VII. Education maternelle

VII. A. Les premières acquisitions

Je me retrouve donc “ mère au foyer ” à partir de septembre 81 : congé de maternité, congé parental et demande de mise à la retraite. Les aînés vont à l’école, je m’occupe du troisième. Je le regarde vivre, jouer, découvrir. Avec lui, j’ai inauguré le sac kangourou et nourrisson, il passe une grande partie de sa journée contre moi. Je lui parle, je le promène et nous avons de grandes conversations alors que son langage est encore très difficile à comprendre. Il me fait de longs discours dans lesquels j’ai énormément de mal à repérer des mots que je puisse comprendre, sauf “ subséquemment ” qu’il avait entendu quand j’écoutais Brel (Le caporal casse-bonbons).

Je prends conscience que l’acquisition du langage s’est réalisée différemment pour les trois. Barbara, l’aînée, a eu très rapidement un langage compréhensible, les mots étaient parfois approximatifs mais situés dans un contexte, la traduction était relativement simple : “ moujache ” voulait dire fromage et “ dale ” viande ... Elle va à la halte-garderie, participe à toutes les réunions Freinet à peine sortie de la maternité, voit beaucoup de monde dans la mesure où, n’ayant personne pour la garder, elle m’accompagne partout. Son frère, Sébastien, vingt mois de moins, marche et parle plus tard. Les sorties sont moins fréquentes, il a six mois quand nous partons pour trois ans en Algérie et c’est nettement moins facile d’emmener avec soi deux enfants en bas âge. Il semble aussi qu’il paraissait moins pressé de s’exprimer de manière compréhensible parce que sa soeur, encore proche de lui “ traduisait ” assez bien d’une part, d’autre part, il était capable de crier assez fort et assez longtemps pour parvenir à se faire comprendre. Mais, dès qu’il eut décidé de parlé comme nous, ce fut de manière impeccable. Il fabrique lui aussi des mots, mais de manière apparemment plus scientifique : brancher une prise sur le secteur électrique se dit “ priser ”, boire avec une paille “ pailler ”. Nous sortons moins souvent avec les deux enfants mais ils s’entendent bien, jouent ensemble et, s’ils ne possèdent pas de jeux chers et sophistiqués, ils ne manquent ni de papier, ni de feutres de couleur, ni de livres, peu chers en Algérie parce que subventionnés. En 79, je rentre avec eux en France une année avant mon mari et ils prennent (pour l’un) et reprennent (pour l’autre) l’habitude de m’accompagner le mercredi aux réunions pédagogiques Freinet avec leurs feutres et leurs livres sous le bras. Je reprends un poste à mi-temps dans une école classée depuis en ZEP et sous l’autorité du dernier inspecteur évoqué... Je travaillerai deux ans avant d’être enceinte et mise en congé par l’obstétricien pour des problèmes de grossesse. En fait je ne reprendrai plus la classe. Nous habitons un village dans la campagne et comme, durant plusieurs années, nous n’aurons qu’un véhicule, les sorties hors du village ne seront pas très fréquentes. Mais Renaud, le petit dernier, grandit, je lui lis des histoires, beaucoup d’histoires et nous passons aussi bien du temps à faire des dessins avec des feutres. Je ne lui dessine pas quelque objet qu’il va colorier. Nous n’avons ni règle, ni gomme, ni crayon à papier, uniquement des feutres et nous dessinons à main levée d’une part, d’autre part nous ne laissons aucun espace blanc. Maintenant, à dix-neuf ans, il n’utilise plus la couleur, mais ses feuilles de cours, ses brouillons sont remplis de petits croquis. Au lycée, puis maintenant à l’IUT, ses camarades le réquisitionnent d’office pour illustrer le journal ou les affiches. Quelle a été la part, de cette activité que nous avons partagée ensemble quand il avait entre trois et cinq ans ? Je sais que je n’ai jamais dévalorisé ce qu’il