I. F. Réflexions sur la violence

La violence physique et/ou verbale à l’égard de Claudine, laisse donc des traces palpables. Signe tangible d’impuissance, elle a des racines profondes dans son histoire personnelle. Ce que l’on a appelé pendant longtemps “ éducation ” a consisté souvent à “ dresser ” l’enfant à obéir sans tergiverser sinon “ il fera des caprices ”. Cela me fut encore confirmé quand, à la maternité, je pris sur mon ventre mon fils qui pleurait : dans la mesure où je le cajolais dès ses premiers pleurs, il deviendrait capricieux ! Tous les parents jusqu’à une épque récente et ce n’est pas terminé ont reçu, plus souvent subi, une éducation où l’adulte devait être reconnu par l’enfant comme celui à qui on doit obéissance, respect, sans pouvoir demander d’explication, ce qui serait vécu comme de l’impertinence, et sans être lui-même respecté. Pour obtenir cette obéissance, on utilise des moyens physiques et psychologiques divers, dès le plus jeune âge de l’enfant, dans le but d’annihiler ses

‘“ mauvaises tendances ”, “ le libérer des germes du mal ”176. ’

Selon Jean Luc Viaux, expert près de la cour d’Appel de Rouen, si l’on écoute les parents maltraitants, leur discours montre une cohérence interne : les faits qui leur sont reprochés s’inscrivent soit dans une logique d’éducation, soit comme résultant de la fatigue et de l’énervement alors que ce serait en réalité un désir inconscient de destruction systématique177.

Est-ce chaque fois réellement le cas ? Si, depuis quelques années, les moyens physiques (coups, gifles) sont officiellement réprouvés, ils sont toujours une réalité et sont parfois remplacés par des techniques manipulatoires tout aussi désastreuses sur le plan psychique. En fait, les enfants battus ou humiliés ont des parents qui veulent les contrôler en totalité, qui refusent leur recherche d’autonomie, qui les considèrent comme leur propriété, qui leur interdisent toute vie affective, imaginaire personnelle en dehors d’eux178. C’est ce qu’Alice Miller, reprenant la terminologie de Katharina Rutschky, appelle la “ pédagogie noire ” (et parfois la “ pédagogie blanche ”)179. Elle en montre les conséquences gravissimes en prenant l’exemple de Hitler :

‘“ Pour combattre la cruauté, il faut au moins d’abord la percevoir. Lorsque de toute une enfance, comme ce fut le cas pour Hitler et ses plus proches partisans, rien n’a été offert d’autre que la dureté, la violence, l’exercice aveugle du pouvoir et la froideur, que toute forme de faiblesse, de tendresse et de vie a été méprisée, la violence subie est ressentie comme parfaitement légitime. L’enfant croit avoir mérité les coups, il idéalise son bourreau et recherche par la suite des objets qui puissent être le support de ses projections, pour se décharger sur d’autres êtres ou d’autres peuples de sa prétendue culpabilité. C’est alors qu’il devient lui-même coupable ”180 .’

L’adulte violent, voire tortionnaire ne connaît pas d’autre système “ éducatif ” que celui qu’il a subi et qui a engendré chez lui des peurs gigantesques.

Il me semble que le positif, dans cet entretien, c’est Claudine consciente des lacunes, des manques, des faiblesses parentales. Elle n’a pas oublié ce vécu. Se souvenir de l’attitude de ses géniteurs à son égard est essentiel pour ne pas reproduire la même chose avec ses enfants mais ce n’est pas toujours suffisant : ces attitudes parentales sont inscrites à des niveaux corporel et émotionnel qui offrent peu de prises aux réflexions et décisions intellectuelles.

‘“ Combien d’entre nous, interroge encore Daniel Welzer-Lang, (à propos de la violence paternelle), n’ont eu que des claques, des fessées comme seules caresses paternelles ? Combien ont pu parler entre hommes avec celui chargé de nous apprendre la paternité ? Loin des complicités, des caresses, des gestes d’amour, les hommes apprennent l’homophobie, la concurrence, la lutte entre eux, la course à être le meilleur, le premier ”181

C’est ce que confirme Marco Vannotti :

‘“ Les désirs persistants et inconscients de vengeance d’une victime à l’égard des parents négligents ou violents bloquent les possibilités évolutives des victimes durant toute leur existence. Si ce désir de vengeance ne trouve pas la voie de l’exonération il risque de se répercuter dans les générations suivantes ”. Il poursuit : “ L’exonération n’est pas une solution de facilité. Il ne s’agit pas de trouver des excuses, mais de construire un mouvement personnel, interne, de la victime qui saisit le sens historique de la violence et décide de passer outre ... La victime peut ainsi penser à son futur et à ses légitimes aspirations sans être entravée par un désir inassouvi de vengeance ”182. ’

Il s’agit de faire un véritable travail de deuil concernant les parents qui n’ont pas voulu, pu, ou su, donner à leur(s) enfant(s) l’amour et la protection qu’il(s) étai(en)t en droit d’attendre. Accepter de n’avoir pas (ou mal) été aimé est l’acte préliminaire indispensable pour recevoir et/ou donner de l’amour, de l’amitié (sans confondre violence et intensité) et développer ses capacités relationnelles. La prise de conscience n’est qu’un premier pas.

Notes
176.

VANNOTTI (sous la direction du docteur M.), Le silence comme un cri à l’envers. Maltraitances et abus sexuels envers les enfants, Genève, édit. Médecine et hygiène, 1992. “ Selon des enquêtes récentes et représentatives en Suisse, plus d’un quart des parents admet battre les enfants pour les préparer à la vie adulte et cette éducation néfaste commence à l’âge de l’enfance, même entre 0 et 2 ans. Cela veut dire que les parents, dans notre pays, se sentent souvent incapables de se tirer d’affaire sans donner des coups, ne savent pas mieux, et surtout ne cherchent pas secours quand ils se trouvent face à des problèmes éducatifs ”. Karl Zuppinger

177.

RUBELLIN-DEVICHI (J.) et ANDRIEU (M.) sous la direction de, Enfance et violence, op. cit. pp. 40-41.

178.

RUBELLIN-DEVICHI (J.) et ANDRIEU (M.) sous la direction de, op. cit. p. 45.

179.

MILLER (A.), C’est pour ton bien, Aubier, 1984

180.

MILLER (A.), La souffrance muette de l’enfant , Aubier, 1980, p.61.

181.

CLERGET sous la direction de J. et M.P.), op. cit. pp.102-103

182.

VANNOTTI (sous la direction du docteur M.), op.cit. pp.24-25