I. A. 1. Mon père

J’ai toujours ressenti mon père comme dépressif. Il passait de longues journées à “ ruminer ” dans son coin et nous n’osions alors pas l’approcher. Ce phénomène augmente en fréquence, en durée et intensité au cours des années et, durant mon adolescence, il peut durer des semaines, voire des mois. Par réaction, je commente dans son dos : “ ‘le père André est encore parti à la Trappe !’ ” Cette tendance dépressive se retrouve dans sa famille. Les deux frères et la soeur que le lui connais présentent la même inclination à la mélancolie, terme qui reflète presque la définition du terme en psychiatrie. Un détail me revient en mémoire. J’ai alors douze-treize ans et nous sommes en vacances à Boulogne-sur-mer. Je remonte, avec mon oncle, la rue qui traverse le cimetière de l’Est – il habite juste au-dessus – et il me dit en désignant une tombe visible de la rue : “ ‘Bientôt, tu viendras me voir là. ’” Il s’était acheté un caveau et avait déjà fait graver la pierre tombale avec son nom, celui de son épouse et leurs dates de naissance ainsi que les deux premiers chiffres de celle de leur mort. Je lui rétorque aussitôt qu’il vaut mieux qu’il ne compte pas sur moi pour ce genre de visite et, depuis ... j’ai tenu parole ... Je ne le dis pas à mon oncle, mais je pense fortement : “ ‘Laissez les morts enterrer leurs morts’ ”, et ce contexte me fera retenir, sur ce sujet, le témoignage de Christian C., dominicain lors d’une session des équipes enseignantes : “ ‘Depuis la mort de mes parents, je ne suis jamais allé sur leur tombe. ’”

Que dire de ma famille paternelle ? Au XIXème siècle, mon arrière-grand-père, originaire de Gascogne, doit faire son service militaire à Saint-Omer dans le Pas-de-Calais. Il part à pied et, à la fin – cela dure sept ans à l’époque – il se marie et se fixe à Saint-Martin-lès-Boulogne. Il a un certain nombre d’enfants, dont mon grand-père, qui se marie à son tour, vient, au début du XXème siècle vivre à Paris dans le XIXème arrondissement, et a dix enfants – je n’en connaîtrais que quatre – entre 1888 et 1914, dont deux filles qui meurent à l’âge de deux ans et un fils qui est tué le 1er octobre 1914 en Argonne. Mon grand-père disparaît en 1917 alors que mon père a douze-treize ans, mais je ne l’entendrai jamais en parler. Ma grand-mère reste seule et fait de nombreux travaux de couture chez elle pour nourrir sa famille. Je ne l’ai pas connue – elle est décédée en 1938, dix ans avant ma naissance – mais son portrait trônait dans la cuisine de la maison que mon père avait achetée en arrivant en Haute Savoie et qui sert à sa famille lors des vacances. Elle m’apparaît comme une femme austère, volontaire, froide, qui dirige son monde d’une main ferme, sinon de fer. Il semble que les possibilités de jouer à l’extérieur de l’appartement soient assez rares et les corrections corporelles plus fréquentes. Par exemple, les enfants, quand ils s’amusent dehors doivent rentrer à la maison quand leur mère ferme les volets mais, souvent, pris par leurs jeux, ils n’y font pas vraiment attention. Ils organisent alors un tour de rôle quand ils remontent en retard parce que, à leur arrivée, le premier reçoit une paire de claques, le deuxième passe indemne à condition de faire vite, et le troisième bénéficie d’un coup de pied dans les fesses ... Sinon mon père évoque les corvées de charbon, les queues dans les magasins surtout durant la guerre de 1914-1918, et le chat de la maison. Il quitte l’école à douze ans, devient ouvrier du livre dans différentes entreprises et entretient, après avoir quitté Paris, des liens d’amitié avec son dernier patron et sa fille chez qui nous sommes allés en famille plusieurs fois lorsque j’étais petite. Non seulement il aime son travail d’imprimeur mais, quand il ne déprime pas, il aime rire, chanter, il écoute les émissions théâtrales et de musique à la radio. Arrivé en Haute Savoie, voulant aménager sa maison, faire un jardin, élever une basse-cour, il apprend ces divers savoir-faire dans les livres, ce qui m’a toujours paru extraordinaire : j’ai des difficultés à visualiser les opérations demandées dans ce genre d’ouvrages.

A ma naissance, une jeune fille vient à la maison pour s’occuper de moi mais, bien vite, des différents surgissent et mes parents décident de me garder eux-mêmes. Le travail de ma mère apportant un revenu régulier et plus stable que celui de mon père – elle est institutrice titulaire alors qu’il est un exploitant agricole novice – c’est lui qui tient le rôle de “ femme au foyer ”. Il nous élève, ma soeur et moi, fait la cuisine, le repassage, le ménage. Je n’ai pas de réels souvenirs de ces premiers moments où il est la “ puéricultrice ” mais, plus âgée, à voir son plaisir en face de nouveaux-nés ou de petits enfants, sa manière de les prendre dans les bras, de les bercer, de jouer avec eux, je pense que ce fut une bonne période pour moi. Je n’ai jamais eu l’impression que ma mère éprouvait ce même plaisir, avait cette même fluidité des gestes et, de ce point de vue, je dois tenir de mon père : j’aime les enfants tout-petits dans la période où d’autres les considèrent comme inintéressants, comme des tubes digestifs, et où ils imaginent qu’il n’y a pas de relation. Peut-être leur prêté-je des émotions, des sentiments qui n’existeraient pas, imaginé-je une relation pas encore construite ? Peut-être aussi ce que je ressens correspond-il à la réalité ? Il y a chez le nouveau-né quelque chose qui m’émeut profondément et auquel mon père était, je crois, sensible.