faisait, que je ne lui ai jamais donner l’idée de “ recopier ” des modèles, que je ne lui ai jamais acheté ces affreux cahiers de coloriage. Parallèlement, s’agissant de la lecture, je n’ai jamais pensé, alors que j’avais du temps, à lui apprendre à lire. J’ai lu pour lui des heures durant, ce que j’avais déjà fait avec les aînés mais peut-être pas de façon aussi intensive, tant qu’il avait envie d’écouter des histoires. Et autant je n’ai pas vocation à être conteuse, je ne sais pas raconter les histoires et je n’aime pas, autant j’aime lire, d’abord pour moi, et aussi à haute voix pour les enfants, les miens et ceux des autres, des contes pour enfants. de tous âges, les textes classiques (Grimm, Perrault, contes de pays divers), et les histoires écrites par des écrivains contemporains, romanciers comme Azouz Begag et Daniel Pennac, ou scientifiques comme Théodore Monot à propos du désert ou Jean-Marie Pelt sur les plantes. Donc, je leur lis des histoires qu’ils aiment et que j’aime. En outre, le soir ou le matin, Renaud aimait venir dans notre lit et “ lisait ” comme nous adultes, des yeux après avoir écouté son histoire. Son père, lui et moi avions chacun notre livre ... Quand nous devions partir en ville faire des courses, il ne venait jamais sans avoir pris la précaution d’emmener au moins trois livres sinon plus. L’été précédant la rentrée au cours préparatoire, il passait toujours de longs moments dans les livres avec parfois une question du genre : “ maman, “ a ” et “ i ” ça fait quoi ? Et “ o ” et “ n ” ? Je lui répondais et il se replongeait dans sa lecture. Mais chaque fois qu’il me demandait de lire, je lisais. Et durant les vacances de Toussaint, alors que nous jouions au Trivial poursuite avec sa soeur et son frère, il est venu auprès de chacun de nous et a décidé de nous lire les questions, ce qu’il a fait parfaitement. Nous avons tous admiré sa performance et l’avons félicité. Au mois de janvier suivant, il vient au cinéma avec son frère et moi. Nous allons voir Les sorcières d’Estweak et je découvre, alors que nous sommes installés, que le film est en version originale sous-titrée. Il y a peu de monde dans la salle et je commence à lui lire discrètement les sous-titres mais il proteste et je me tais. Je me demande ce qu’il en comprend jusqu’au moment où s’inscrivent quelques expressions triviales sur l’écran et qu’il réagit : “ T’as vu maman, ce qu’ils ont écrit ? ” d’un ton à la fois un peu scandalisé et émoustillé. Sa réaction et notre discussion après me font comprendre qu’il a parfaitement suivi l’histoire de bout en bout. J’essaie donc de comprendre ce qui s’est passé, quels sont les éléments, les événements qui ont contribué à ce goût pour la lecture149. Dire que c’est un fils d’enseignant n’explique rien, dire que c’est un “ petit génie ” pas davantage. De manière probablement moins spectaculaire, les trois enfants ont lu et lisent maintenant, non seulement pour leurs études mais aussi pour leur plaisir. Dès qu’un désaccord surgit à propos d’un nom en histoire, ou d’un lieu, de n’importe quel événement même minime, ils vont conforter leurs points de vue à l’aide du dictionnaire, de l’encyclopédie ou d’un autre ouvrage approprié. Ce n’est pas une obligation, c’est une gymnastique intellectuelle et ils ont chacun leurs domaines de prédilection, dans lesquels ils sont imbattables. Quelles sont les conditions qui leur ont permis cette maîtrise de la lecture, ce goût du travail intellectuel ?

Notes
149.

Au cours préparatoire, Renaud est passionné par les volcans, l’année suivante il dessine des cartes montrant la dérive des plaques continentales. Durant celle d’après, alors que je suis allée visiter une dame en fin de vie il interroge son père à mon sujet : “ Il rentre quand, Anubis ? ”...