I. A. 2. Ma mère

Ma mère est institutrice. Ses parents, que j’ai connus, sont paysans. Nous allons les voir régulièrement le dimanche après-midi durant trois heures, ce qui correspond aux horaires des autobus. Sur les photos et dans mon souvenir, ils m’apparaissent aussi austères, rigides, assez autoritaires et distants. Je ne me rappelle pas de moments où j’aurais pu être dans leurs bras ou sur leurs genoux, où ils m’auraient raconté des histoires, où je leur aurait raconté les miennes. Pourtant, j’ai onze ans à la mort de ma grand-mère et quinze à celle de mon grand-père. Avec eux vit mon oncle, le seul encore en vie, et notre relation n’est pas extraordinaire, même si chacun a tendance, pour diverses raisons, à se faire du souci pour l’autre. En fait, du côté de la famille de ma mère, la parole circule peu et elle essentiellement sociale : on ne parle pas de soi, que ce soit de ses plaisirs ou de ses chagrins.

Ma mère, après le brevet supérieur, fait des suppléances, puis elle “ s’expatrie ” de son département durant plusieurs années, l’inspection académique lui ayant annoncé un beau jour qu’elle n’avait plus de travail à lui confier. Elle fait alors des demandes dans 21 départements et un seul lui répond, la Haute-Marne. C’est la raison pour laquelle elle me pousse à passer le concours d’entrée à l’école normale. A son retour, au bout de deux ou trois ans, après plusieurs remplacements, elle est nommée, au début de la guerre de 1939-1945, dans la commune où je suis née et qu’elle quitte à sa retraite en 1967, après avoir exercé avec une classe enfantine de 40 enfants, sans assistante maternelle pour l’aider. Aux alentours de la Toussaint, quand les enfants qui ont bu un peu trop de “ bourru ” ont la diarrhée, elle les monte à mon père qui s’occupe de les nettoyer et de les changer.

Elle est d’un caractère plus égal que mon père, a moins de sautes d’humeur mais nous n’avons jamais de conversations intimes, personnelles ; je ne l’ai jamais vue exprimer d’émotions. Cela ne veut pas dire qu’elle n’en avait pas, qu’elle ne ressentait rien, mais “ ‘ça ne se fait pas de montrer ses sentiments’ ”. Les derniers jours de sa vie, alors qu’elle savait qu’elle allait mourir, elle ne s’est pas départie de cette attitude, je trouvais cela horrible ... mais ce fut comme cela.