L’initiation comme révélation d’un processus subjectif inéluctable et implacable, sur lequel il est, désormais, impossible de revenir. Comme nous le précisait Marc, l’énergie est «sans compromis, ni contraintes ». Une fois l’éveil effectué, rien ne peut en endiguer le flux, la dynamique incoercible. À nouveau, mais encore plus qu’avant, il s’agira de pratiquer les postures, la méditation, de se plier aux astreintes qu’implique l’enseignement afin de maîtriser les conséquences de cette révélation. Ne surtout plus manger de viande, ne surtout plus fumer ou boire d’alcool, ne surtout plus sombrer dans l’excès ou dans une dépense physiologique immodérée qui pourrait, dès lors, engendrer des conséquences implacables54. Car, cette énergie éveillée ne pardonne rien. Le sujet ne peut ni la fuir, ni même l’oublier. Présente en son corps même, elle devient son double, cette secrète articulation le reliant à la totalité cosmique qui l’accueille et l’entoure. Initié à la révélation de sa présence, le sujet partira en quête de cette seule exigence de discipline et de contrôle de ce qui peut, parfois, le déborder. Ainsi, quelques élèves nous ont fait part d’un certain vertige éprouvé face aux nécessités de cet «engagement ».

Nicolas explique :

Claudine reprend :

Dès lors, il s’agira de maîtriser ce qui, pourtant, échappe à toute projection. Si l’on suit Nicolas, il faut s’efforcer d’accueillir ce que l’on ne pourra jamais «anticiper», comme si la singularité d’un instant tel que celui de l’initiation devenait à son tour producteur d’une pluralité d’événements aux conséquences incertaines, parfois redoutées... Comme nous l’avait indiqué une élève, l’initiation apprend l’»autonomie», mais une autonomie paradoxale renvoyant le sujet aux inéluctables nécessités de sa pratique, nécessités qu’il s’agira de faire siennes afin de perpétuer ce constant souci de maîtrise. De la même manière, il s’agira d’accepter l’imprévisible, l’inanticipable qu’engage une décision telle que celle-ci, tout en maintenant l’affirmation positive d’une appréhension totale de l’existence évinçant, par là, toutes formes de contingences ou d’incertitudes. «Reprendre en main», selon l’expression d’un autre élève, ce qui, par essence, se soustrait à une saisie pleine et entière...

Notes
54.

Cette question de la nécessaire maîtrise des comportements entre dans cette économie du sacré que Mary Douglas avait pointée dans De la souillure. Elle écrit : “Le sacré a besoin d’être forcément, et constamment, délimité par des interdits. Le sacré doit toujours être considéré comme contagieux parce que les rapports qu’on établit avec lui s’expriment obligatoirement dans des rites de séparation et démarcation, et dans l’idée selon laquelle il est dangereux d’outrepasser certaines limites.’ (1992 : p. 42)