3. 1 Choisir ses relations

L’intégration du sujet au sein de ce mode d’organisation du croire individuel et collectif, qu’est la communauté émotionnelle, va ainsi le conduire à effectuer une réorganisation progressive de ses liens de socialité. Si l’on reprend le concept de Bryan Wilson qu’il emploie afin d’expliciter le processus de sécularisation de la modernité, il s’agit pour lui d’appliquer une action éthique le situant dans une «ascèse intra-mondaine », impliquant une rationalité complète de l’»agir quotidien»(in Sironneau, 2000 : p. 248). Comme nous l’avons vu, la totalité des élèves que nous avons rencontrés se plient à des astreintes extrêmement précises telles que le végétarisme, la pratique régulière du jeûne, la non-consommation d’alcool ou de tabac. De la même manière, afin de préserver et de maintenir un certain souci de bienfait physique, ils vont plutôt privilégier des pratiques de santé qu’ils jugent en accord avec leur propre vision énergétique du monde. Il nous a souvent été dit que «dans le yoga, tout se vit toujours au quotidien » . Dès lors, le quotidien et son contrôle finissent par devenir une pratique à part entière. Pour nombre d’élèves, cette posture existentielle nécessite une «exigence » qui se doit d’embrasser la totalité des relations sociales. Le choix de l’entourage amical ainsi que la relation à l’environnement familial se verront, en permanence, examinés à la lumière d’une même éthique rationnelle.

Gisèle de Shakti :

  • - » On a gardé quelques amis. C’est-à-dire que... oui certainement, tout ce qui était superficiel a, par la force, des choses été écarté, parce que c’est vrai qu’on a très peu de temps entre notre pratique du yoga et notre vie quotidienne. Et puis comme la pratique du yoga nous ouvre à autre chose, c’est vrai qu’après, il faut gérer son temps et... c’est vrai que l’on sélectionne parmi les amis. Bon, donc on garde les amis les plus fidèles, les amis d’enfance ou... [...] C’est vrai qu’on est obligés d’être un peu sélectifs. On ne peut pas se disperser tout le temps mais ça ne nous empêche quand même pas de rencontrer de nouvelles personnes, d’aller vers les autres. »

Catherine, elle aussi de Shakti, confirme :

  • -»On apprend à voir ce que la relation nous apprend de nous-mêmes et ainsi discriminer ce qui nous convient ou ce qui ne nous convient pas. On peut alors discriminer, faire des choix. Le yoga, il est toujours là, dans notre vie au quotidien, continuellement, et je crois qu’il y a des moments où il sait exiger de nous de faire l’expérience de ce qui est bien pour nous, parce qu’on ne peut pas faire d’expériences de manière fortuites. Rapidement, on se rend compte de ce qui est bon pour nous et ça corrobore ce qu’on nous demande de faire : être végétariens, pas prendre de médicaments chimiques... Tout ça, ça prend du sens pour nous, personnellement, dans nos constructions personnelles.»

Dès lors, il s’agit, en permanence, d’effectuer des «choix», de «discriminer», de «sélectionner» ce qui, pour le pratiquant, fait sens ou non existentiellement. La totalité de la relation subjective au monde devient alors objet d’une gestion attentive et rigoureuse. Dans la logique des nombreuses astreintes et obligations auxquelles le corps de l’élève doit être soumis, le lien aux autres doit, à son tour, entrer dans un processus de séparation et de démarcation. Nicolas de Shakti :

  • -»Ça fait quinze ans que je ne vais plus en boîte de nuit et que je ne me sens plus concerné par ça... Quinze ans que je ne suis pas allé me prendre une biture avec mes copains et je ne me sens plus concerné par ça. Je discutais dernièrement avec mon frangin et il me disait : « Mais Nico, tu ne viens plus avec nous faire une bonne fête. « Une bonne fête pour lui ça veut dire aller en boîte, picoler comme des tarés et puis on fume un bon pétard en fin de soirée, donc vous voyez je ne suis pas coupé des autres, du monde extérieur mais ce social-là oui, j’en suis complètement coupé, je ne me sens plus du tout concerné par ça. [...] Mais c’est vrai que l’enseignement m’amenait à une forme de rupture parce que concrètement, lorsque je bossais dans le commerce, dans les repas d’affaire, dans la manière de vivre des hommes d’affaires qui étaient autour de moi... Ben les repas d’affaires, inutile de te dire que sortir une bonne bouteille... C’est mieux ! Moi il m’arrive d’inviter des gens et de leur servir un bon repas mais moi de ne pas manger de viande, ne pas manger, ne pas boire, ça continue aujourd’hui à être un sujet à... il ne se passe pas une journée où on ne me questionne sur mon végétarisme. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Ça pose question...»

