3. 3 Modernité et sécularisation

Cette dualité sémantique entre Soi et soi peut ainsi être comprise comme une modalité particulière des transformations du croire contemporain. Dans une certaine mesure, les pratiques et les groupes que nous avons étudiés s’inscrivent dans le prolongement de ce mouvement éminemment paradoxal de la modernité qui fait de Shiva, Shakti et Ganesh des communautés intensément modernes. En effet, la modernité, en tant que processus social et historique, si l’on se limite à la dynamique impulsée dans le sillage de la révolution industrielle58, s’affirme par un accroissement constant des techniques et des technologies, mais aussi de la production et de la consommation des biens et des savoirs. À cette idéologie du progrès et du développement répondrait, en contrepoint, une intensification de ce que Jean-Pierre Sironneau (2000) nomme les «récessions» des institutions religieuses au sein de la société. Au travers de ce jeu de miroir du désenchantement, la sécularisation progresserait au rythme de l’explication sans reste du monde par la science et les connaissances. Plus qu’un simple processus juridico-administratif mettant en évidence le transfert des biens ecclésiaux au possesseur civil, la sécularisation traduirait à la fois le recul général des institutions religieuses mais aussi la remise en question de leur autorité. Ainsi, le clergé se verrait privé, progressivement, de son influence quant à la conduite de la vie sociale et au contrôle des valeurs normatives. De la même manière, la prépondérance des références sacrales et religieuses tendrait à se dissiper ou à perdre de son intensité symbolique. Ce mouvement de recul serait, a contrario, accompagné voire causé par une affirmation sans cesse grandissante de la notion d’individu. La «dissolution des grands systèmes», pour reprendre l’expression de Gianni Vattimo (in La religion, 1996 : p. 89), permettrait l’expression d’un souci d’accomplissement et d’autonomisation subjectifs, mettant l’accent sur le déploiement universel de la conscience ainsi que sur la quête d’épanouissement individuel en termes d’aspirations sociales, philosophiques, éthiques, économiques ou encore esthétiques. Dès lors, il s’agirait d’être «bien dans sa tête» tout en étant «bien dans son corps» sans pour autant se plier à une autorité - religieuse, politique... - dont on réfute la logique dogmatique et l’extériorité absolue. La modernité sécréterait ainsi un double mouvement tensionnel qui, à bien des égards, peut être vecteur de troubles et d’angoisses : d’un côté, l’affirmation d’une connaissance positive et d’une maîtrise pleine du monde par la rationalisation de l’éthique ; de l’autre, l’insistance utopique sur des valeurs insistant sur la nécessité de soumettre l’ordre des choses aux besoins, à la raison ou à la volonté des individus. La modernité tendrait à épuiser l’univers par son souci totalisant d’explication de ce dernier tout en confortant le désir d’épanouissement et de bien-être de l’individu moderne. S’ouvre alors un espace interstitiel dans lequel peuvent s’immiscer les pratiques protéiformes du croire contemporain. Un croire paradoxal, ambigu qui va contester les conséquences et les implications de la modernité tout en s’inscrivant dans le prolongement éthique de cette dernière. Dans cette optique, les pratiquants de Shiva, Shakti et Ganesh nous ont tous fait part de la méfiance qu’ils nourrissaient quant à certaines valeurs de la société moderne. Ils lui objectent son individualisme, son anonymat, contestent le modèle de l’homo economicus et du mode de consommation effréné censé l’accompagner. De la même manière, ils stigmatisent les dangers qu’elle ferait peser sur l’environnement, lui reprochent son absence de conscience écologique et éthique, son incapacité d’offrir du sens dans un monde émietté et déchiré... Bref, la modernité serait réduite à un cadre de vie dont il faudrait s’accommoder mais dont il s’agit continûment de contester les conséquences existentielles.

