II. L’enseignant chevronné

Mais ces dernières années, sollicité par son inspecteur qui apprécie son travail, il tente à nouveau l’expérience après nos entretiens et après avoir passé et réussi (il est deuxième) le concours de professeur des écoles. Il le réussit la deuxième fois après s’être fait aider pour la préparation par une conseillère pédagogique passionnée. Quand je le rappelle après pour connaître le résultat, il me propose de nous voir car il a “ beaucoup à dire ” et je le sens peu satisfait, désabusé par la manière dont tout s’est passé.

Nous en parlons durant près de trois quarts d’heure. Il raconte les péripéties de ce concours, auquel il réussit mais dans des conditions qui ne donnent guère envie de tenter l’expérience. Il évoque surtout le dernier entretien, la soutenance du mémoire tout en relatant incidemment, la séquence critiquée d’une leçon qu’il avait faite l’année précédente, celle de la critique qu’il fait d’une leçon d’une stagiaire ainsi que la distance entre les prescriptions officielles concernant ce concours et la réalité.

Le vocabulaire relatant ses sentiments tout au long de l’épreuve n’est guère encourageant : six fois “ déstabilisé ” et une fois “ très très déstabilisé ”

quatre fois “ désagréable ” (une fois “ très ... ”, une fois “ vraiment ... ”)

trois fois “ désarçonné ”

deux fois “ pas très engageant ”

une fois “ frustrant ”, “ sournois ”, “ je ne me suis pas laissé avoir ”, “ il m’a fait deux ou trois coups tordus en me la jouant camarade ”.

Cette soutenance est définie comme ayant été “ une situation de non communication ” : cinq expressions utilisant “ non communication ” ou “ pas de communication ”, trois le verbe “ écouter ” à la forme négative et une dernière conclut : “ Je me suis aperçu que ce qu’ils disaient, ça n’avait aucune importance ”. Jean aborde alors, par deux fois, l’évaluation de son travail faite par le jury : “ Tu vois bien, soit ils te le donnent, soit ils te le donnent pas mais ils te disent pas : bon vous êtes vraiment nul mais on pense que vous avez des capacités pour vous former. En gros c’était ça. ”

Il précise aussi la distance entre ce que préconisent les textes officiels décrivant les épreuves avec la réalité à laquelle il s’est frotté. Par exemple, s’il est demandé un mémoire de vingt pages maximum, “ les coutumes locales c’est : si tu fais moins de vingt pages t’as aucune chance de l’avoir. Faire au moins vingt-cinq ”. De même les notes de l’année précédente sont prises en compte, “ si tu as moins de douze c’est pas la peine de te représenter ... ”

Un seul élément est positif durant tout ce travail : l’aide de la conseillère pédagogique qui l’a informé, qui l’a écouté, conseillé, qui est venu le voir dans sa classe et qui lui a permis de prendre conscience de sa pratique, d’y réfléchir, d’évoluer au bénéfice des enfants et de lui-même : “ ‘Au niveau personnel, disons que ça m’a permis de faire un travail plus approfondi en musique. Parce que, comme c’est une matière qui est facile pour moi, c’est vrai que j’avais jamais vraiment approfondi le fait de savoir comment faire passer certaines choses ... Avant, tu vois, c’était quelque chose que je faisais vraiment de manière très intuitive mais comme j’avais un gros bagage technique j’étais jamais coincé. Intuitivement j’arrivais toujours à improviser, à faire passer globalement ce que je voulais faire passer. Donc là, ça a été intéressant, dans ce sens-là, le fait de prendre un petit peu de recul, de savoir faire des choix’. ” Ensuite, la présence de cette femme qui vient le voir dans sa classe et les échanges qu’ils ont, “ ‘ça m’a permis de me rendre compte qu’en fait, en musique, j’étais très traditionnel, j’étais très directif, j’étais en complet décalage avec ce que je faisais par exemple dans les autres matières. Ça c’était intéressant pour moi. Du fait que d’une part je n’y réfléchissais pas, je faisais ça très intuitivement. Et puis, d’autre part, du fait que c’est une matière qui a un coeur donc pour laquelle je ne tolérais pas bien le non investissement des enfants, ou les échecs, ou ... Du coup, j’étais très, très directif. Alors ça a été très intéressant parce que ça m’a fait découvrir une autre facette à creuser dans ce domaine.’ ” Et il termine cette réflexion par ces mots : “ Ça, j’ai essayé d’en parler un petit peu dans l’entretie, mais ça ne les intéresse pas. ” Je n’y fais pas allusion durant l’entretien mais cette grande intolérance, cette rigidité certaine comparée à sa pratique générale m’ont rappelé ses déboires anciens. Lors des premiers entretiens, Jean a explicitement affirmé avoir cessé ses recherches après s’être senti humilié, “ de la merde ” alors qu’il s’était investit passionnément. La blessure est trop vive, trop cruelle, trop injuste ...

