CONCLUSION : GANESH, SHAKTI ET SHIVA, FRUITS DU DÉSENCHANTEMENT ?

Cette relation tensionnelle à la modernité que nous venons d’évoquer nous conduit ainsi, au final, à la réexaminer à la lumière de l’analyse que Marcel Gauchet proposait dans son ouvrage Le désenchantement du monde. À la suite de Weber, Marcel Gauchet, par la reprise de la notion de désenchantement, se penche en effet sur les conditions anthropologiques, historiques et politiques qui conduisent les sociétés humaines à transiter entre deux types d’expériences religieuses distinctes : d’un coté, l’expérience holiste et immanente de ce qu’il nomme la religion à l’»état pur» ; de l’autre, celle, individualiste et transcendante, de la modernité religieuse. Certes de vives objections ont été formulées à l’encontre de ce concept de religion «pure» ou «primitive». Nombre d’historiens, d’ethnologues ou d’anthropologues ont reproché à Gauchet l’instauration d’un modèle dénué de tous fondements culturels et sociaux. Mais si nous nous gardons de nous hasarder sur ce versant de la critique, il nous semble cependant que la «‘tension problématique’», pour reprendre l’expression d’Olivier Mongin60, que soulève Le désenchantement du monde reste extrêmement féconde quant à la saisie des formes religieuses qui nous intéressent. Cette religion première, «pure», «primitive», présidant au déploiement du questionnement anthropologique de Gauchet, demeure, en dernière instance, une fiction théorique contribuant à la fécondité d’une analyse singulière du fait religieux. En effet, pour lui, le désenchantement provient d’une friction philosophique entre deux visions du religieux, elles-mêmes traduisant deux relations irréductibles au temps et à l’espace. Dans cette visée, la saisie de la religion en termes d’immanence se distingue irrémédiablement de celle posée en termes de transcendance. Dans la perspective immanentiste, temps et espace participent de la même synthèse holiste où le présent dépend d’un passé mythique sans cesse reconduit. Les acteurs humains se voient alors dépossédés de ce qui, pourtant, confère un sens aux faits et aux gestes qui façonnent leurs existences. Inscrite au coeur d’un paradoxe récurrent, cette relation au religieux implique pour le sujet humain une co-présence à l’origine mais disjointe d’avec le moment d’origine. Il s’agit donc, pour lui, d’être en conformité constante avec ce qui a été, tout en éprouvant et reconnaissant l’incommensurable distance d’avec le fondement. Dès lors, si l’on suit l’analyse de Gauchet, c’est cette absence, cette coupure d’avec l’origine que la présence du mythe fondateur va tenter de recréer par l’affirmation d’une continuité immuable. Comme le précise l’auteur, il s’agit de produire «‘une intelligibilité du monde non pas en vue de son contrôle global (du point de vue du sujet divin ou du point de vue du sujet humain), mais à l’inverse, afin d’établir (ou en présupposant à la base) l’absence au ’ ‘présent’ ‘, comme au départ et comme à l’avenir, d’une unicité rectrice présidant à la marche d’ensemble des choses.’ ‘»’ (1985 : pp. 23-24) Dans cette optique, la coupure temporelle renforçant la complète dépendance du sujet humain vis-à-vis de l’originel resterait inséparable d’une disposition spatiale spécifique. Ici, s’affirme sans reste la nécessité d’un lieu d’appartenance inscrivant le monde des vivants au sein de l’ordre naturel. «Dieu est partout», présent en toute chose. Cependant il n’en reste pas moins étonnamment absent comme si son omniprésence, voire sa sur-présence finissait paradoxalement par l’effacer de l’univers des hommes. Ne se distinguant plus de la totalité qu’elle habite, la figure divine tend ainsi à se confondre avec l’indistinction relative que, pourtant, elle fonde et légitime. Le principe religieux apparaît ici comme le vecteur d’une tension paradoxale intenable mais pourtant sans cesse reconduite. Si le dehors devient la source et l’immuable la règle, le principe de mobilité se voit mis au service de l’immobile ; de même, le principe de transformation garantit l’intangibilité des choses. Comme l’indique Gauchet, l’»‘énergie du négatif’» est «‘tout entière retournée au profit de l’acceptation et de la reconduction de la loi établie’.» (ibid. : p. 11) Or, cette relation d’immanence au religieux instituant une scission irrémédiable d’avec le fondement s’est vue progressivement supplantée par une saisie de la transcendance divine. Pour Gauchet, cette appréhension du religieux est consubstantiellement liée à l’émergence de la modernité politique et historique. La sécularité, en posant l’État comme transformateur sacral, conduit à faire imploser les cadres spatiaux et temporels de la religiosité «pure». La société des hommes, en termes anthropologiques, se détache du passé pour aller vers le présent. Simultanément, l’extériorité spatiale se substitue à l’extériorité temporelle. Dans cette perspective, les Dieux s’éloignent du monde d’ici-bas. En entrant dans l’Histoire, la figure divine quitte le monde et devient questionnable, donc objet d’interprétation théologique et, par là, réappropriable par l’entendement humain. L’intangibilité première du sacré se voit contredite par la mobilité historique et sociale des hommes. Dès lors, et c’est ici qu’il nous semble que l’analyse de Gauchet prend toute son ampleur, l’intériorité du sujet devient le seul lieu possible où peut s’opérer l’appropriation de ce qui paraît infiniment éloigné des vivants. C’est à l’individu que revient la capacité de faire sien cette figure divine qui lui semble si distincte de lui-même. S’affirme alors, dans le prolongement des conséquences anthropologiques que sécrète la modernité, la place centrale de l’individu et plus précisément de son intériorité qui devient ce point de jonction entre la présence du sujet à lui-même et l’absence, l’éloignement tant spatial que temporel du divin. En s’éloignant du monde des hommes, les Dieux auraient laissé place à cette figure centrale qu’est l’Altérité absolue du Tout-Autre. En tentant de combler le vide qui le sépare de l’absolu, le sujet moderne fait ainsi «‘l’expérience d’une rupture intime ouvrant ’ ‘sur une fracture dans l’être’ . » (ibid. : p. 47) La figure de l’autre, par celle du divin, embrasse désormais l’horizon de la relation de l’homme au monde qui l’environne. Par conséquent, il s’agit, pour le sujet, de se penser dans la relation qu’il entretient avec ce qui est différent de lui : «‘cela veut dire que derrière les apparences du multiple, il y a à chercher la vérité de l’Un, que derrière le mouvant divers il y a à dégager l’identique à soi-même, qu’au-delà du simple donné sensible, il y a une cohérence intelligible à percer. Toutes opérations qui supposent un horizon infini d’approfondissement et un travail permanent de la pensée sur elle-même et contre elle-même en vue d’une explication-réduction plus radicale - donc un travail à l’épreuve de la pensée des autres, en ce commun effort vers le même ultime qui réconcilierait les esprits’.» (ibid. : p. 205) C’est donc, si l’on suit la thèse de Gauchet, à l’intérieur des hommes et non dans le pur dehors du monde que va se jouer cet «approfondissement» de la relation à l’altérité religieuse mais aussi humaine. L’intériorité subjective tiendrait une place centrale dans ce qui consolide et valide l’expérience de la modernité religieuse. L’opacité, l’incertitude, la résistance inhérentes à l’épreuve de la croyance, impliquant la rencontre avec ce qui échappe, se voient déportées au sein même de l’individu. Le monde extérieur se désenchante du fait de l’éloignement divin. A contrario, le sujet, en intériorisant le Tout-Autre, réenchante la relation qu’il nourrit à l’égard de sa propre intimité.