Mais ce que Nicolas définit comme un «choix de vie» affirmé et revendiqué peut aussi révéler quelques frustrations. Il poursuit :

  • -»Tu vois, pour moi, ça a été des sources de difficultés pendant longtemps, une forme de différence qui était difficile, qui générait une sorte d’exclusion des milieux que j’aimais bien, du milieu du pub où ça chante, où ça raconte, où tu bois de la bière, ça c’est un milieu que j’adore, en plus la bière, c’est quelque chose que j’adorais... Donc du coup ça rend sec également, à tous les niveaux parce qu’on se dit : « Ah ben merde je passe à côté d’une convivialité que je connaissais et le choix que je viens de faire est antinomique avec cette convivialité-là. « Voilà et à cause de la bière, on n’a plus la convivialité du chant, de la narration... C’est dur.»

De fait, et ceci est valable pour l’ensemble des pratiquants que nous avons rencontrés, toutes associations confondues, une série de prescriptions s’établit à partir d’un nombre d’interdits fondamentaux que le pratiquant se doit d’appliquer dans la sphère de son quotidien. Progressivement, cette nécessité incontournable s’étend à l’ensemble des pratiques sociales. Ainsi, le yoga ne tolère pas la consommation de tabac. De fait, ce qui aurait pu se cantonner à une simple astreinte individuelle devient un modèle totalisant : la fréquentation des lieux enfumés sera évitée avec précaution ; les consommateurs de tabac subiront également cet évitement. Il en est de même pour l’alcool : sa consommation ainsi que tous les rites sociaux qui l’accompagnent seront systématiquement contournés. Si l’on reprend le dernier système de validation que nous avons précédemment avancé, l’autre apparaît ici encore comme une instance d’identification et de reconnaissance. Mais un autre en creux, en négatif. Dans le modèle de mutualité et d’authenticité précité, l’autre est reconnu par sa différence mais une différence acceptée, partagée et qui fait sens. Cet autre, c’est le partenaire de pratique, adepte de la communauté dont on se sent membre à part entière mais c’est aussi l’autorité spirituelle face à laquelle on se sent responsable. Il est cet autre distancié et pourtant vis-à-vis duquel l’on se sent engagé et avec lequel on partage les mêmes repères, les mêmes références. Mais, en présence de l’interdit, l’autre change de figure. Il devient ce contre-modèle qu’il ne s’agit pas de transformer mais d’accepter dans sa radicale différence. L’autre-fumeur, l’autre-consommateur d’alcool, l’autre-mangeur de viande est intégré dans le système d’identification mais comme cette limite à contourner, cette frontière dont il est, désormais, nécessaire de se garder. Vecteur de pratiques prescrites et menaçantes, le voici soudainement renvoyé à sa propre altérité. Ainsi, ces codes sociaux qui avant faisaient sens, ces rites de convivialité qui précédemment allaient de soi se trouvent tout à coup renversés. L’évidence de ce qui, dans certaines sphères du social, concrétise symboliquement l’hospitalité et la dépense festive, est écartée. Comme le dit Nicolas, «ça» ne le «concerne» plus donc «ça» n’a plus lieu d’être. L’étrangeté de ce qui semblait indiscutable est révélée. Et c’est cette même étrangeté qui va permettre la construction et la reconnaissance d’une identité réactive, située à distance de ces pratiques circonstanciellement et socialement légitimées. Anne de Shakti :

  • - «Pour mes amis, et ce sont de vrais amis, donc pour eux, c’est normal que je ne mange pas de viande. Non, je ne mange pas de viande et j’ai trouvé beaucoup de respect chez les vrais amis, beaucoup d’attention. Si on m’invite à dîner, on fait attention à ce qu’on va faire. Si on choisit un restaurant on pense à choisir un restaurant adapté. Ce sont des signes de respect, les gens sont sensibles et ils ont bien eu le sentiment que j’engageais une démarche très personnelle et très profonde et ils posent peu de questions, peu de questions sur l’intimité de ce que je vis. Ils le prennent comme ça, c’est simple, c’est logique, c’est moi, un point c’est tout.»