Pourtant, malgré ce souci de remise en cause, les modalités du croire dont ressortent les groupes Shakti, Shiva et Ganesh répondent aussi à certains impératifs inhérents à cette même modernité. En effet, ils la prolongent tout en la réfutant et cela par une intériorisation de ses valeurs fondamentales. Ainsi, poursuivraient-ils le processus de sécularisation propre à la modernité en refusant de reconnaître aux religions instituées le monopole de la vérité. De même, en insistant sur les notions d’épanouissement personnel, d’autonomisation et d’accomplissement subjectifs, en accentuant la recherche de bien-être physique, psychique et spirituel, ils soulignent cette exigence du souci de soi consubstantiel aux valeurs d’individualisme de la société contemporaine. La gestion du quotidien, le contrôle du corps, mais aussi les rites, les pratiques ainsi que certaines références symboliques telles que l’énergie participeraient donc de cette même quête de réalisation subjective. Les propos de cette élève de Shiva sont, à ce titre, exemplaire : «L’énergie est partout. Même dans ma vie de tous les jours, je la sens... Par exemple, l’autre jour... [rires ] J’étais en voiture en ville. J’étais vraiment en retard et je tournais, je tournais, je tournais... Je ne trouvais pas de place pour me garer. Soudain, je me suis mis à penser très fort à l’énergie. Je me suis dit : « Aide-moi à trouver une place ! Fais que quelqu’un parte et me laisse sa place ! « Et ça a marché ! C’est magique ! [rires ] Il suffit de le vouloir, d’y penser très fort. Tu l’appelles ou tu récites le mantra, et ça marche... » Ces propos peuvent être interprétés à la lumière de ce qu’écrit Françoise Champion au sujet du recours aux arts divinatoires qui «‘ne renvoie pas forcément à des perspectives fatalistes mais, souvent, d’abord à une demande de ’ ‘«’ ‘ que faire ’ ‘«’ ‘, ’ ‘«’ ‘ comment mieux agir ?’ «, « ‘comment maîtriser l’incertitude ? ’ ‘«’ ‘ ; autrement dit, [ ce recours ] s’inscrit dans une perspective moderne de responsabilité individuelle et d’incitation à agir’.» (in Futuribles, 2001 : p. 52). De façon similaire, l’efficacité quasi magique, si l’on reprend cet exemple de la place de parking, participerait de ce même souci moderne de maîtrise existentielle. Face à des événements même les plus anodins mais qui, pourtant, déstabilisent le sujet, le recours à la symbolique de la pratique contribuerait à son inscription effective dans le monde. L’irrationalité apparente du magico-religieux rejoindrait, paradoxalement, la rationalité des comportements de contrôle de soi et de l’environnement propres aux modes d’opérationnalité de la modernité.