Cette interprétation du désenchantement, figure capitale de la réflexion de Marcel Gauchet, nous semble encore tenable afin de saisir la spécificité du croire à partir duquel s’organisent les associations qui nous intéressent. En effet, cette recherche d’une altérité intériorisable apparaît comme une constante au sein des trois groupes que nous avons étudiés. C’est non seulement l’intériorité mais aussi et surtout le corps qui deviennent ainsi les médiums privilégiés de cette relation à la transcendance dans lequel le sujet tente de s’inscrire. Comme nous avons pu le voir précédemment, l’expérience intime apparaît comme cet axe autour duquel s’agencent les multiples pratiques, techniques et enseignements que nous avons observés. Afin de parer à une souffrance première et de répondre à un besoin personnel de bienfait tant physique, moral, psychologique, social que spirituel, il s’agit de trouver un mieux-être existentiel en réaffirmant la maîtrise de son propre corps. L’élève de yoga entre alors dans un vaste système symbolique et pratique à l’intérieur duquel il tente d’assurer une gestion totale de ce qui le lie à sa santé, à son corps ainsi qu’à celui des autres. Ce souci constant de contrôle et de maîtrise s’étendra à l’ensemble des relations sociales, amicales et familiales, qu’il entretient avec le monde qui l’entoure. De même, il s’efforcera de continuellement maintenir une adéquation entre les temps et les espaces ressortant du quotidien et de la pratique. Chaque fragment d’expérience devient, de fait, autant de confirmations pour l’acteur de l’accomplissement de ce qu’il juge comme la vérité de son être profond. Le principe énergétique apparaît, au sein de ce vaste système existentiel, comme la preuve indubitable pour l’élève de son engagement dans l’enseignement. Puissance totalisante, tant physique que symbolique, l’énergie est ce qui donne matière à l’intensité expérientielle du croire. Par elle, en elle, s’opère l’adéquation entre le sujet et le monde, adéquation reposant sur une fusion absolue de ce qui appartient aux sens et au sensible et de ce qui ressort du sens et de la signification. De la même manière, elle autorise, par le corps et l’intensité émotionnelle, la rencontre entre l’individu et la communauté croyante. Ainsi, éprouver l’énergie, la ressentir en soi, ce serait intérioriser la présence toujours en suspend de la lignée et de la tradition revendiquées par l’autorité censée les représenter et les légitimer. Par l’épreuve collective de l’énergie, le guru, le maître ou le professeur perdent de leur seule valeur exemplaire. Ils partagent avec leurs élèves et disciples une même communauté d’expérience les faisant participer à une commune transmission de l’enseignement dont ils sont, chacun à leur mesure, les perpétuateurs. Ressentir l’énergie conduirait, ainsi, à faire sien, par son propre corps, la radicale étrangeté d’une force transcendante censée parcourir la totalité cosmique, ou encore à combler la distance séparant ce qui relève de la seule intériorité subjective et ce qui dépend de l’absolu dehors du Sacré.