Une pratique alimentaire telle que le végétarisme peut alors devenir un moyen de sélection et de réorganisation de la relation à l’entourage familial et amical. Comme il nous l’a souvent été dit, il y a ceux qui «comprennent» donc qui acceptent et les «autres » - parents, connaissances... - qui ne saisissent pas l’importance de tels renoncements. Parfois, certaines réactions se font plus hostiles. Bernard de Shakti :

  • -»Au début notre entourage a fait un rejet total... Oui, un rejet total du yoga, de ce qu’il pouvait entraîner. Certains copains, ils n’ont pas accepté le changement, souvent, si ce sont des copains qu’on a connus avant, euh... Déjà ceux qui fument, ils n’acceptent pas. En plus nous on connaissait des gens qui fumaient du shit donc, nous on en fumait aussi à l ’époque. Déjà tu as tout ce cercle-là qui s’éloigne petit à petit, parce que bon, le mec il te fait passer un joint, tu lui dis : « J’en veux pas... « Alors au bout d’un moment... Et puis, c’est des mecs auxquels t’as pas besoin de leur dire, de toute façon ils partent. Et puis au bout d’un moment tu n’as plus rien à faire avec ces gens-là parce que tu tournes en rond dans ce milieu-là. C’est ce qui a d’ailleurs fait qu’on a cherché ailleurs...»

Véronique reprend :

  • -»Dans un premier temps, on avait aussi tendance à réagir en se renfermant. Tandis que maintenant je trouve qu’il y a un deuxième temps qui fait qu’on explique rien, on fait. On fait ce que l’on a à faire, et puis bon, les autres voient bien que l’on est pas différents d’eux, ni rien du tout, à part peut-être dans des particularités qu’ils connaissent, s’ils veulent les connaître. Et, si c’est accepté, ça se passe bien !»

Pour nombre d’élèves, les membres de l’entourage proche, en particulier les parents, apparaissent le plus souvent comme les personnes les plus résistantes à une reconnaissance de la pratique. «Ils ont peur de la secte, donc on fait gaffe à ce que l’on dit ! » nous explique cet élève. Ainsi, les termes de guru ou d’initiation sont-ils évités afin de ne pas «affoler » ou «effrayer». L’Inde est à peine évoquée. Anne de Shakti :

  • -»Ma famille est très réduite, mes parents eux ont eu une réaction au fait que j’aille en stage en Inde très forte. Mon père surtout et je pense que c’est la notion de parents, oui de parents, de père... qu’ils ont remis en cause. Je pense que ma prise d’autonomie par rapport à eux, bien que j’ai plus de trente ans eh bien quelque part, ça les a bousculés, ils l’ont mal pris. [...] Mon oncle m’a dit que mon regard avait changé, c’est tout ce qu’il m’a dit, non je pense qu’il doit y avoir quelque chose dans le regard de plus... Que lui en tout cas a perçu. C’est tout. Mes parents ont retenu qu’un aspect négatif, la prise d’autonomie, maman me disait même : « T’es méchante «, parce que je voulais dire des choses, « Tu es devenue méchante ! « Mais sinon je ne le dis jamais, je ne le dis pas moi le mot guru, je dis juste que l’on a un maître de yoga, c’est tout. Je n’ai jamais parlé de notre guru mais ils ont senti quelque chose. Je dis : « On est allé voir les gurus de notre maître de yoga. « Je n’ai pas dit que j’avais été initiée. Je n’ai pas expliqué... [...] .Bon maintenant ça va mieux. Et ma mère a quand même mis une photo de moi... Il n’y avait aucune photo de moi à la maison, aucune. Et elle en a mis une de moi en sari du stage en Inde, donc là, je me suis dit qu’enfin la reconnaissance venait. Je pense qu’ils ont eu du mal à comprendre. J’ai changé et ils n’ont pas compris, ça ne s’est pas fait tout seul. J’ai eu des réactions fortes peut-être même trop fortes par rapport à eux. Il fallait que je réajuste quoi...»

Gisèle, élève de Shakti, confirme :

  • -»Pour moi ça n’a pas trop posé de problèmes du côté de ma mère. Par contre du côté de mon père, lui, il a refusé, tout oui, vraiment tout. Y’avait une sorte de conflit dès qu’il venait ici, chez nous. Il apportait sa viande, son vin, par peur de défaillir sans doute... [rires] Mais c’est vrai que maintenant, il y a des améliorations de côté-là. De l’autre côté de la famille, c’était encore plus difficile dans la mesure où c’était une famille de paysans - un des beaux frères de mon mari est même éleveur de moutons !... [rires] Et donc un problème s’est d’emblée posé. Mais cela dit il y a quand même une très grande tolérance, il faut laisser le temps apaiser un peu les réactions premières. Mais cela dit, c’est vrai que ça a été difficile par rapport aux enfants. C’est-à-dire que quand on leur donnait les enfants, ils ne comprenaient pas qu’il y avait un régime à respecter, une façon aussi de les soigner à respecter. Pour ma mère, il n’y avait pas de problème parce qu’elle m’avait soignée à l’homéopathie, mais pour l’autre côté de la famille, c’était vraiment difficile pour eux d’admettre. Surtout quand il y a eu des petits problèmes de santé au troisième enfant. Mais à force ils ont fini par accepter notre façon de vivre...»