Je lui demande alors, ce qu’ils ont dit de son mémoire, et Jean répète : “ Ils m’en ont pas parlé ” (deux fois), “ Ils m’en ont pas dit un mot ” (trois fois), ce qui le frustre. Je lui fais part de mes interrogations concernant cet examen, pensant que devait être évaluée la capacité de l’enseignant ayant quelques compétences en musique à aider ses collègues à développer les leurs en donnant envie aux enfants et il réagit : “ ‘Oui, exactement. Mais ça, si tu veux, je l’ai bien défendu. C’est pour ça aussi qu’ils n’ont pas pu complètement me démolir parce que là, j’étais solide là-dessus. J’avais préparé de tous petits extraits vidéos, j’avais bien préparé mon histoire pour leur montrer qu’au départ, avec des gamins qu’étaient pas du tout dans la musique, j’avais réussi à les accrocher à un projet musique. Ils avaient accroxhé même si, et bien y a des gamins qui sont pas très justes à certains moments, ou qui sont peut-être pas bien pile dans le temps, mais qui sont accrochés, qui ont envie, qui s’investissent corporellement dans l’histoire. Et ça, je trouve que c’est assez frappant dans tout ce que j’ai fait , je trouve que c’est le côté qui m’apparaît intéressant’ ”. Et ça l’est d’autant plus que il a changé de lieu et de poste, et qu’il arrive dans une école où la musique n’est pas une matière importante, où la pédagogie est fort différente de celle qu’il pratique. Mais aucun questionnement sur ce cheminement, aucun intérêt marqué pour le travail d’un instituteur qui cherche à investir ses élèves, à susciter leur désir et leur implication pour une activité apparemment peu pratiquée et peu considérée avant son arrivée.

Ce que Jean perçoit, c’est qu’il se trouve au centre d’un conflit, qu’existent des enjeux de pouvoirs. Il est d’un caractère plutôt calme mais il a des idées et des convictions pédagogiques qu’il promeut et défend, que certains approuvent et partagent mais que d’autres rejettent, refusent catégoriquement. Il ne laisse donc pas les gens indifférents. Son ancien inspecteur l’avait encouragé, le nouveau venant lui aussi d’arriver dans la circonscription s’intéresse à son travail : “ Vous m’intéressez. On a besoin de gens comme ça dans la circonscription ”. Mais s’il se sent soutenu par son responsable hiérarchique, l’instituteur, déçu et plus ou moins écoeuré, ce qui se comprend aisément, laisse percer son ressentiment  d’une manière toutefois moins violente qu’à propos de sa première expérience : “ Je leur en veux parce que c’est pas possible de sortir d’un truc comme ça ayant l’impression d’être plus bas que terre, d’être moins costaud que quand t’es rentré. C’est pas possible ça. ” Et je perçois de la tristesse aussi, de la lassitude, peu d’émotions positives en fait.