3. 2 Décrypter l’évidence

Saisi par cette force qui le traverse et le transcende, le sujet - qu’il soit pratiquant ou non, comme le montre l’exemple précédent - fait alors corps avec un monde de signes qu’il n’aura de cesse de décoder et de comprendre. Il s’agira donc bien de faire corps au sens littéral du terme, puisque c’est par l’exploration première de l’étendue corporelle que va débuter cette odyssée au sein d’un univers hermétique au symbolisme débordant et labyrinthique. Afin d’y trouver ses repères, le pratiquant s’efforcera alors de «se prendre en main » en réaffirmant cette présence physique qui ancre sa situation ontologique d’être-au-monde. «Se prendre en main », en d’autres termes, se saisir soi afin de se sentir partie prenante de la totalité cosmique. Comme nous l’avons précisé, pour de nombreux élèves, la pratique du yoga assoit ce souci d’inscription de soi par la «reconnaissance » , l’»acceptation » du corps. En se le « réappropriant » comme s’il avait été confisqué depuis toujours, certains revendiquent leur volonté de «désaprendre » , de s’arracher à ce qu’ils jugent comme des contraintes sociales qu’ils n’ont pas choisies. Catherine de Shakti : «Avec le yoga, j’ai l’impression que tout a changé. Je crois que j’ai appris la liberté en me disant que mon corps m’appartient alors que peut-être auparavant j’avais l’impression que c’était un corps qui avait été désiré, voulu par quelque chose que j’ai vécu de manière tranchée, que j’ai refusé... » Ainsi, la «culture » , l’»éducation », le «système judéo-chrétien» sont rejetés comme autant de logiques extérieures aliénantes. Au fil de ce processus de distanciation, le corps deviendrait ce repère absolu vers lequel convergeraient toutes les attentions subjectives. Désormais, l’on doit s’en sentir «fiers » afin de le «voir autrement » . Soumis à un «travail » scrupuleux, il contribuerait au « traitement» de ces non-dits, de ces souffrances que le sujet ne peut plus tolérer ou se refuse d’accepter. Une ascèse exigeante, concrétisée par des astreintes rigoureuses - jeûne, végétarisme, ... -, relayée par une pratique engageante, qu’elle soit posturale, méditative ou dévotionnelle, contribueraient à ce souci de gestion totale, de maîtrise pleine et entière de ce qui semble menacé de délitement. Dès lors, il s’agit de gérer son corps comme l’on contrôle son existence, par une économie complète de sa propre intégrité, une économie des liens et des relations qui se trament dans ce vaste réseau symbolique où se mêlent des dynamiques fluides de forces en interaction. En tant qu’exacte reproduction de cet entrelacement qui l’enveloppe et l’enserre, le corps du sujet devra se recomposer à l’image d’un monde énergétique sans limite. En devenant le lien privilégié le reliant à cette force transcendante, il fera l’objet d’une vigilance accrue. La moindre expérience sera considérée comme le révélateur d’un ordre de signification supérieure mais tacite qu’il faudra rendre intelligible et compréhensible. Témoin l’affection physique qui, tout à coup, revêt un sens qui fait d’elle plus qu’une simple maladie. Comme nous le précisions précédemment, le mal parle ou du moins le corps parle par le mal... Le dysfonctionnement physiologique cesse de se réduire à l’incompréhension morbide ou à l’explication positive du médecin pour devenir ce message directement adressé à l’entendement du sujet. Si «quelque chose » ne va pas ou ne va plus, c’est que «quelque chose » a échappé à cette gestion méticuleuse de l’intégrité subjective. Le «quelque chose » se mue alors en rappel à l’ordre, impliquant un resserrement du contrôle exercé sur la densité matérielle du pratiquant, densité matérielle qui, à son tour, entrera en vibration avec la globalité du lien existentiel qui le relie au monde.