À l’aune de ce souci de perpétuation commun aux groupes que nous avons étudiés, concrétisé par une même affirmation de primauté de la tradition, il apparaît que l’efficacité heuristique d’une notion telle que celle des Nouveaux Mouvements Religieux, sur laquelle nous avons précédemment insisté, montre quelque peu ses limites. En effet, des associations telles que Shakti, Ganesh ou Shiva peuvent être interprétées à la lumière de l’horizon compréhensif que déploie le concept de NMR. En effet, nous retrouvons pour chacun de ces groupes le même fond commun historique qui les rattache, comme nous l’avons vu, à la période de l’après-contre-culture. À l’instar de nombreux groupes religieux relevant des NMR ou de la Nébuleuse Mystique-Ésotérique, ils présentent cette même insistance sur le partage collectif de l’intensité émotive, mettant au centre des pratiques et des techniques, l’individu, ses expériences et son corps. De même, leur vision sensiblement proche d’un monde cosmique entrant en résonance avec un principe énergétique totalisant les conduit à se prêter à une forme limitée de syncrétisme et de holisme symbolique. Pour autant, leur caractère de nouveauté pose désormais problème. Ces mouvements, s’ils s’inscrivent incontestablement dans une forme contemporaine de croyance en actes - Danièle Hervieu-Léger dirait un «croire» collectif -, ne sont plus strictement «nouveaux». Ils perdurent, s’installent et s’aménagent des espaces durables dans le champ social. Progressivement, ils tracent, en marge des grands systèmes institutionnels, leur propre mode de légitimation et de reconnaissance. Situés en un espace opaque entre éloignement et intégration à la société globale, ils affirment la perduration de leurs pratiques et de leurs références. Afin de se déprendre d’une confusion avec un phénomène circonstancié tel que le New-Age, ils proclament la spécificité de leur histoire particulière au travers des caractéristiques de leur enseignement, de leur lignée et du guru censé les perpétuer. Mouvements éminemment paradoxaux, ils s’insèrent et reprennent ainsi à leur propre compte les valeurs d’une modernité tant individuelle, sociale, économique que technologique que, pourtant, ils n’ont de cesse de contester. Désormais, c’est moins la «nouveauté» qu’il s’agira d’interroger mais bien la durée de ce que l’on a postulé, peut-être un peu trop hâtivement, comme furtif et passager.

Notes
60.

Voir sur ce point l’article d’Olivier Mongin à propos de l’ouvrage de Marcel Gauchet : “Quand la religion s’éclipse”, dans la revue Esprit, octobre 1985.