Jacques, de son côté, reconnaît que sa découverte de l’enseignement de Shakti a causé quelques difficultés dans les relations qu’il noue avec son épouse :

  • -»Tous les gens autour de moi sont au courant de ma pratique, mon entourage, mes amis, mes parents. Ma femme a réagi au début plus ou moins bien parce que c’est vrai qu’elle a observé un changement dans mon comportement. Elle, elle ne fait pas du tout de yoga. Elle a d’autres activités que je pourrais classer de quasi-spirituelles, parce qu’elle fait beaucoup de danse et que, selon moi, à un certain niveau, il y a quand même une dimension spirituelle dans la danse. C’est vrai que ma pratique de yoga a amené des relations un peu en dents de scie dans notre vie de couple. C’est vrai qu’il y a des hauts et des bas mais cette démarche-là m’a appris une chose, c’est qu’il ne faut jamais imposer quoi que ce soit à l’autre.»

Dès lors, il admet faire preuve de compromis quant aux astreintes qui organisent son quotidien :

  • -»Je suis végétarien mais je suis capable de faire des pâtes à la bolognaise ou un beefteak à mes filles si elles ont envie d’en manger un. C’est ma démarche à moi et non celle de mes filles ou celle de ma femme. C’est vrai qu’il y a des hauts et des bas. Il y a certaines amitiés qui se sont défaites parce que ce n’est plus possible. Et puis la vie vous propose de faire des rencontres à certains moments et puis elles se défont. Mais c’est vrai que le yoga pour moi n’a fait qu’accélérer les choses mais à mon avis ces amitiés se seraient défaites quoi qu’il en soit. Le yoga n’a fait que catalyser, focaliser sur un point donné des dissensions.»

Ainsi, au travers de cette affirmation sans reste du sujet, la relation à l’entourage immédiat peut faire l’objet d’aménagements circonstanciés. Cependant, à mesure que le cercle relationnel s’étend, cette tolérance montre rapidement ses limites. Le repli sur la seule communauté apparaît alors comme une possible alternative. Claudine de Shakti :

  • -»Moi j’ai été très solitaire par rapport aux gens parce que c’était pour moi avant tout quelque chose de très personnel. Et puis le temps passant, je me rends compte que ces expériences-là, on ne peut pas en parler, en fait, à d’autres personnes parce que les gens nous prennent pour des tarés, on nous prend pour des tarés... Ou alors, ils se méprennent sur le sens de ce que l’on dit. Alors finalement, on est ramenés à en parler aux gens qui eux aussi l’ont vécu et encore, même avec les gens qui l’ont vécu, vu que chaque expérience est personnelle, eh bien des fois ce n’est pas évident de se faire comprendre. Mais je dirais que l’avantage, c’est qu’il n’y a pas de jugement, et bon, quand même, il y a aussi une certaine écoute. [...] Mais, je pense aussi que dans les moments difficiles les gens sont là, ils peuvent aider soit de façon matérielle soit de façon psychologique avec une parole vraie.»

Jeanne confirme :

  • -»Le groupe, je trouve que c’est un outil important parce que ça nous permet de confronter en permanence notre pratique les uns avec les autres et aussi de bénéficier d’une dynamique de groupe qui, pour moi, est vraiment importante. C’est important d’être entourée par des personnes qui nous regardent, nous écoutent, qui nous interrogent aussi sur ce qu’on fait et nous demandent d’expliquer nos actes, nos choix. Même sur le quotidien, on partage des choses très fortes, on se donne des conseils, des coups de main, on s’entraide aussi... Et puis, il y a les fêtes, les stages. Je trouve que le groupe, c’est un soutien extrêmement important, et puis quand ça ne va vraiment pas bien, il y a Marc qui peut aussi nous aider mais c’est vrai que lui il ne peut pas tout faire.»

Face aux malentendus, le groupe peut alors devenir ce refuge accueillant au sein duquel il est possible de trouver protection et compréhension. Un refuge où la même «parole vraie» ferait sens pour tous, facilitant par là la reconnaissance de chacun dans la singularité de son propre cheminement. Quelques élèves de Shakti émettent, cependant, certaines réserves quant à cette tentation du repli communautaire. Nicolas :

  • -»Le groupe est quelque chose de très très précieux mais maintenant le groupe présente aussi plein d’inconvénients, des inconvénients de type : on vit tous ensemble les uns sur les autres, on frôle la consanguinité et puis au bout d’un certain temps, la pensée elle tourne un peu en rond, vous ne voyez plus l’ouverture sur l’extérieur, c’est le risque de tout groupe.»