Et c’est encore le corps qui permettra cette incursion au sein de ces univers intérieurs parcourus par une multiplicité de signes en attente. Produits d’un système métonymique foisonnant, ces signes apparaissent comme autant de révélateurs, de traces significatives de ce qui les organise secrètement. Ainsi, les méditations, les expériences initiatiques se muent en autant de moyens permettant l’expression de messages énigmatiques à décoder et à déchiffrer. Images, sons, odeurs, figures mythiques, humaines ou animales..., tous participent de cette chorégraphie de l’imaginaire où mots et choses ne font plus qu’un afin de dire l’évidence de ce qui, pourtant, échappe au sens commun. Dans ce monde de signes, de traces et d’indices, résiderait la transparence tout entière de l’univers. Les comprendre, les entendre, c’est ainsi faire advenir la limpidité de ce cosmos qui accueille le pratiquant. Dès lors, celui-ci tentera d’étendre son «vécu» afin de faire, à nouveau, corps avec ce qui l’entoure. Il s’agira d’aiguiser sa «sensibilité » pour que les choses et les êtres perdent de leur désarmante opacité. Comme nous le précise Françoise de Shiva, «on sent des choses, on a comme des antennes qui se développent... » Tout se met à faire sens à la lumière de cette clarté soudaine. L’incompréhension se dissipe. Progressivement, le doute s’évanouit... Pour Marc de Shakti, cette transparence du monde se matérialise par des expériences immédiates de quasi-clairvoyance. Des visions, des intuitions peuvent ainsi surgir, de façon impromptue, lorsqu’il se trouve en présence de quelqu’un. Ici encore, les repères de temps et d’espaces n’ont plus court. Ils se résorbent pour laisser place à une compréhension immédiate des choses et des événements. Selon Marc, cette faculté serait directement liée à cette hyper-sensibilité que développerait la pratique :

Il ajoute :

Une pluralité de signes se croisent et s’entrecroisent, donc, révélant, pour celui qui réussit à les percevoir, la cartographie occulte de son cheminement existentiel. Telle cette image de volcans qui survient à Marc lorsqu’une élève lui fait part de son désir d’effectuer un voyage à Jérusalem : «Des volcans... Il n’y en pas à Jérusalem... Mais elle explique qu’elle à l’intention de faire escale à Naples. À Naples ?!... Je regard une encyclopédie et je vois les îles Lipari en Sicile qui sont pleines de volcans. Je lui dis alors : « Vas à Naples ! vas surtout à Naples ! « Et elle y est restée une semaine, a sympathisé avec quelqu’un. Ils sont mariés et maintenant, elle vit sur l’île avec cet homme...» Ou cette méditation collective sur une plage indienne qui, soudainement, révèle la trace oubliée de la lignée des gurus : «Je cherchais un endroit. Encore une intuition, je vois un lieu un peu retiré... On s’installe et sous le sable de la plage, pas très profond, il restait juste un piton du toit d’un temple qui dépassait à cause de l’envahissement du sable parce que tous les Indiens avaient découpé les arbres. Eh bien, sous ce sable-là, il y avait un petit temple, une niche d’un temple avec un bulbe en oignon de deux mètres sur deux mètres où un guru avait résidé, il y a longtemps. Or ce guru était l’un des gurus fondateurs de notre lignée. Un guru très ancien. Il était sadou, donc très mobile, mais il était resté plus longtemps à cet endroit. Sahaja l’avait cherché mais il savait qu’un européen allait l’aider à le trouver. C’était moi... Et Voilà. Je n’ai pas d’explication, cela peut paraître irrationnel, magique, surnaturel...»

