III. B. Applications de ces concepts à une situation précise

Quelques passages de l’histoire d’Azouz, dans Le gone du Chaâba 136, illustrent ces propos. Ils concernent les rapports d’Azouz avec deux maîtres et un professeur en classe de cours moyen puis de sixième.

Azouz, qui vit dans un bidonville près du boulevard périphérique, prend conscience des différences culturelles et matérielles entre sa situation et celle de ses condisciples français plus fortunés qui habitent dans des appartements confortables et dont la culture correspond davantage à celle de l’école. Il vit mal avec cette ignorance des codes sociaux, il en a honte et, pour échapper à ce sentiment de malaise, il “ décide ” de devenir bon élève :

“ J’ai honte de mon ignorance. Depuis quelques mois, j’ai décidé de changer de peau. Je n’aime pas être avec les pauvres, les faibles de la classe. Je veux être dans les premières places du classement, comme les Français. ” (p.60)[c’est moi qui souligne. F.L.]’

Pour cela, il change de place, quitte le fond de la classe, où il se trouve avec ses collègues algériens, pour s’installer au premier rang, “ avec les Français ”. Sa décision est clairement affirmée, l’élève dont il prend la place ne la conteste pas. C’est une rupture par rapport à son comportement antérieur :

‘“ A partir d’aujourd’hui, terminé l’Arabe de la classe. Il faut que je traite d’égal à égal avec les Français ”’

même si pour y parvenir, il lui faut quelque peu renier sa propre culture, ce dont il est malgré tout conscient :

‘“ Le maître a toujours raison. S’il dit que nous sommes tous des descendants des Gaulois, c’est qu’il a raison, et tant pis si chez moi nous n’avons pas les mêmes moustaches. (p.62) ”’

Le désir d’Azouz est clairement affirmé par son attitude :

‘“ A 8 heures, ce vendredi, je me suis installé à nouveau au premier rang. Tout le monde a compris dans la classe que désormais je n’en bougerai point. (...) ” ’

Pour y parvenir, alors qu’il rédige sa rédaction, Azouz a des idées claires en tête. Il connaît assez le maître pour raconter une histoire qui plaise à ce dernier :

‘“ Je ne peux pas lui parler du Chaâba, mais je vais faire comme si c’était la campagne, celle qu’il imagine. ”’

Il évite toutes les notations qui pourraient l’étonner, le choquer, voire amener un jugement dévalorisant “ barbare ” sur sa propre personne: chasser à la lance, piéger les oiseaux avec un tamis. Il a le sentiment d’avoir réussi ses compositions et il éprouve d’avance du plaisir, d’autant plus qu’il a travaillé tous les soirs avec sa soeur, “ résistant ” à la tentation d’aller jouer avec les autres. Ce plaisir anticipé,  

‘“  je savoure déjà les joies de la réussite ”,’

est confirmé par le visage du maître “ qui s’illumine ”, les compliments qui lui sont prodigués :

‘“  Je suis très content de votre travail. Continuez comme ça et tout ira bien. (...) ”’

L’émotion ressentie est extraordinaire, Azouz est confirmé dans son désir de réussir et encouragé dans ses efforts pour y parvenir. Il vit là, une expérience de plaisir, une expérience positive exigeante qui lui a demandé des efforts durant un certain temps:

‘“ Je saisis mon carnet à pleines mains, avec une émotion si intense que j’ai envie de pousser un cri, d’embrasser le maître, en pensant à la fierté que va connaître mon père en apprenant la nouvelle. Le maître a inscrit dans une colonne : deuxième sur vingt-sept ; et dans une autre : très bon travail. Elève intelligent et travailleur. Je ne sais que dire, que faire, qui regarder. (pp. 89-90) ”’

A la rentrée suivante, Azouz a déménagé et arrive dans une nouvelle école avec une nouvelle maîtresse qui, ayant son livret scolaire élogieux entre les mains, commente :

‘“  Ah ! Ah ! nous avons un petit génie avec nous !
J’ai baissé les yeux et elle a parlé d’autre chose. Je me suis senti mal dans ma peau. ” (pp. 183-184)’

Sur quel ton sont prononcées ces paroles pour que le malaise s’installe aussitôt ? Il semble que l’enfant n’y ait guère perçu de bienveillance et d’encouragement. Cette émotion peut être considérée comme le “ marqueur somatique ” qu’évoque Antonio Damasio. Le sentiment premier de la rentrée se confirme au cours du trimestre, les résultats ne sont pas très bons et les commentaires grinçants continuent :

‘“  Azouz, dix-septième sur trente ... C’est pas fameux pour un ancien petit génie ...
Et là, comble de déshonneur, j’ai pleuré au milieu de la classe. Elle a ajouté :
On s’était habitué à être le premier ? ! ” (p. 193)’

L’expérience avec Mme Valard est négative.

