III. D. Relations avec les inspecteurs

Les aléas des nominations m’affectent à des classes d’enfants attachants mais difficiles de grands groupes scolaires où, rituellement, en fin d’année scolaire, on constitue les classes d’un niveau donné en mélangeant celles du niveau inférieur. Par tempérament, par conviction, je pratique essentiellement la pédagogie Freinet et m’interroge sur les enfants qui ont du mal à suivre. Ils ont commencé leur scolarité avec des collègues assez, sinon très, rigides : on est en classe pour écouter et obéir, mais pas pour s’exprimer et créer. Ils sont en CE 2, pour certains déjà dégoûtés de l’école, ont une image dévalorisée d’eux-mêmes. J’essaie donc de favoriser au maximum l’expression, qu’elle soit orale, écrite, picturale, ce qui est difficile. Les enfants expérimentent

Bien évidemment, le début de l’année scolaire est un peu “ fouilli ”. Tout le monde veut parler, il s’agit de calmer les plus bavards pour permettre l’émergence de la parole des plus timides. On prend conscience, quand tout le monde parle en même temps, que l’on n’est pas entendu et qu’il vaut mieux parler l’un après l’autre. Apprendre à s’écouter est en outre chose difficile. Que ce soit à l’école ou en famille, on fait souvent l’expérience, étant enfant, que “ ‘l’on doit laisser parler les grands’ ”, que l’on ne parle qu’à la condition d’avoir la parole, ce qui sous-entend souvent répondre à la question qui a été posée et non s’exprimer librement. Par ailleurs, dans d’autres circonstances, les enfants parlent mais leur parole n’est pas écoutée, ou elle critiquée, dévalorisée. Or, la parole n’a de sens que si elle entendue, écoutée et prise en compte. Si les propos de l’enfant sont moqués, niés, dévalorisés, il lui deviendra beaucoup plus difficile de s’exprimer. Il la vivra comme une expérience dangereuse, dont il ne tire que des désagréments.

A l’automne donc, l’inspecteur arrive un matin, au moment où l’on choisit le texte libre que l’on va mettre au point. Son arrivée nous perturbe un peu, les attitudes d’écoute mutuelle sont récentes et encore fragiles, et l’ambiance moins calme que d’habitude. Certains en profitent pour se mettre en valeur d’une manière pas réellement appropriée à la situation. La “ discussion ” qui a lieu après sur ce qui s’est vécu me paraît significative. C’est un monologue, l’inspecteur parle comme s’il possédait seul le savoir (il a une licence de psychologie) et je l’écoute. “ ‘Ils s’expriment bien (tout de même ! ) mais ils doivent lever la main avant de parler ! ’” Aucune question sur les conditions de ce début d’année, sur les problèmes auxquels j’étais confrontée, sur la manière dont il aurait pu m’aider, ne serait-ce qu’en m’écoutant. Je n’ai rien pu dire de ces enfants qui m’interrogent par leur excessive timidité, sur ceux qui ne peuvent rester cinq minutes tranquilles, ni de ma joie quand un regard auparavant éteint s’éclaire enfin. Aucun échange égalitaire : en tant qu’inspecteur il vient “ m’évaluer ”, en réalité me juger, et l’écoute n’a pas sa place dans cette relation. Quant à moi, je suis une exécutante qui n’a pas à réfléchir, à faire preuve d’initiative, mais qui doit en quelque sorte “ obéir ”. En tout cas, c’est ainsi que je le vis. 

A mon retour d’Algérie, je retrouve une nouvelle école et un nouvel inspecteur, encore plus rigide que l’ancien. Il possède davantage encore la science et la compétence pédagogiques. Il connaît la meilleure “ manière ” d’enseigner mais ne sait pas mieux ce qu’est l’écoute. Dans ce genre de situation, je me sens incapable de travailler, de montrer quelque compétence que ce soit, de faire preuve d’imagination. Je me sens complètement angoissée, paralysée par cette épée de Damoclès au-dessus de ma tête, dans un état de choc, d’hébétude. Je comprends alors l’attitude de l’enfant qui, soi-disant, “ ne fiche rien ” en classe. Quand on a le sentiment de n’être, ni pris en compte, ni écouté, ni entendu, que les jeux sont faits d’avance, que le supérieur, que ce soit le maître pour lui ou l’inspecteur pour moi – n’est là que pour sanctionner, cela paralyse totalement. On est comme englué, on s’enlise, on “ pédale dans la choucroute ”, avec des semelles de plomb, mais le cerveau est “ sec ”, la main ne peut aligner trois mots, le corps faire un geste. Croire en soi, en ses compétences, en son intelligence, en sa capacité de fournir un travail de valeur, devient alors très aléatoire. Seules existent l’angoisse, les images dévalorisées et dévalorisantes ...