Dans ce prolongement, Jacques précise :

  • -»Par rapport à l’association, je fais attention de ne pas mettre tous mes oeufs dans le même panier parce que je trouve, si vous voulez, que certains ont trop investi le groupe associatif. Ils ne se rendent pas compte que le jour où ils arrêtent la pratique, eh bien, ils vont se retrouver seuls. Il y a des gens qui sont partis de l’association, eh bien ils vivent avec pratiquement plus de relations avec le groupe. Ils n’ont que très très peu de contacts mais ça je pense que c’est inhérent à tout phénomène de groupe et le yoga là-dedans n’y échappe pas. C’est pas parce qu’on fait du yoga, mais si vous êtes politique, militantiste, médecin du monde, au secours populaire ou ailleurs, le jour où vous partez, tout le monde vous oublie. Au bout de cinq ou six mois quand vous partez, il y a de fortes chances qu’on vous oublie. C’est vrai qu’il y a cette notion de famille Shakti mais cela tant qu’on est à l’intérieur et puis si on part, je pense que la famille ne se préoccupe plus de vous.»

Afin de ne pas restreindre son existence sociale à l’unique cadre que délimite le groupe, certains élèves nous ont fait part d’une autre alternative consistant à se situer en tant que références vis-à-vis de leur propre entourage. Ainsi, après avoir choisi un mode relationnel offensif dans lequel ils affirmaient avec vigueur les choix de vie adoptés, ils tentent d’inverser l’étrangeté qu’ils renvoient, en se posant désormais comme modèles d’équilibre et d’harmonie existentielle. Christian de Shakti :

  • -»Je pense que le yoga ça nous permet d’avoir des réponses puisque rien n’est laissé au hasard, tout doit être questionné et prendre du sens pour nous, c’est pour ça qu’il y a comme une sorte de microcosme qui se crée autour de nous, quelque chose qu’on va pouvoir projeter vers l’extérieur et c’est pour ça que les gens viennent nous demander des conseils, parce qu’on a peut-être des réponses à leur apporter.»

Yves de Shakti confirme :

  • -»Étonnamment, il y a de plus en plus de gens qui me téléphonent et me demandent conseil pour leurs problèmes et c’est pas moi qui installe ça, c’est vraiment eux qui font la démarche. Bon, moi ça me responsabilise et puis ça m’angoisse aussi un peu. Mais je réponds toujours quand on me sollicite et c’est vrai que mes réponses semblent souvent poser problème et qu’ensuite j’ai confirmation que ma réponse les a bien aidés.»

Comme nous le précise Alain, cet autre élève de Shakti, la pratique «rejaillit » sur l’environnement, transformant, par là, les repères de tous ceux qui le côtoient : « Le yoga, c’est fait pour ça... C’est une démarche qui englobe le monde... C’est profitable pour moi, mais aussi pour ceux qui m’entourent » nous explique-t-il encore. Le souci d’équilibre et de gestion de l’existence qui habite chaque pratiquant semble donc s’insinuer dans toutes les trames relationnelles qu’il noue avec ce et ceux qui l’entourent. Progressivement, son univers intérieur parait comme se diffuser, reconfigurant à son image le monde extérieur. Source d’équilibre, symbole de justesse et de maîtrise de soi, il se pose comme la référence implicite de ceux qui, auparavant, ne le comprenaient pas, voire le rejetaient. Nicolas raconte :

  • -»Un jour, je vais chez ma grand-mère et ma grand-mère est d’origine alsacienne donc on mange de la charcutaille à profusion et ma grand-mère me prépare un bon petit plat et il y avait de la viande... alors bon comment faire ? Comment lui dire sans la froisser ? [rires] Comment je vais lui témoigner de l’affection ? C’était ça la question hein, alors on en débat en disant qu’il y a mille et une autres manières de témoigner de l’affection que par le gavage, que par l’oralité, d’autres manières ou même d’autres nourritures, intellectuelles, affectives ou même tout simplement d’autres aliments. Et alors, au bout d’un moment, ma grand-mère me dit la chose suivante, elle me dit : « Tu sais ce qui me perturbe le plus dans ton histoire c’est que pendant la guerre on avait pas de viande, on était convaincus que si on avait pas de viande on allait mourir... « Et elle me dit : « Je constate que tu ne manges pas de viande et que tu te portes bien, j’aurais donc pu m’épargner de souffrir...» Tout d’un coup elle se dit : « Ce n’est que ma croyance qui fait qu’en fait, pendant la guerre, j’ai souffert du manque de viande, pourtant des légumes, on en avait, des céréales on en avait, des oeufs on en avait, y’avait du poisson. « Et donc ce jour-là elle m’a dit : « J’ai réalisé à quel point ma croyance m’a amenée à souffrir pendant tant d’années. « C’était bouleversant...»

