III - LA COMMUNAUTÉ DU CROIRE

L’événement initiatique marque ainsi, pour les groupes Shiva et Shakti, l’inscription du pratiquant dans le présent du groupe ainsi que dans la continuité de la lignée de l’enseignement. Cette inscription, si l’on reprend les termes de la symbolique énergétique qui les traverse, se veut définitive, irrémédiable. Une fois initié, le pratiquant devra se conformer aux nécessités que cet éveil implique continûment. Désormais, il se doit de faire corps avec l’enseignement qui l’accueille et cette incorporation reste intrinsèquement liée à la place qu’il occupe dans la communauté qui l’accueille. Dans une certaine mesure, il s’agit pour lui de perpétuer sa pratique à l’intérieur d’un espace de sociation spécifique que Max Weber avait désignée, dans le deuxième tome d’Économie et société, comme Gemeinde ou «communauté ‘émotionnelle’». Dans ce type de ‘communauté entièrement organisée autour de la figure du ’ ‘«’ ‘prophète’ ‘»’ ‘, il s’agit de dégager ’ ‘«’ ‘une vue unitaire de la vie découlant d’une prise de position consciemment ’ ‘significative et unitaire’ ‘ envers celle-ci.’» (1995 : p. 203) Tous les aspects de la vie sociale se voient alors ramenés au regard d’une «manière de vivre » totalisante et systématisante. Comme l’indique Weber : «‘Constituer une communauté émotionnelle permanente avec les adeptes personnels est donc un processus normal qui fait entrer la doctrine du prophète dans la vie quotidienne, en tant que fonction d’une institution permanente.’ ‘»’ (ibid. : p. 206) Si l’on écarte la notion particulière de prophète pour la généraliser à toute forme d’autorité spirituelle, les groupes Shakti, Shiva mais aussi, de façon spécifique, Ganesh entrent dans ce souci constant d’institution. Une institution globale du corps, de la relation à soi et à autrui, de l’expérience de la transcendance, une institution généralisée qui vise à parfaire ce sentiment de maîtrise du sujet vis-à-vis de tout ce qui constitue la trame de son existence. Danièle Hervieu-Léger, dans Sécularisation et modernité religieuse (in Esprit, 1985), en décomposant le paradigme wéberien de communauté émotionnelle en six implications complémentaires, nous aide à approfondir la compréhension de cette institution. Selon elle, la notion de charisme que Weber relie à la figure du prophète doit être réexaminée moins en termes de «‘capacité extraordinaire qu’a un individu de proposer [...] de nouvelles normes, pour une vie nouvelle’» qu’en terme de «‘force d’entraînement social’» inhérente à l’exercice même de la parole (1985 : p. 56). Ainsi, la communauté se consolide à partir et autour du discours de celui qui la fédère puisque «‘les adeptes s’engagent sur la parole d’un prophète à qui ils font personnellement confiance’» (ibid. : p. 55). Ceci entraîne donc la première implication interprétative du concept de Weber : «les ‘communautés émotionnelles sont toujours [...] des communautés d’adhérents’» (ibid. : p. 55). C’est donc toujours un choix personnel qui préside à l’entrée du pratiquant au sein du groupe, choix qu’il aura, par ailleurs, à justifier et à expliciter afin de maintenir sa présence en son sein. Les associations Shiva et Shakti, comme nous avons pu le voir, insistent largement sur cette nécessité de la prise de parole comme énonciation partagée de l’expérience subjective Il s’agit, pour chaque élève, d’exprimer, de manière régulière, la relation existentielle qu’il entretient à l’enseignement. Il pourra être interrogé sur ses choix, invité à se pencher, de façon critique, sur ce qui nourrit explicitement ses valeurs et son rapport au monde. Dans ce processus constant d’évaluation subjective, si l’on met le terme de «prophète» de côté, le représentant de l’autorité spirituelle joue un rôle primordial. Que ce soit Marc, le guru, ou le MC, qui, le temps d’une séance, endosse ce statut, tous servent de relais afin de rendre collective cette parole individuelle. L’expérience de chacun doit ainsi nourrir l’expérience de la communauté. De la même manière, l’autorité que revêt la communauté par l’entremise de celui qui la porte et la soutient permet la confirmation intime de l’expérience subjective. Pour Danièle Hervieu-Léger, cette première implication en entraîne une deuxième : celle d’une «relative porosité» des frontières des communautés émotionnelles. Ainsi, on entrerait et sortirait facilement de ces groupes. Ils impliqueraient des modes de sociation souples qui «‘se constituent souvent par une condensation partielle des ’ ‘«’ ‘ réseaux »’ ‘«’ ‘ plus larges et plus lâches qui assurent la fluidité des engagements et des retraits’» (ibid. : p. 56). Nous n’avons pas, pour les groupes qui nous intéressent, réellement retrouvé cette même labilité des appartenances. Il n’y a pas réellement, pour Shiva, Shakti et Ganesh, de modes d’identification