L’analyse des itinéraires personnels des instituteurs interviewés montre que, bien souvent, leurs comportements professionnels, dans ce qu’ils ont de positif mais aussi de négatif, semblent trouver leurs origines, tout au moins en partie, dans leur histoire personnelle. Les événements vécus de manière heureuse leur donnent une certaine force, une sécurité intérieure une affirmation d’eux-mêmes, une liberté, un esprit curieux et d’initiative, ceux qui furent douloureux leur laissent des cicatrices, une certaine fragilité, une tendance à l’auto-dévalorisation, à l’inhibition, qui persistent et les handicapent dans les domaines professionnel (celui qui nous intéresse) et personnel. Cette solidité permettant l’ouverture ou cette fragilité nécessitant une certaine fermeture pour se protéger s’enracinent dans le vécu émotionnel affectif, domaine étudié par les psychologues à divers titres (développement de l’enfant, enfants et adultes à problèmes en raison de conditions socio-économiques ou de pathologies diverses) mais peu à celui qui concerne le formateur, qu’il s’adresse à des enfants ou/et à des adultes. Le petit nombre de recherches dans ce domaine est évident.
L’anecdote qui suit est révélatrice de l’opinion courante. En mai 1996, Jacques Nimier vient présenter son ouvrage La formation psychologique des enseignants à Lyon. Un certain nombre d’universitaires des Sciences de l’éducation sont là, ils ont organisé une table ronde sur ce sujet. En raison de son itinéraire personnel, de ses recherches, de ses animations, Jacques Nimier insiste sur cette formation psychologique nécessaire. Un professeur intervient fortement. Il plaide pour une formation pédagogique solide et réfute le plaidoyer de son collègue par ces mots : “ La psycho, tout le monde sait ce que c’est, tout le monde connaît le complexe d’OEdipe ... ”. Jacques Nimier l’interrompt fermement. Lui ne parle pas de la connaissance intellectuelle mais de ce qui est appelé le travail sur soi, c’est-à-dire la prise de conscience de ce qu’on est, de ce qu’on vit, de ce qu’on ressent, de comment cela nous affecte, nous perturbe ou nous dynamise, influence notre comportement et nos relations avec autrui. Il prend alors l’exemple d’un professeur de français qui, après le décès d’un membre proche de sa famille qui l’affecte particulièrement, ne donnait à étudier que des textes évoquant un monde plutôt minéral où la vie ne paraissait pas présente en s’étonnant que les élèves ne s’y intéressent pas et se dissipent. Sans s’en rendre compte, cette personne avait éliminé de son cours tous les textes parlant de la vie, des relations humaines, tous les thèmes pouvant se référer aux préoccupations de jeunes adolescents189. L’essentiel, là, n’est pas d’en chercher les raisons, les explications mais de constater, de permettre la prise de conscience de cette situation. Les adolescents, en fait, réagissent sainement contre quelque chose qui ne les intéresse pas, et qu’ils ressentent peut-être plus ou moins confusément comme morbide. Un cours théorique de psychologie a probablement aussi peu de chance de remédier à la situation. C’est la différence que précise Jacques Nimier entre “ enseignement ” et “ formation ”, qui me paraît très intéressante. Selon lui, un enseignement
‘“ qui passe par la connaissance sur l’autre (enfant, adolescent etc.) sans passer par la connaissance de soi-même, conduit à un ” comportement de pouvoir ” sur l’autre. ” 190 ’En effet, cette “ connaissance sur ” l’autre, est une connaissance théorique, purement intellectuelle ; elle repose essentiellement sur des tests, des lectures, des cours, mais pas sur l’expérience. Elle est la seule que reçoive l’enseignant dans le domaine psychologique, elle l’induit à penser qu’avec ce “ savoir sur ” il est le mieux placé pour décider ce qui est bon pour l’enseigné. Elle l’entraîne à élaborer un fantasme de toute puissance sur autrui. En outre, elle ne lui permet pas d’acquérir une connaissance réelle de son propre fonctionnement psychologique, de repérer ses réactions face à certaines situations, de savoir ce qui le fragilise ou l’insécurise, ou ce qui le rassure, ou mieux, le dynamise. Cela comporte de plus un effet pervers : l’enseigné lui-même imagine que son enseignant “ sait tout ”, ou presque, sur lui et mieux que lui, ce qui l’incite à un comportement servile par perte d’esprit critique. Il se produit une objectivisation de la personne, et cela d’autant plus que l’observateur s’imagine “ objectif ” et ne prend pas en compte ses propres réactions subjectives face à l’observé. Une formation psychologique digne de ce nom serait donc celle qui accompagne l’enseignant dans la découverte de lui-même, de ses désirs, de ses peurs, des relations qu’il noue avec ses élèves et son entourage, dans les rapports qu’il établit avec l’écrit, la recherche, le rapport au savoir, dans la découverte des affects qui naissent de ces relations et dans leur prise en compte aux niveaux intellectuel mais aussi affectif et émotionnel. Ce n’est pas parce que l’on sait intellectuellement quelque chose qu’on l’intègre au niveau émotionnel, affectif. Si cela était le cas, pas un enfant, pas un adulte ne devraient se considérer comme nuls à l’école en général ou dans une matière en particulier. Si cela se produit, c’est bien souvent parce que leur lenteur et/ou leurs difficultés de compréhension ont été accompagnées de regards, d’attitudes ou de jugements méprisants, humiliants, dévalorisants, qui les ont découragés, qu’ils proviennent du milieu familial, du milieu scolaire191 ou des deux. L’échec peut être dû à une pédagogie inadaptée mais tout autant à des attitudes relationnelles inappropriées. Formation pédagogique et expérientielle sont toutes deux nécessaires à la formation du futur enseignant.
Cet exemple, cité par J. Nimier lors de sa conférence est relaté succinctement dans son ouvrage : La formation psychologique des enseignants, Paris, E.S.F., 1996, (135+86) pages, p.98.
NIMIER (J.) : La formation psychologique des enseignants, Paris, E.S.F., 1996, (135+86) pages, p.24.
A propos de l’échec scolaire, Marguerite Gentzbittel écrit dans La cause des élèves, (Paris, édit. du Seuil, 1991, 229 pages), : “ Si l’on ôtait tous les cas de tributs payés à l’autoritarisme du professeur, tous les veto bloquant le passage en classe supérieure dont la fonction inavouée est de rétablir une autorité chancelante, j’estime qu’on aurait franchi un sérieux pas pour réduire l’échec scolaire – la part d’échec scolaire qui provient de maîtres mal dans leur peau. ” p. 118
Parmi d’autres anecdotes, elle rapporte ce jugement d’un professeur à un élève de seconde : “ Cette copie est tout simplement nulle, définitivement nulle. ” Elle commente : “ Imposer pareille épithète à un gosse qui, de par son âge, ne relativise rien, c’est criminel. ”(p.179) Malheureusement ces commentaires commencent bien avant la classe de seconde, parfois dès le cours préparatoire ou l’école maternelle et leurs effets sont autant sinon plus désastreux encore.