Ainsi, les repères, tout à coup, semblent ébranlés. Les évidences d’hier sont douloureusement réinterrogées. La pratique, apparemment anodine, du végétarisme devient le révélateur de souffrances existentielles plus secrètes. Ce que montre, de façon exemplaire, la touchante anecdote de Nicolas, et que l’on peut généraliser à d’autres expériences d’élèves, c’est ce soudain retournement des valeurs qui, en creux, met en crise la stabilité de la relation à l’autre. Comme l’indiquait précédemment Christian, «tout doit être questionné, rien n’est laissé au hasard». Rien ne doit résister au souci constant de maîtrise. Ce questionnement visant à parfaire ce contrôle de soi ne peut donc s’arrêter aux frontières de la seule intériorité. Il doit embrasser la totalité de l’horizon relationnel qui se déploie au devant du sujet. Le monde comme l’entourage est interrogeable, il «doit» être interrogé... Par conséquent, il peut, voire doit se livrer, à son tour, à sa propre interrogation. La logique d’introspection ascétique du pratiquant paraît alors sans limites. Vision du monde totalisante, elle reconstruit à son image ce qu’elle tentait, dans un premier temps, de mettre à distance.

Les membres des associations Shiva et Ganesh reconnaissent eux aussi avoir rencontré quelques difficultés à faire accepter leur pratique à leurs proches. «Ils ont eu peur... Surtout mes parents, mes amis, ils comprennent rien... Ou difficilement. Mais mes parents ont tout de suite vu la « secte «, comme ils disent...» nous explique cet élève de Shiva. Ici encore, le végétarisme affiché devient source de difficulté relationnelle avec l’entourage qui ne «comprend plus». «Parce que tu changes de régime alimentaire, alors ils ont l’impression que tu deviens un autre... Que tu n’es plus le même...» ajoute-t-il. Jean, lui aussi de Shiva, confirme :

  • -»Les gens se méfient... Au boulot, par exemple, l’autre jour, je discutais avec un copain et il me disait : « Ce n’est pas que je veuille te dire que tu es dans une secte mais... « Je pense qu’il ne me croit pas, je pense... Je pense qu’il doute... Il y a des choses, des mots qu’il n’arrive pas à accepter...»

Dès lors, à l’instar de ce que nous ont expliqué les élèves de Shakti, les termes de «guru», d’»initiation» voire de «méditation» sont employés avec prudence, toujours dans l’optique de ne pas «effrayer» ou «foutre la trouille» à un parent ou à un ami cher. Pourtant, à terme, il s’agit encore d’accepter les transformations qu’engage la pratique. Jean :

  • -»Je sais que quand j’ai commencé à pratiquer le yoga de Shiva, je suis arrivé et je disais... Je le disais tout de suite et, en fait, il y avait une certitude en moi. J’ai d’abord dit que c’était du yoga, mais donc je l’ai dit tout de suite parce que c’était un saut dans ma vie, ça c’est sûr, c’était un saut dans ma vie, ils avaient à faire avec quelqu’un qui était en train de changer... Oui, sur beaucoup d’aspects, sur tellement de ma vie, je veux dire que ça remettait tellement de choses en question. Donc je l’ai dit tout de suite. Après on est allés dans les ashrams alors là, nos amis, nos parents ont commencé à avoir peur, c’est certain, ils ont eu peur... L’Inde, tout ça... On est toujours revenus mais ça a quand même duré. Alors actuellement, je pense que le doute, en tout cas, en ce qui concerne les parents, il a mis du temps à disparaître...»

Françoise confirme :

  • -» Moi quand je suis rentrée, j’avais découvert tellement quelque chose de magnifique que j’en ai parlé à ma soeur, ma mère et je leur ai foutu une trouille ! [rires] Mais bon moi à l’intérieur, j’avais évolué petit à petit mais elles, elles n’avaient pas assisté à ça, donc je crois que je les ai beaucoup brusquées en fait. Et puis bon, après, j’ai vu que j’avais fait cette bêtise là donc bon, j’ai arrêté d’en parler et puis par contre au travail les gens, je leur avais dit que j’allais voir où je mettais les pieds et... Ils m’avaient dit : « Si tu rentres pas on va te chercher ! « Et quand je suis rentrée dans la salle de pause, les gens avaient à la bouche le mot : « Métamorphose « et j’ai entendu plusieurs personnes dire : « Métamorphose «, et déjà physiquement, ils me trouvaient déjà complètement changée. J’ai encore une amie avec laquelle j’ai pas mal parlé pendant un temps, et puis on s’était perdues de vue et puis elle m’a reparlé de cette fois, quand je l’ai revue et elle me disait que j’étais complètement transformée. Je pense que cela se voit physiquement, cela se voit physiquement... Maintenant bon depuis la trouille ma mère est venue me voir, elle a eu un petit peu de recul et puis maintenant quand elle vient me voir, elle dit aux photos que j’ai à la maison : « Bonjour Nâyîkâ ! Bonjour Mahat ! « Et puis elle rigole, j’ai l’impression qu’elle éprouve quand même des choses.»