personnels au groupe que l’on pourrait qualifier d’appartenances intermittentes. Les gens entrent et s’ils sortent, afin de quitter l’association, c’est rapidement et rarement dans l’optique d’un retour. Certes, d’un point de vue empirique, l’accès aux absents, à «ceux qui sont partis « reste malaisé. Certains pratiquants nous ont fait part, parfois, de personnes qui ont quitté la communauté. Mais rarement, nous a-t-on entretenu d’aller-retours réguliers ou d’alternance dans le choix des associations. En outre, l’initiation, une fois effectuée, rend difficile toutes velléités de départ. Comme nous l’avait précisé Marc de Shakti : «‘il faut y penser avant. Une fois que c’est fait, rien n’est pareil. Il faut bien réfléchir. Une fois, une élève, initiée, a voulu partir. Je lui ai dit : ’ ‘«’ ‘ Pars si tu veux, mais ton choix ne tient pas, tu n’y crois pas et tu reviendras ! ’ ‘«’ ‘ Elle est partie... Et elle est revenue !’ ‘»’ La troisième implication avancée par Danièle Hervieu-Léger afin d’expliciter la notion de communauté émotionnelle rejoint les précédentes : l’adepte afin d’être reconnu comme membre à part entière de l’enseignement doit insister sur la spécificité du parcours qui l’a conduit jusqu’à lui. Cette explicitation mettant l’accent sur l’expérience spirituelle de chaque participant pourra être soumise au contrôle de celui qui est investi du «pouvoir de dire l’ « authenticité « de ces démarches individualisées.» (ibid. : p. 57) Pour les groupes Shakti et Shiva, ces mêmes critères d’authenticité ne seront reconnus qu’au prix d’une pratique assidue et constante. Une appartenance intermittente ne pourra qu’être difficilement admise par le groupe puisqu’allant à l’encontre de ce souci de continuité inhérent à sa propre conception de l’authenticité. Pour être authentique ou du moins accepté comme tel, il faudra reconnaître la primauté de son expérience. Il s’agit - et ceci est la quatrième implication - donc de s’impliquer dans cette autorégulation du groupe par l’expérience. Le «vécu», le «ressenti » deviennent ainsi ces instances de validation participant de ce «contrat» qui «lie le porteur de charisme aux adeptes qui s’agrègent autour de lui.» (ibid. : p. 57) Nous verrons, par ailleurs, à quel point ce contrat peut parfois compliquer, pour certains pratiquants, la relation qu’ils entretiennent avec les règles de conformité extérieures à la communauté. Cette adoption de règles parfois contradictoires conduit les membres de ces groupes à endosser une attitude relativement critique vis-à-vis de la modernité. Ainsi, en accord avec une cinquième implication, il s’agit moins de se distancier de ses valeurs que de remettre en cause ce qu’ils jugent comme des dérives de la modernité. Dès lors, il s’agira de réaffirmer le lien à la nature, l’importance de l’affectivité dans la relation à l’autre, de refuser la trop grande fonctionnalité des liens sociaux... Comme nous l’avons vu, nombre de pratiquants des associations que nous avons suivies insistent sur cette volonté de retour à une forme d’équilibre qui passerait par un constant souci d’harmonisation et de maîtrise des lieux, des temporalités, des règles d’hygiène ou des liens de socialité. Ce point nous conduit à la sixième et dernière implication du concept de communauté émotionnelle à savoir le déploiement d’un pragmatisme idéologique visant à considérer les traditions religieuses, par les adeptes, pour reprendre l’expression de Danièle Hervieu-Léger, comme des «boîtes à outils». Or, à l’instar de ce que nous avons pu énoncer à propos de la notion de bricolage, les membres de Shakti, Ganesh et Shiva appréhendent moins le religieux comme un vaste dispositif à l’intérieur duquel il est aisé de puiser afin de composer sa propre spiritualité à la carte que comme une totalité au sein de laquelle ils prennent place logiquement. Ainsi, ils adoptent une certaine posture holiste qui les conduit à se définir comme partie prenante d’un grand tout où les figures religieuses et spirituelles s’agencent harmonieusement. Il ne s’agit pas de substituer les symboles les uns aux autres dans un même mouvement de réappropriation individuelle, mais de les concevoir comme autant de supports de reconnaissance subjective. Les dogmes sont alors réfutés, les discours jugés doctrinaires sont renvoyés aux Églises... Seules persistent des images faisant sens pour l’adepte - le Christ, les Saints, Dieu, le panthéon hindouiste, Bouddha... -, et qui participent d’une vision apaisée d’un monde spirituel parcouru par la même quête d’authenticité. Comme il nous l’a souvent été dit : dans ce monde de tranquillité mystique, «nous empruntons tous des chemins différents afin d’atteindre le sommet de la même montagne. » Tous les savoirs ésotériques - mais aussi scientifiques55 - participeraient ainsi de cette même quête initiatique de vérité.