Cette même tension paradoxale surgit ainsi dans la manière dont ces groupes tentent de conjuguer au présent la référence à leurs traditions respectives. Comme nous l’avons précédemment énoncé, la perpétuation de la lignée par la réinvention de la tradition va se soumettre en permanence à un processus de réénonciation. Dès lors, pour exister, l’enseignement répondra à un souci constant de performativité où il doit être dit, décrit et énoncé afin d’être rendu effectif par la pratique. Or, pour sceller cet entrelacement entre théorie et pratique, il s’agit de recourir à des processus objectifs qui permettront la diffusion et la communalisation du savoir transmis. Ainsi, les outils de médiatisation que propose la technoscience contemporaine seront mis à profit. Pour Shakti, le fax apparaît comme le moyen privilégié concrétisant le lien entre l’ici du maître et l’ailleurs des gurus. Les dossiers des élèves sont scannés, mémorisés sur ordinateur puis transmis en Inde. Chaque orientation, chaque décision de la communauté sera soumise à l’autorité de la tradition. De façon quasi simultanée, les gurus pourront à leur tour réagir à une demande d’initiation, commenter en détail les orientations des cours de Marc. Un aller-retour permanent s’effectue par l’entremise d’écrits transitant en temps réel, sans être soumis aux contraintes des frontières. Pour Shiva, c’est le dispositif satellitaire qui, avec le téléphone et l’Internet, deviendra l’outil privilégié de la relation entre le guru et ses devotees. Ici, tout se passe en live, dans le prolongement d’une immédiateté universelle où fusionnent, dans une même communion, le présent et le passé de la tradition. Nâyîkâ est donc présente partout à la fois afin de porter avec elle le message de l’enseignement. Ici, à New-York, elle sera simultanément transportée à Bombay, pour rayonner jusqu’à Paris ou à Tokyo. Les frontières s’abolissent, les distances s’amenuisent pour laisser place à la même présence immédiate d’un sacré instantanément convoqué. Dès lors, cet outil technoscientifique mettant en jeu un réseau complexe de câbles et de satellites - ce que Jacques Derrida nomme de son côté la «‘télé-médiatisation’» (1996) - est inhérent à la condition présente de ces communautés du croire. La modernité des moyens de communication est ici encore employée afin de permettre le déploiement constant du message nécessaire à la cohésion des pratiquants. Dans une certaine mesure, cette cohésion ne peut se perpétuer qu’à la condition d’un usage a minima des processus de médiatisation qu’offre la modernité même si, par ailleurs, elle fera l’objet, par les mêmes membres de ces communautés, de vives contestations et critiques. Comme le précise Derrida dans La religion, «les nouvelles « guerres de religion « ‘se déchaînent sur la terre humaine (qui n’est pas le monde) et luttent même aujourd’hui pour contrôler le ciel au doigt et à l’oeil : système digital et visualisation panoptique virtuellement immédiate, ’ ‘«’ ‘ espace aérien ’ ‘«’ ‘, satellites de télécommunication, autoroutes de l’information, concentration des pouvoirs capitalistico-médiatiques, en trois mots ’ ‘culture, digitale et TV’ ‘ sans lesquels il n’est aujourd’hui aucune manifestation religieuse’» (1996 : p. 35). Ainsi, c’est dans le prolongement d’un même mouvement critique et pratique que va s’opérer la possibilité de cette manifestation. Il s’agira donc de trouver une issue entre, d’un côté, ce refus de l’indistinction, de l’aliénation que sécréterait la technoscience et, de l’autre, la nécessité vitale de perdurer donc de transmettre, de façon globale et efficace, le contenu du message de la tradition à partir duquel se fonde et s’organise la communauté. Cette oscillation paradoxale entre refus et acceptation de valeurs et de normes, entre critique et usage de moyens intrinsèquement reliés au contexte communicationnel contemporain va se trouver en partie stabilisée par la mobilisation de figures telles que celle du guru et de l’énergie.