Après une période de latence et de doute, l’entourage doit ainsi accepter les transformations qui parcourent le sujet. Comme le précise Jean, la «certitude» d’avoir trouvé sa voie demeure inébranlable. Et cette certitude absolue devra, au final, triompher des réserves que les autres peuvent émettre. Pour Françoise, «le retentissement est automatique sur les proches». La grâce du Guru, telle une aura, rayonne autour du pratiquant : «Les gens ne peuvent rien y faire. Si tu bénéficies de la protection du Guru, ça englobe tout ce qui t’entoure. On ne peut pas comprendre, c’est un peu de l’ordre de la magie...» Ainsi, la peur et le déni laissent progressivement place à l’harmonie d’une entente retrouvée. Sans en prendre véritablement conscience, l’entourage plonge, à son tour, dans l’absolue félicité inhérente au Guru et à la lignée. Le témoignage qui suit est à ce titre exemplaire. Il est extrait de la revue américaine de l’association Shiva. Anna vient d’être initiée. Là encore, un sentiment de certitude et de «grandeur» intérieure la pousse à partager avec ses parents et plus particulièrement avec sa mère son expérience initiatique :

«Un mois plus tard, je suis en train de me promener sur la plage, à New York, avec ma mère dans un état de grande excitation, attendant le bon moment pour lui faire part de ma sagesse et lui révéler la Vérité. Le moment est venu. Je tournoie autour d’elle avec un grand sourire, la vrillant du regard. Je prends sa main et lui dis : « Maman, j’ai quelque chose d’incroyable à te dire, quelque chose de fantastique ! Je suis une très belle personne ! Il y a cette grandeur à l’intérieur de moi, cette incroyable grandeur ! Je suis bonne ! Je suis quelqu’un de bon !... « Je poursuis ainsi pendant quelques minutes, perdue dans mon rêve, lorsque soudain quelque chose m’arrête net. C’est l’expression de son visage. Je m’étais imaginée une expression de gratitude, de joie et d’étonnement partagés. Rien de tout cela. Plutôt une horrible absence d’expression, reflet d’une incompréhension profonde. Comme si j’avais parlé chinois ou hongrois. Il y a aussi ses yeux que la peur voile et qui me montrent que je suis entrée dans un territoire interdit. Je peux presque voir, derrière les épaules de ma mère, toute la lignée familiale. Ils se tiennent là, une génération après l’autre, se transmettant le malentendu mortel selon lequel nous sommes foncièrement mauvais, selon lequel c’est une hérésie de penser que nous sommes bons ou beaux, ou, pire que tout, divins ! En cet instant sombre je me sens envahie par deux sentiments : une profonde compassion pour cette femme qui vit prisonnière de cette idée oppressante, et la sensation terrible de ma solitude. Je comprends que je ne dois plus compter que sur moi.»

Anna choisit alors de rompre avec sa famille. Après de longues pérégrinations, une pratique assidue, elle voit, quelques années plus tard, sa mère en rêve lui dire : « Tout ce que j’ai réellement voulu de toi, c’est que tu me montres ma grandeur, ma beauté et ma bonté. «. Quelque peu désarçonnée face à cette soudaine révélation, elle décide d’écrire une lettre à sa mère. Anna poursuit :