La notion de communauté émotionnelle subdivisée selon ces six implications paradigmatiques - choix individuels, modes de sociation relativement souples, quête de l’authenticité, primauté de l’expérience subjective, critique de certaines valeurs de la modernité, holisme religieux - nous permet de synthétiser les différentes modalités de croire à l’oeuvre dans les groupes que nous avons suivis. Intégré au sein de la communauté, le pratiquant se situe donc à l’interstice de lignes spatiales et temporelles complémentaires. En intégrant le groupe, il pourra s’identifier à l’enseignement qu’il a choisi et qu’il reconnaît comme participant de sa propre quête de bienfait et de mieux-être. Afin de certifier et de souligner cette appartenance, il s’agira de soumettre en permanence à l’examen de l’autorité légitime l’expression subjective de l’émotion. Cette expression immédiate et affective devra ensuite s’inscrire dans le prolongement de cette mémoire autorisée que symbolise la lignée de l’enseignement. Des pratiques telles que le travail de posture, la méditation, les sevas ou les lectures de textes, un rite de passage tel que l’initiation attestent de cette intégration du sujet au sein de la tradition qui le précède et qui, par lui, s’actualise et se transforme. Ainsi, l’horizontalité de la communauté croise la verticalité de la lignée, par ce point singulier de rencontre que devient le sujet. De même, le temps et l’espace de la pratique se mêlent à cet ailleurs et à cette sécularité que porterait en elle la lignée de l’enseignement.

Si l’on reprend le modèle avancé par Danièle Hervieu-Léger dans son ouvrage Le pèlerin et le converti (1999), il est possible de dégager de communautés émotionnelles telles que Shiva, Shakti et Ganesh des modes de validation de l’expérience subjective sensiblement différents. Ainsi, les groupes Shiva et Shakti recourraient à une logique de validation hybride les situant à l’interstice de deux modèles distincts. Toutes deux font appel à un régime de validation de l’expérience s’appuyant sur une présence institutionnelle forte, s’incarnant dans une instance que serait l’autorité institutionnelle qualifiée - guru, maître, MC... -, instance fondant, à son tour, son critère de validation sur la conformité de chacun au modèle de l’enseignement. Simultanément, cette conformité s’appuie sur un autre régime de validation à savoir communautaire, puisque reposant sur une instance telle que le groupe, instituant comme critère de validation la notion de cohérence collective. Deux systèmes se juxtaposent ainsi, faisant jouer sur le même plan différents régimes, instances et critères de validation de l’expérience subjective et collective. D’un côté, l’institution comme autorité légitimée, qui attend de chacun un comportement adéquat et, de l’autre, la communauté basée sur le groupe et sur l’adhésion personnelle qu’il nécessite. L’association Ganesh se situerait, elle, dans le prolongement d’un autre modèle. Ne ressortant pas d’une logique collective proprement dite, elle s’appuierait plutôt sur un régime de validation de l’expérience fondé sur l’autovalidation. L’instance de référence deviendrait l’individu lui-même qui, par une pratique au quotidien, dégagerait ce critère de référence que serait la certitude subjective d’être sur la «bonne voie». Ces différences relatives entre Ganesh, Shiva et Shakti, marquant plus des lignes de force interprétatives que des oppositions de nature fixe et immuable, convergent cependant vers une commune validation du croire. En effet, toutes trois s’appuient, nous semble-t-il, sur une reconnaissance de l’autre comme critère indubitable de l’authenticité de la pratique personnelle. Ainsi, ce régime de validation de l’expérience fondée sur la reconnaissance mutuelle traverse chacun de ces groupes. L’autre quel qu’il soit - partenaire, élève, proche, représentant de l’autorité de la lignée... - demeure la référence absolue à partir de laquelle se construit le sentiment d’appartenance au groupe. La communauté quels que soient ses régimes, ses instances ou ses critères de validation, ne peut s’agencer et s’organiser en système relationnel global qu’à partir d’une co-présence avec l’altérité. Ainsi, l’autre, par la projection de son expérience singulière, parfois extraordinaire dans le cas des gurus, apparaît, pour le sujet, comme le repère originaire lui permettant de s’éprouver comme membre à part entière de la communauté dans laquelle il prend place.

Nous pouvons, dès lors, résumer ces quatre systèmes de validation du croire par le schéma suivant :

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Notes
55.

Si l’émotion et l’expérience restent des médiums privilégiés dans la constitution de ce croire collectif, nous n’avons jamais ou rarement rencontré de défiance à l’égard du mode de connaissance théorique et intellectuel que nous employions. Certains élèves voyaient même en nous et en notre démarche ethnologique, la preuve indubitable d’un cheminement commun qui nous rapprochait malgré la présence d’apparentes différences : “Quelque part, vous êtes comme nous ! Vous êtes aussi des chercheurs !”