Dans la famille de Claudine, la violence est le fait de sa mère. Peut-on penser qu’une fois au moins le couple parental a protégé sa fille dans son intégrité ? C’est très relatif. Quels sont les faits ? A douze-treize ans, jouant de l’harmonium à l’église, Claudine va de temps en temps répéter chez le curé. “ ‘C’était un gars qui buvait, qui était bizarre ... Et puis un jour ... qu’il avait certainement trop bu, il m’a fait des attouchements. Et donc bon, c’est quelque chose qui m’a énormément secouée dans ma vie ’”. Même si elle habite dans une ferme avec des animaux (vaches), Claudine est totalement naïve en ce qui concerne la génération (“ ma maman, elle m’a jamais rien expliqué ”) et elle ne comprend pas ce dont parlent les autres au collège. Les garçons notamment en profitent : “ Si j’étais dans les toilettes, ils (les garçons) essayaient de me coincer ... Je voyais qu’eux ils savaient des choses que moi je savais pas ”. Elle précise alors que l’acte délictueux du prêtre s’est limité à des attouchements : “ y a pas eu de choses plus graves ” mais elle est très perturbée. Quand elle arrive chez elle, elle ne sait comment en parler “ j’osais pas et les parents ils étaient pas à l’écoute ” mais elle se met à pleurer abondamment avant de pouvoir enfin “ lâcher une phrase ”. Cela n’instaure pas le dialogue : “ mes parents s’en sont occupé mais ils m’en ont jamais reparlé (deux fois) ... Ils se sont débrouillés pour virer le prêtre ”. Aucune écoute supplémentaire à cette occasion, aucune parole déculpabilisatrice, Claudine a le sentiment de n’avoir pas été “ concernée ”. Au contraire, la relation déjà mauvaise avec la mère se dégrade encore : “ ‘Depuis ce jour, chaque fois qu’un garçon de mon âge passait en mobylette ... elle a toujours dit des mots méchants à mon égard, elle a vraiment dit des saletés sur moi .. et ça s’est continué quand j’ai rencontré mon mari, enfin j’ai eu un ami avant lui et elle a tout fait pour que ça casse’ ”. Quant au langage employé, il est sans ambiguïté. Au moment où, par personne interposée, elle apprend le divorce de Claudine, la mère réplique que “ de toutes façons c’était normal puisque j’avais, j’ai toujours été une salope, une traînée, enfin bon. Je vais pas développer tous ces mots, disons que j’ai été ça toute ma vie et donc c’est normal ”. Ce père, lui, rappelle celui de Marie qui abuse de sa fille, dans l’ouvrage d’Eva Thomas : Le viol du silence. Comme celui de Claudine, il lui fait partager son amour de la nature
‘“ Elle revenait à la terre ou à ces moments de bonheur partagés avec son père, dans le silence peuplé de chants d’oiseaux, d’un matin si doux à vivre, là, près de lui. Parfois, il lui disait : “ Tiens regarde ! ” et il lui montrait la première tomate qui rougissait de plaisir tandis qu’ils contemplaient, en silence, ensemble, ce beau fruit qu’il avait fait pousser avec amour. Ou bien il cueillait une fraise, la plus belle, il l’essuyait un peu sur sa manche, la lui offrait et elle savourait, dans le miroir de ses yeux ravis, ce fruit merveilleux qui avait le goût de sa tendresse. Parfois, il cueillait une rose, celle qu’elle choisissait, il lui apprenait à cueillir les fleurs sans faire mal au rosier. Il avait ces gestes doux, délicats, lents de celui qui connaît le temps qu’il faut au rosier pour faire pousser sa fleur ”175 .’Ce sont tous deux des hommes gentils, ayant sûrement de nombreuses qualités, mais faibles, aimant mal leurs filles, incapables de les protéger soit de leur propre désir (Marie), soit de la violence des autres (Claudine).
Claudine a été victime, elle a appris à subir et à souffrir sans se rebeller. Les attouchements subis sont de l’ordre du viol de son intégrité physique et psychique, les injures maternelles de sa mère à son égard ainsi que les coups le sont tout autant. Claudine n’a pu, au moment des faits, verbaliser sa honte, sa souffrance, son désarroi ; elle ne l’a pas pu davantage après. Elle est bloquée à la fois par l’abus du prêtre sur elle et par les paroles maternelles. Elle a peur, en outre, de reproduire ce comportement avec ses enfants et se dit très vigilante sur son propre comportement. L’émotion affleure tout au long de cet entretien voix mouillée, larmes aux yeux – ce qui n’est pas négatif pour autant. Cela libère Claudine en quelque sorte, mais provisoirement. Se demandant si les propos qu’elle tient “ rentrent dans le cadre ”, elle affirme : “ Ça, ça fait du bien sinon d’y mettre dans la boîte ”, avec un rire en montrant le magnétophone. Elle évoque davantage d’événements positifs dans la suite de l’entretien.
THOMAS (E.), Le viol du silence, Paris, J’ai lu, n°2527, 250 pages, p.100