«En me relevant, j’eus une inspiration magnifique : j’allais lui écrire pour lui dire qu’elle était formidable, et pour la remercier de toutes les qualités que je désirais qu’elle ait. Je m’assis donc et j’écrivis ceci : « Ma chère maman, je t’aime tellement. Tu es la meilleure mère que j’aurais pu espérer. C’est toi qui m’a appris tout ce que je sais. Merci d’avoir autant de compassion, d’être si patiente et de m’aimer tellement. Tu as toujours voulu que je sois heureuse, même si cela signifiait accepter des choses avec lesquelles tu n’étais pas forcément d’accord. Merci de me soutenir. Merci de m’avoir aidée comme tu l’as fait, de m’avoir fait sourire lorsque j’avais besoin d’être remontée... « Quelque chose d’étonnant commença à se produire. Plus j’écrivais, plus je me sentais proche de cette femme qui avait toujours été pour moi une sorte d’étrangère. J’eus l’impression de toucher son âme, son essence. Comme jamais auparavant. La réponse me parvint presque immédiatement. Ma mère était très excitée. Elle disait : « J’ai adoré ta lettre. J’ai adoré tout ce que tu as dit. J’ai adoré que tu dises que je suis patiente ; j’ai adoré que tu dises que je suis aimante ; j’ai adoré que tu dises que je suis généreuse... « Elle poursuivait de la même façon en citant la lettre entière, ajoutant même quelques qualités auxquelles je n’avais pas pensé. Pour conclure elle disait : « Ma douce, tu m’as donné l’impression de valoir un million de dollars. Le pensais-tu vraiment ? ««

Ainsi, la reconnaissance de ces transformations qu’engagent l’enseignement et l’initiation ne peut se limiter à la seule sphère subjective. Comme le précise Anna, tout au long de ce récit passionné, son expérience de la «Vérité» ainsi que la découverte de sa «sagesse» doivent être partagées et acceptées par ceux qui l’entourent. Elles doivent être partagées et acceptées dans le prolongement d’une affirmation qui ne peut se conjuguer que sur le mode de l’impératif. À l’image du Guru qui l’accueille et la révèle secrètement, Anna se voit traversée par une force qui la subjugue et la transfigure, qui fait d’elle un être transporté, enivré par la grâce - l’expression anglaise to become intoxicated56 est, d’ailleurs, fréquemment usitée tout au long des récits des devotees. Ainsi, le monde se fait révélation, la nature de chacun est marquée du sceau de l’évidence. Le malentendu - en l’occurrence, concrétisé par cette ombrageuse lignée familiale qui soudainement efface celle de Shiva - ne peut être que passager, puisqu’Anna possède à présent une compréhension sans limite. Subjuguée, elle connaît l’»âme», l’»essence» de sa mère... Dès lors, afin que la révélation s’accomplisse totalement et que la boucle se referme, cette dernière doit à son tour admettre l’irrémédiable mutation de sa fille. Saisie elle aussi par la Grâce, elle partage désormais avec elle le même monde de félicité.

Pour Françoise de Shiva, ce partage peut opérer implicitement, sans que la personne n’en prenne réellement conscience. Comme nombre d’élèves de Shiva, elle a invité sa mère à une séance de méditation. Et, pour elle, la conclusion ne fait aucun doute :

  • -»Malgré ses craintes, j’ai réussi à faire venir ma mère à une séance... il y avait une swami, une moine de Shiva, qui faisait une tournée en France et il y avait une introduction à l’enseignement dans une salle, à Lyon. Donc, j’avais proposé à ma mère de venir et elle avait accepté pour voir où j’avais mis les pieds, donc elle est venue et je sais qu’elle a reçu comme moi les coups dans la colonne vertébrale qui sont des coups d’éveil de la Kundalini, c’est un signe... À mon avis, il peut y en avoir d’autres, à mon avis, mais ça, c’est pas... Apparemment, ça se passe quand même souvent comme ça, donc là, elle a reçu l’éveil et je vois qu’elle est bien plus... Elle est bien plus sensible au niveau physique même. En plus, lors de la méditation, on chantait. Et elle a voulu ouvrir les yeux pour regarder autour d’elle. Mais elle a pas pu. Alors, c’est vraiment un signe, j’ai eu la confirmation que ma mère avait été initiée...»

Depuis cette initiation implicite, les signes se multiplient pour Françoise. Sa mère change, n’est plus la même. Comme elle le précise : «Elle n’agit plus de la même manière. Moi, initiée et parfaitement consciente de cela, j’agis de telle ou telle façon. Et ma mère fait exactement la même chose ! Pour les mêmes raisons, mais sans que le lien explicatif ne soit établi...Mais elle ne veut pas reconnaître que c’est l’initiation et qu’elle est initiée...» Par conséquent, la multiplicité de ces signes que Françoise est à même de décrypter apparaissent comme autant de preuves indubitables. La résistance de cette initiée involontaire n’y pourra rien : la grâce du Guru a irrémédiablement modifié le cours de son existence. Une modification muette, en attente, qui, malgré l’ignorance, reste cependant efficiente. Ainsi, l’efficacité de l’enseignement ne connaît aucune limite. Énergétique infinie, sans compromis, elle absorbe dans une même totalité indifférenciée tous ceux qui la côtoient ou sont soumis à son rayonnement sacré.

Notes
56.

To become intoxicated : s’enivrer, se griser.