II. B. 3. Les découvertes d’Antonio Damasio : les marqueurs somatiques

Comme nous l’avons déjà vu, les recherches entreprises par Antonio Damasio et son équipe, montrent, elles aussi, que la vie quotidienne et intellectuelle est sérieusement perturbée quand des lésions cérébrales existent dans les centres cérébraux responsables des émotions. Les personnes perdent leurs capacités à s’émouvoir, ce qui se vérifie par leurs réactions face aux événements de la vie de tous les jours. Elles gardent a contrario toujours leur maîtrise d’elles-mêmes mais deviennent incapables de faire des choix corrects dans le quotidien. Le chercheur explique que ces comportements illustrent

‘ “ bien les limites de la démarche purement rationnelle et les conséquences désastreuses de l’absence du mécanisme des marqueurs somatiques ”. ’

Que sont les “ marqueurs somatiques ” ? A. Damasio explique que nous sommes souvent mis devant des situations exigeant que nous fassions un choix. Choisir, c’est évaluer les avantages et les inconvénients de certaines propositions, les bénéfices ou les désagréments que nous en retirons. Dans le quotidien, nous devons fréquemment faire rapidement ces choix qui sont plus ou moins complexes. Si nous utilisions uniquement nos capacités de raisonnement, il nous serait très difficile d’y parvenir. Que se passe-t-il alors ?

‘“ Avant que vous ayez entamé le processus de raisonnement devant vous mener à la solution du problème, quelque chose d’important se produit : lorsque vous visualisez dans votre esprit, même fugitivement, la conséquence néfaste d’une réponse que vous pourriez choisir, vous ressentez une sensation déplaisante au niveau du ventre. Puisque cette perception concerne le corps, je donne à ce phénomène le terme de perception d’un “ état somatique ” ; et puisqu’elle est associée à une image particulière, à la façon d’un repère ou d’une marque, je l’appelle “ marqueur ” (...)’

Les sensations désagréables fonctionnent en quelque sorte comme un feu rouge clignotant qui nous avertit d’un danger, qui nous permet

‘“ de rejeter immédiatement une action donnée et (nous) incite à envisager d’autres alternatives ”.’

Elles réduisent d’emblée le nombre de choix en éliminant ceux qui ne sont pas judicieux. Des sensations agréables nous encouragent au contraire à persévérer dans la voie choisie. Ces marqueurs fonctionnent même dans le cas où un choix entraîne d’abord des désagréments qui conduisent ensuite à une issue positive. La visualisation de cette issue nous aide à supporter le moment difficile104. La non perception de ces sensations nous met dans l’incapacité de pouvoir effectuer les choix les plus adéquats :

‘“ Les marqueurs somatiques accroissent probablement la précision et l’efficacité du processus de prise de décision 105”.’

Les thèses de Jean-Didier Vincent (1986) et d’Antonio Damasio (1994), qui confortent l’importance de l’affectif, ainsi que l’importance du désir et de l’expérience du plaisir, résultent de leurs travaux de recherche en neurobiologie. Elles confortent l’hypothèse pédagogique de la théorie psychologique des émotions de Michel Lobrot, approfondie tout au long de son travail et de l’écriture de ses ouvrages. Dans L’écoute du désir, (1989), la réflexion du chercheur sur les expériences formatives et /ou thérapeutiques qui sous-tendent des apprentissages, comme dans l’éducation où enseignants et formateurs insistent sur la valeur formative de la contrainte, montre la différence entre les “ contraintes de la réalité ” et les “ contraintes sociales ”. Les premières

‘“ interviennent à chaque fois que nous sommes obligés de tenir compte, dans nos actions, d’un aspect ou d’un autre des choses, (...) (Ce sont) toutes les activités que nous faisons pour autre chose, à titre instrumental. Comme dans le cas des contraintes sociales, interviennent des sanctions au cas où nous n’acceptons pas ces contraintes de la réalité.106 ”’

Les deuxièmes

‘“ ont souvent pour but d’empêcher des actions qui, normalement, devraient se produire ou qui se produisent habituellement, soit parce qu’elles apparaissent comme inopportunes, soit parce qu’on veut que d’autres actions soient effectuées à leur place. Autrement dit, elles obéissent à des intentions, ce qui n’est pas le cas des premières. (...) Les contraintes sociales peuvent aussi avoir une certaine utilité dans la vie sociale. 107”’

Il constate que ces dernières, si elles ont une utilité dans la vie sociale, n’en ont aucune au niveau éducatif. L’apprentissage ne se fait et n’est efficace à long terme que s’il se fait librement, que si la personne le désire elle-même, que si elle s’investit, s’implique complètement dans cet apprentissage. D’un autre côté, un éthologue, Boris Cyrulnik, affirme, à juste titre, que les expériences difficiles n’engendrent pas systématiquement un comportement pathologique, mais il ne repère pas quels sont les événements qui limitent, voire annulent la dangerosité de l’expérience considérée.

Notes
104.

Carl ROGERS parle de “ ressenti organismique ”. “ La personne qui va vraiment bien considère son expérience “ organismique ”, son propre jugement, comme la source d’information la plus utile pour savoir ce qu’elle doit faire ou comment elle doit réagir dans une situation donnée. ” in TORNE (B.) : Comprendre Carl Rogers, Toulouse, éd. Privat, 1994, 163 pages, p.51.

105.

DAMASIO (A.) : L’erreur de Descartes, op. cit. p.226.

106.

LOBROT M. : L’écoute du désir, Paris, Retz, 1989, 208 pages, p. 18.

107.

LOBROT M. : L’écoute du désir, Paris, Retz, 1989, 208 pages, p. 19.