Que penser des propos recueillis ? Comme l’écrit Pierre Dominicé dans L’histoire de vie comme processus de formation à propos de la biographie éducative, je considère que l’interviewé, comme le rédacteur de biographie, :
‘“ choisit de dire à ses interlocuteurs ce qu’il est prêt à partager et ce qu’il imagine qu’ils peuvent entendre ... Bien que le questionnement du groupe qui suit le travail oral puisse offrir une sorte de garantie quant à sa véracité, la présentation tant orale qu’écrite, de la biographie éducative d’un adulte ne fournit aucune donnée qui puisse être considérée comme fiable, selon l’acception prise par ce terme dans la recherche expérimentale. L’avis d’un tiers ne permet pas le contrôle de ce qui est affirmé. Seule l’interprétation que l’auteur fait de son histoire doit être considérée comme vraie. Dans le contexte du groupe dans lequel il s’exprime, chaque participant sait de quoi il parle. L’histoire de vie à laquelle il se réfère est la sienne. Personne ne la connaît mieux que lui ”160.’Là, je suis seule à écouter leur histoire, plus exactement ce qu’ils m’en disent. Peut-être certains faits sont-ils dramatisés, minimisés, enjolivés ? Déterminent-ils des parcours, ou bien ne sont-ils que des anecdotes de peu d’importance ? Je me contente tout d’abord de leur redonner la transmission des entretiens, ensuite d’en faire une synthèse que je leur soumets. Ils ne m’ont pas contredite et Mireille m’a rappelée pour me dire son émotion à la lecture que j’en avais faite.
Concernant cette lecture, que veut dire le terme “ objectivement ” quand on travaille sur la subjectivité ? L’entretien, comme la relation pédagogique d’ailleurs, est une relation subjective entre deux sujets, comme toute relation interpersonnelle, dans laquelle interviennent les capacités de chacun à évaluer les situations de manière impartiale et aussi d’autres forces, moins rationnelles, moins maîtrisées : émotions, sentiments, besoin de rapprochement ou d’éloignement qui, selon les moments, favorisent ou desservent la relation. Après, donc, une présentation rapide, où je les considère comme collaborateurs dans la mesure où ils me fournissent le matériau et la question générale posée : “ Quels sont vos souvenirs ? ”, j’essaie au maximum d’être dans une position d’écoute, d’accueillir leurs propos de manière chaleureuse, non jugeante, respectueuse, en acceptant tout ce qu’ils me disent et seulement ce qu’ils me disent, et non dans celle de les “ faire parler ”.
Je n’ai aussi aucun moyen de vérifier la “ vérité ” de ces souvenirs et je ne pense pas que cela soit véritablement utile. Tout d’abord, n’ayant pas été forcées, les personnes restaient maîtresses de leurs confidences. Tout repose aussi sur la confiance établie entre nous dans la relation. Enfin, plus ils sont anciens, plus les souvenirs ont pu être modifiés au cours du temps par les expériences successives, les rêves, les lectures, les relations. La mémoire ne stocke pas les souvenirs à la manière d’un magnétoscope où ils
‘ “ sont interprétés comme des informations fidèles et figées ” ’mais selon
‘“ le modèle dit ” reconstructionniste ” dans lequel les souvenirs sont compris comme une reconstruction permanente, un mélange de faits et de fiction161 ” ’explique Elisabeth Loftus, docteur en psychologie, experte américaine sur la mémoire, qui considère celle-ci comme
‘“ fluide et vaporeuse comme les nuages ”, ’comme
‘“ une réalité plus spirituelle que physique162 ”. ’Ayant mené de nombreuses expériences pour la comprendre, elle constate que la mémoire est “ extraordinairement suggestible ”,
‘“ toujours prête à abandonner un vieux pan usé du passé en échange d’un morceau neuf et brillant qui rend son lustre à l’ensemble (...) J’ai modelé la mémoire des gens, les poussant à se rappeler un moustachu à la place d’un homme bien rasé, des cheveux bouclés à la place de cheveux lisses, des panneaux stop à la place de panneaux de priorité, des marteaux à la place de tournevis, une grange dans un paysage en réalité désert. J’ai été capable d’implanter des faux-souvenirs dans l’esprit des gens, leur faisant croire à l’existence de personnages qui n’avaient jamais existé ou à des événements qui ne s’étaient jamais produits. ”163 ’ ‘“ Les recherches récentes faisant appel à une cartographie sophistiquée du cerveau, indiquent que la mémoire n’est pas un archivage d’images et d’expériences, mais plutôt un réseau d’innombrables activités distinctes, chacune accomplie dans un endroit spécifique du cerveau.Les personnes en position d’autorité, par leurs attentes ou leurs suggestions, peuvent modifier les souvenirs d’un être influençable qui veut répondre à cette attente. N’oublions pas non plus l’emprise de la lecture et des médias sur notre imaginaire :
‘“ Par exemple, l’exposition à des programmes télévisés basés sur des drames vécus où se côtoient faits et reconstitutions de crimes supposés, peut être une source puissante de contamination engendrant peurs, rêves et fantasmes dans les esprits influençables ”165 ’écrit encore Elisabeth Loftus, rapportant les propos de Ganaway, professeur de psychiatrie à l’université Emory et directeur d’une unité sur les troubles dissociatifs dans un hôpital psychiatrique. Il ne faut pas imaginer que seules, les personnes psychologiquement fragiles sont tentées de transformer la réalité de leurs souvenirs. Nous sommes tous, peu ou prou, concernés par ces possibles distorsions. Il suffit souvent que le désir de retrouver un moment particulier se mélange à nos rêves, à nos souvenirs de films, de lectures et à des rencontres pour que nous fabriquions, à partir de quelques éléments réels, un souvenir imaginaire. Même pour des théra-peutes expérimentés, selon le docteur Ganaway, il n’y a rien qui
‘“ permette, des années plus tard, de différencier avec certitude ce qui est réel de ce qui est imaginaire 166”. ’C’est pour ces raisons que j’ai veillé, en les écoutant de mon mieux, à ne pas induire une demande forte de souvenirs précis. D’une part, je préfère un souvenir plus flou plus proche de la réalité à un souvenir embelli ou dramatisé qui en est plus éloigné. D’autre part, je considère que les propos qui me sont confiés relatent une réalité et une vérité qui ne sont peut-être pas toujours objectives mais sûrement émotionnelles167.
DOMINICE (P.) : L’histoire de vie comme processus de formation, Paris, L’Harmattan, 1996, 175 pages, pp. 130 et 131.
LOFTUS (E.), KETCHAM (K.) : Le syndrome des faux souvenirs et le mythe des souvenirs refoulés, Editions Exergue, 1997, 351 pages, p. 24.
Op. cit. p.22.
Op. cit. p.23-24.
Op. cit. pp.113-114.
Op. cit. p. 130
Op. cit. p. 131.
Les personnes s’imaginant par exemple avoir vécu des abus vivent des souffrances psychologiques du même ordre que celles ayant réellement vécus ces abus. in LOFTUS (E.) KECHMAN (K.) : Op. cit.