En effet, par nature serions-nous tentés de dire, l’énergie et le Guru se prêtent à toutes les formes d’interprétations technicistes et communicationnelles. L’imaginaire qui les enveloppe peut ainsi neutraliser et dissiper l’apparent paradoxe qui sous-tend l’usage par ces groupes des moyens technoscientifiques. Ainsi, l’énergie, en tant que force potentiellement contenue en toutes choses, peut aisément se mêler aux flux des informations qui circulent au travers des réseaux de communication mondiaux. Fluide, a-locale, sans attache, elle participerait de ce vaste déploiement d’intensités qui sillonnent l’univers dans sa totalité. Puissance englobante, elle ferait converger vers elle toutes les fluctuations télécommunicationnelles de la modernité technoscientifique. Autoroutes de l’information, systèmes de communications satellitaires, réseaux optiques ou digitaux, propagation énergétique... L’énergie se fond avec une multiplicité de flux se mêlant à d’autres flux. Lien parmi une infinité de liens, elle contribue alors à la construction symbolique d’un monde situé hors de toutes contingences spatiales et temporelles, un monde de pure immédiateté où distance et proximité finissent par se confondre. De la même manière, la figure du Guru, à l’image de l’énergie, tend à nourrir cette vision d’un monde a-chronique et a-topique. Présent en toutes choses, partout à la fois, il se joue des frontières et des cadres temporels. Tout autant source de dévoilement que de retranchement, il résorbe en lui toutes les contradictions d’un être situé au croisement du mondain et de l’extra-mondain. Il trace ainsi les contours de cette temporalité que Ernst Kantorowitz, en reprenant les philosophes et les théologiens scolastiques du XIIème siècle, avait défini, dans Les deux corps du Roi, comme aevum. Un temps interstitiel ne ressortant ni du tempus fini et crée des hommes ni de l’æternitas intemporel et immortel du Divin mais s’étirant en «‘une sorte d’infini et de durée qui était douée de mouvement, et donc d’un passé et d’un futur’» (1989 : p. 205). Le Guru peut ainsi être rattaché à cette permanence «sans fin» lui assignant une condition quasi angélique59. Être de chair traversé par une transcendance qui fait aussi de lui une puissance qui ne connaît aucune limite, il occupe le monde dans sa totalité sans se soucier des contraintes de temps et d’espace qui lui sont consubstantielles. À l’instar de l’énergie, énergie avec laquelle il fusionne, il se démultiplie et parcourt l’étendue cosmique par l’intensité de ces flux qui le constituent. Être par essence de réseaux, il jette sur le monde les trames d’un système symbolique total et englobant. De la même manière, en étant présent partout et nulle part à la fois, il s’inscrit sans peine dans toutes les formes de re-présentation. Comme le précise Louis Marin à la suite de Kantorowitz, le préfixe re- peut être saisi comme une insistance sur les valeurs d’intensités et de fréquentativités. Ainsi, la trace tangible du Guru concrétisée par ces supports matériels que sont les photographies ou les objets - souvenons-nous à ce titre des pantoufles ou du fauteuil de Nâyîkâ placés là tels des signes évidents sur l’autel de la salle de méditation de Shiva - n’est pas une substitution à l’absence visant à combler un vide. Cette trace est plutôt la marque incontestable de l’évidence d’une présence mais qui s’opère dans le prolongement d’un retranchement. La photographie du Guru re-présente sa présence non pas en soulignant son éloignement mais en le faisant advenir ici et maintenant par des moyens autres que la simple présence physique. Pour reprendre les termes de Louis Marin dans Le portrait du roi, la re-présentation ‘«’ ‘reste ici dans l’élément du même qu’elle instensifie par redoublement.’ ‘»’ (1981 : p. 10) Dès lors, le Guru photographié, objectivé existe de facto. Il saisit, dans le prolongement d’un même geste sacré, ce qui se dérobe à sa présence pure et simple. Sa représentation se confond avec lui, il fait corps avec elle, tout comme elle fait corps avec lui. Il est sa photographie tout comme sa photographie est lui. L’acte d’autorité qui en découle scelle donc à jamais ce cercle représentationnel redoublé où l’absence physique se voit renforcée par la sur-présence iconique du sacré qui l’enveloppe. La photographie ou la paire de pantoufles cessent de se réduire à ces traces familières, communément reconnues, pour devenir la preuve indubitable de l’existence de celui qui les représente ainsi que de la force sacrée qui en émane. Plus que le Guru, c’est la continuité de la lignée et de la tradition qui se profile derrière la tangibilité objective de ces indices de re-présentation. Ainsi, les imaginaires dans lesquels se déploient les figures du Guru et de l’énergie cessent de s’opposer à ceux issus de la modernité. Bien au contraire, ils sont intégrés par les pratiquants et les traditions dont ils se revendiquent puisque censés partager la même teneur symbolique. Flux inscrits dans une même dynamique commune, ils peuvent tour à tour être mobilisés comme éléments métonymiques participant d’un même tout signifiant. Le paradoxe d’une modernité réfutée mais nécessaire quant à la perpétuation des enseignements s’effondre à la lumière de cette même explication énergétique fusionnant en une totalité indistincte sujet, monde et cosmos. Temps et espaces cessent de s’émietter. Ils se rejoignent et s’unissent pleinement dans le prolongement d’un mouvement de sens à l’univocité absolue.

Notes
58.

Pour une mise en perspective approfondie du concept de modernité dans les champs littéraires, philosophiques et politiques, nous renvoyons à l’ouvrage d’Alexis Nouss, La modernité, Paris : PUF, 1995.

59.

Le Guru, arrivé au terme de ses cycles de réincarnation, tend, cependant, à quitter le monde phénoménal pour rejoindre cet état primordial, indistinct, dégagé de toutes contingences qu’est le nirvana. Bien que sans divinité assignée, le nirvana, de par son absence de temporalité définie, présente certaines similitudes avec le concept d’æternitas...