Après cette année difficile, Azouz entre en sixième au lycée et compare son professeur de français à son ancienne maîtresse. Là aussi, le premier contact est déterminant et anticipe la réalité. D’emblée, en regardant le visage de cet homme Azouz “ sait ”, il  est

‘“ sûr que tout va marcher ”, ’

alors qu’avec Mme Valard,

‘“ le premier contact vous dégoûte de l’école ”. ’

Un marqueur somatique positif a fonctionné face à M. Loubon, quelque chose de l’ordre du bien être, de la détente, qui informe en quelque sorte l’enfant sur comment se passera l’année scolaire avec ce professeur. Le premier sentiment du jour de la rentrée est confirmé. L’enseignant s’intéresse à son élève, lui parle dans son dialecte, l’initie à la culture maghrebine qu’il ne connaît pas, lui montre ses richesses, valorise ses connaissances :

‘“ Allah, c’est le Dieu des musulmans ”, ’

et par son attitude lui manifeste encouragements, affection, confiance et respect. (pp. 214-215)

L’attitude positive de M. Loubon à son égard, rappelle à Azouz l’humiliation que lui a infligée Mme Valard devant ses camarades, une humiliation terrible contre laquelle il n’a pas pu se défendre et qu’il “ ne peut pas oublier ”. Dans une rédaction, il avait repris une histoire racontée par son maître précédent, une histoire qui l’avait touché, et il s’est fait accusé d’avoir “ plagié Maupassant ”. La description de la maîtresse le soupçonnant est terrible :

‘“ elle s’était arrêté devant moi, m’avait fixé dans les yeux avec un rictus au coin des lèvres, pour me cracher :
Vous n’êtes qu’un fumiste. Vous avez très mal copié Maupassant. ” (p.220)’

De plus, il n’a pas pu se défendre, il est condamné sur des “ soupçons ”, sans avoir pu donner sa version des faits. C’est une des expériences les plus négatives de sa scolarité. (pp. 220-221)

Les conséquences de cette humiliation publique se situent à deux niveaux. D’abord, les camarades d’Azouz le pensent “ malhonnête ”. N’ayant pu faire entendre sa défense devant la maîtresse, c’est le jugement de cette dernière qui importe aux yeux des élèves. Ensuite, il se protège, “ à l’avance ” des risques possibles de l’originalité qui l’a conduit à subir ce jugement inique. Il élabore ce que Michel Lobrot appelle des “ super-défenses137 ” en rédigeant des devoirs impersonnels emplis d’idées banales et passe-partout qui sont alors jugés “ inintéressants ”. Mais, cela vaut mieux pour lui que d’être traité de “ fumiste ” et de “ menteur ”. C’est un moindre mal.

Quand il arrive au lycée, alors que la relation positive est avérée avec le professeur, Azouz ne progresse pas, malgré les encouragements prodigués. L’enfant perçoit les “ regrets ” de l’enseignant et en ressent de “ l’amertume ”. Il a beau avoir confiance en M. Loubon, il ne parvient plus à faire preuve d’originalité, le jugement de Mme Valard l’ayant complètement déstabilisé. (pp. 221-222). Mais nous sommes en mai 68, les cours sont désorganisés et le professeur propose

‘“ un sujet libre de rédaction à traiter à la maison et nous renvoya à la rue. ”’

Azouz saisit l’occasion qui lui est offerte pour parler du racisme. En quelque sorte, il ouvre son coeur à M. Loubon :

‘“ C’était uniquement pour lui que je l’avais écrit ”. ’

Le jour où le professeur rend les devoirs, le collégien est absent. Il revient le lendemain et un camarade lui raconte les événements de la veille. Puis il lui annonce sa note : 17/20, “ la meilleure note de la classe ”. Azouz apprend en outre que

‘“ Le prof nous a même lu ta rédaction. Il a dit qu’il la garderait comme exemple ... ”’

L’enfant exulte, enfin reconnu. Son émotion est très grande. Alors qu’il n’est pas là, justice est tout de même faite, il est “ réhabilité ”, “ ivre de fierté ”, “ ‘plus fort que tous les Français de la classe’ ” [et se sent] “ fort comme un buffle ”.

Il vit une sorte d’expansion, de libération de son être. Il s’en dégage une sensation de puissance, d’énergie faramineuse, signe de l’intensité émotionnelle positive ressentie par Azouz, énergie qui le replace dans une dynamique constructive. L’originalité a perdu le caractère négatif qui lui avait été attribué par l’attitude de Mme Valard, elle est devenue positive138. Il sait bien que certains élèves n’ont pas dû apprécier, “ ‘tous ceux qui n’avaient sans doute pas manqué de nous enfouir tous les deux dans le panier à bicots’ ”, (mais) “ peu importait ”,

Azouz a retrouvé une image positive de lui, son intégrité intellectuelle, et il est reconnu par son maître.(pp.220 à 225)

Notes
136.

BEGAG A.: Le gone du Chaâba, Paris, Points Seuil, 1986, 245 pages.

137.

LOBROT M. : Pour ou contre l’autorité, Paris, Gauthier-Villars, 1973, 178 pages. “ Les super-défenses visent les causes alors que les défenses ne visent que les effets. ” Dans la catégorie des défenses du moi, celle des super-défenses “ se caractérise par l’angoisse et la généralisation, c’est-à-dire par le désir de supprimer non pas seulement les maux qui résultent des attaques, mais les menaces elles-mêmes. ” p. 62. La blessure causée par Mme Valard a été si vive, si profonde, que la confiance en Mr Loubon ne permet pas à Azouz de passer outre. L’originalité est devenue dangereuse en toute circonstance scolaire.

138.

LOBROT M. : “ L’émotion c’est la vie ”, in LOBROT M. et collaborateurs : Le choc des émotions, éditions de La Louvière, Château La Vallière, 1993, 287 pages, p. 129.