A la réflexion, ce que je peux dire sur ce vécu de l’enfance et de l’adolescence, c’est ceci : chaque fois que je me retrouvais dans des situations de “ pouvoir ”, chaque fois que j’étais confrontée à des situations où l’autre m’imposait quelque chose qui ne me correspondait pas au niveau des valeurs, au niveau de la méthodologie, au niveau de la relation, je me rebellais, je ne supportais pas. C’était, pour moi, de l’ordre de la vie ou de la mort ... Ces termes peuvent apparaître prétentieux, outrés, mais les attitudes de non respect de l’autre, de son rythme, de son être, et a fortiori les attitudes de mépris, d’humiliation, de violence conduisent la personne qui les subit, si elle n’a pas en elle les capacités de s’en protéger, si elle ne vit pas en outre dans un milieu épanouissant qui peut compenser, qui peut lui apporter des expériences épanouissantes permettant de faire face, ces attitudes donc, conduisent la personne à se fermer, à élaborer des systèmes de défense, de protection de plus en plus rigides, à refuser la prise de risque inévitable pour grandir. En effet, tout apprentissage est déstabilisant. Il consiste, entre autres, à changer de point de vue, de système de représentation, à quitter le confort d’une manière de faire qui “ marche ” pour une autre que l’on ne maîtrise pas encore144. La curiosité, le désir d’apprendre, de grandir sont inhérents à la vie. Malheureusement, bien souvent, l’éducation qui devrait favoriser, accompagner l’apprentissage – à moins de problèmes physiologiques et métaboliques , handicape, bloque, empêche le développement. Au lieu d’encourager, les éducateurs ont blessé, parfois de manière irréversible, l’éduqué, qui préfère alors éviter l’apprentissage qui lui a causé autant de souffrance. A ces maîtres, ces professeurs qui ont utilisé ce type de comportement à mon égard ou à celui de mes condisciples, je n’ai jamais fait confiance, et je n’en ai aussi guère appris. L’apprentissage fut peu concluant et, s’il y eut tout de même des résultats, ce fut malgré eux, et grâce à d’autres expériences qui pouvaient contrebalancer les premières.
En revanche, les personnes qui m’ont permis de me développer, qui m’ont laissée libre, qui étaient respectueuses et à l’écoute, sont celles qui ont eu la plus grosse influence sur moi. Je leur dois énormément, tout d’abord de n’avoir pas sombré dans la maladie mentale. Je leur dois mes goûts, mes intérêts, ma curiosité développée, mon goût de la vie, des relations, l’approfondissement de mes valeurs. Elles ne m’ont pas “ transmis ” leurs préférences intellectuelles, éthiques ou autres, elles m’ont permis de me situer, d’explorer mes propres désirs et mes intérêts, et ouverte aux leurs, dans la mesure où j’étais totalement libre de m’y intéresser ou pas, sans que cela ait une incidence sur notre relation. C’est grâce à cette liberté, à cette acceptation que l’éventail de mes désirs de connaissance s’est élargi. C’est d’elles que je tiens mes goûts, c’est grâce à elles que je suis ce que je suis.
GIORDAN (A.) : Apprendre, Paris, Belin, 1998, 255 pages, ch.4 : “ Les dimensions sociale et culturelle de l’apprendre ”.