La notion de hasard s’estompe pour laisser place à la certitude du signe révélé dans toute son évidence. Le monde se reconfigure en un agencement ordonné et parfaitement logique pour celui qui en détient les clés symboliques. Ainsi, chaque pratiquant s’efforcera, à sa mesure, de comprendre l’assemblage métonymique qui relie la totalité de ses signes entre eux. Un mot, une image, un son, un parfum deviennent autant de révélateurs d’une relation à la transcendance qui, soudainement, projette le sujet hors de ses repères corporels, temporels et spatiaux. Les Gurus, l’Énergie, le Divin, tous se combinent en un tout indistinct qui affirme sa présence par l’articulation muette d’un idiome occulte, et pourtant si évident pour celui ou ceux qui en comprennent l’agencement. Pour l’enseignement Shiva, la découverte de ce langage énigmatique se concrétise ainsi en l’exploration sans cesse renouvelée de merveilles intérieures. À nouveau, un imaginaire du corps se déploie au gré de paysages fantastiques, d’images luxuriantes et de symboles fabuleux. Une initiation, une méditation et voici le devotee plongé dans des nimbes bleuâtres, enveloppé de souffles parfumés entêtants et extraordinaires, dialoguant avec des créatures étranges issues d’un bestiaire situé en une contrée où Inde et Occident se réunissent... Tout au long de cette plongée, le corps se dilate, se distend tout en se jouant des cadres de la rationalité. Les limites entre dedans et dehors s’effritent, les frontières se font plus poreuses. Le devotee devient le Guru, tout comme le Guru devient lui. De même, le Guru est tout à la fois - Nâyîkâ, Mahat, Vidyâ s’inversent et se mêlent telles des figures polymorphes interchangeables -, puisque Tout est Guru. Une même fusion énergétique s’étend, prodiguant en son sillage les prodiges les plus audacieux, les visions les plus mirifiques. Ainsi, plongé en méditation intense, le pratiquant voit surgir la Perle bleue, symbole de perfection et d’accomplissement, qui, comme l’indique Mahat, file tel un «tapis volant» : « [Elle] peut aller et venir à sa guise, entrer où bon lui semble, rien ne l’arrête. Elle peut sortir et rentrer par les yeux à son gré, d’une façon totalement indolore et qui échappe à notre compréhension. Lorsqu’elle est contente de vous, elle vient et apparaît devant vous.» Signe absolu du processus d’éveil, elle rattache le méditant à ce lieu situé hors du temps et de l’espace. Dotée d’un pouvoir illimité, «elle peut se rendre dans n’importe quel monde, aussi éloigné soit-il et revenir à la même vitesse.» De la même manière, le méditant peut se sentir tout à coup envahi par un nectar, «dont la saveur est plus exquise que n’importe quoi au monde, plus délicieuse que n’importe quel mets connus», et qui diffuse dans son corps, un ravissement tel que «tout ce que le monde [lui] offre est pour [lui] source de joie»57. L’abondance de ces signes sont, pour Mahat, la preuve indubitable de la présence de la transcendance en soi. Dans cette logique, le monde fait sens instantanément. Les zones d’ombres disparaissent, dissoutes par la certitude subjective d’être en lien avec l’énergie divine. Afin de trouver cet état de félicité absolue et d’éprouver la présence de ces expériences extraordinaires, le devotee se doit d’explorer, encore et toujours, les confins de son intériorité. Comme l’écrit Mahat, «‘l’individu devrait rechercher son propre Soi et comprendre le monde. Il devrait connaître Dieu qui imprègne les formes du monde’.» Comprendre son Soi, afin de comprendre le monde et, par là de rencontrer Dieu, tel est le cheminement que dessine Mahat à l’intention de chacun de ses adeptes... Ailleurs, il ajoute encore :

‘«Prosternez-vous devant le Soi. Vénérez et adorez votre être intérieur. Chantez le mantra qui résonne constamment en vous. Méditez sur votre Soi, car Dieu demeure en vous en tant que vous.»’

Dans la tradition yogique, la notion de Soi est centrale. Fruit de cette pensée complexe et ambivalente inhérente à l’Hindouisme, elle peut être rapprochée de la notion d’âme (âtman en sanscrit) ou d’esprit. Principe transcendant, le Soi est éternel, identique à l’Absolu (brahman) présent en tout être. Or, comme l’indique Mahat, il s’agit de vénérer, d’adorer et de méditer sur notre Soi, donc sur ce qu’il nomme cet «être intérieur» d’essence divine. Ainsi, le lien Soi / être / monde / Dieu autorise le déploiement d’une sémantique aux contours flous mais qui insiste avec force sur la notion d’appartenance, de possession. «Rechercher son propre Soi», nous dit Mahat, afin de s’en saisir pour connaître Dieu. Comprendre le Soi, c’est, alors, comprendre son être à soi, c’est, donc, se concevoir soi en tant qu’être au monde, porteur du Divin. Le Soi, en tant que principe mystique généralisant et universel, entre subtilement en résonance avec le soi, en tant que composé subjectif spatialement et temporellement circonstancié. La quête de transcendance peut, de fait, aisément se mêler au souci pratique de soi. La polymorphie signifiante de cette notion, que nous avons pu, par ailleurs, retrouver de façon plus ou moins explicite dans l’ensemble des associations que nous avons étudiées, permet au sujet toutes les formes d’interprétations personnelles. Dans le prolongement de ces processus idyosincrasiques, la demande de bienfaits et de mieux-être, répondant à une exigence individuelle et sociale, peut s’associer à une recherche plus proprement spirituelle. Dès lors, la situation intra-mondaine du pratiquant - concrétisée par une attention constante à soi afin d’améliorer sa relation au monde et au quotidien - se met au diapason d’une recherche extra-mondaine aspirant à la découverte d’un être mystique, atemporel, relié à la totalité cosmique.

Notes
57.

Michel de Certeau avait montré l’importance des sensations olfactives au travers de l’exemplaire expérience du poète mystique du XVIIème siècle, Jean-Joseph Surin. L’extériorité absolue de la transcendance est, ainsi, intériorisée par “le « goût corporel » d’ « un être qui évidemment n’est autre que Dieu »”. Voir Folie du nom et mystique du sujet : Surin, in Folle vérité. Vérité et vraisemblance du texte psychotique, sous la direction de Julia Kristeva, Paris : Seuil, 1979. Cet article est une reprise d’un précédent : L’énonciation mystique in Recherches de science religieuse t. 64, 1976, p. 183-215.