V. A. Daniel Pennac et la lecture

V. A. 1. Une démarche originale

La démarche de Daniel Pennac est décrite dans Comme un roman 248. Il évoque, à la manière d’un problème de mathématiques : “ Soit une classe ... ”, une classe de jeunes adolescents d’un lycée de banlieue, élèves dont le bulletin scolaire n’incite pas à croire à une réussite au baccalauréat et qui, ce qui n’est pas un hasard, n’aiment pas lire. Et, pour débuter l’année de cours en français, il leur lit des ouvrages, en commençant par Le parfum de Patrick Süskind. Mais cette lecture est gratuite : les élèves étaient invités à se trouver une position confortable pour écouter, et il ne leur posait aucune question à la fin de la séance. Très vite, alors qu’ils n’auraient jamais acheté ce roman, ils ont envie de connaître la suite de l’histoire, ils écoutent passionnément et celui qui s’est endormi se réveille, déçu d’en avoir manqué une partie. D’autres textes, d’autres auteurs suivront et l’attention sera constamment soutenue. Dans cette activité, les adolescents retrouvent, ou découvrent pour certains, le plaisir qu’ils avaient à écouter les histoires que leurs parents leur lisaient quand ils étaient petits, le soir avant de s’endormir. Ils constatent qu’ils comprennent ce qui est écrit, qu’ “ un roman raconte d’abord une histoire ”. Ils découvrent un style, que les romanciers écrivent différemment, que les thèmes évoqués peuvent être proches de leurs préoccupations. Ils éprouvent la nécessité de relire personnellement le texte, de se retrouver seuls face à lui. Alors qu’auparavant, ils ne voyaient pas la fin des lectures qu’on leur imposait, ils s’attristent de devoir quitter les héros avec lesquels ils ont cheminé, parce que le roman se termine, ils trouvent du temps aussi pour lire ... Pourquoi ? Daniel Pennac compare le temps de lire et le temps d’aimer:

‘“ Le temps de lire est toujours du temps volé. (Tout comme le temps d’écrire, d’ailleurs, ou le temps d’aimer.)
Volé à quoi ?
Disons au devoir de vivre. (...)
Le temps de lire, comme le temps d’aimer, dilate le temps de vivre.
Si on devait envisager l’amour du point de vue de notre emploi du temps, qui s’y risquerait ? Qui a le temps d’être amoureux ? A-t-on jamais vu, pourtant, un amoureux ne pas prendre le temps d’aimer ?
Je n’ai jamais eu le temps de lire, mais rien, jamais, n’a pu m’empêcher de finir un roman que j’aimais.
La lecture ne relève pas de l’organisation du temps social, elle est, comme l’amour, une manière d’être.
La question n’est pas de savoir si j’ai le temps de lire ou pas (temps que personne, d’ailleurs, ne me donnera), mais si je m’offre ou non le bonheur d’être lecteur.249 ”’

Il avait d’ailleurs prévenu d’emblée :

‘“ Le verbe lire ne supporte pas l’impératif. Aversion qu’il partage avec quelques autres : le verbe “ aimer ” ... le verbe “ rêver ” ...
On peut toujours essayer, bien sûr. Allez-y : “ Aime-moi ! ” “ Rêve ! ” “ Lis ! Mais lis donc, bon sang, je t’ordonne de lire ! ”
Monte dans ta chambre et lis !
Résultat ?
Néant.250 ”’

Que nous apporte le plaisir dans la lecture ? Donnons encore une fois la parole à Daniel Pennac :

‘“ La question de savoir ce que nous avons “ compris ” (question finale) ne manque pas d’intérêt. Compris le texte ? oui, oui, bien sûr ... mais compris surtout qu’une fois réconciliés avec la lecture, le texte ayant perdu son statut d’ énigme paralysante, notre effort d’en saisir le sens devient un plaisir, qu’une fois vaincue la peur de ne pas comprendre les notions d’effort et de plaisir oeuvrent puissamment l’une en faveur de l’autre, mon effort, ici, garantissant l’accroissement de mon plaisir, et le plaisir de comprendre me plongeant jusqu’à l’ivresse dans l’ardente solitude de l’effort.
Et nous avons compris autre chose, aussi. Avec un brin d’amusement, nous avons compris “ comment ça marche ”, compris l’art et la manière de “ parler autour ”, de se faire valoir sur le marché des examens et des concours. Inutile de le cacher, c’est un des buts de l’opération. En matière d’examen et d’embauche, “ comprendre ”, c’est comprendre ce qu’on attend de nous. Un texte “ bien compris ” est un texte intelligemment négocié.251 ”’

Et, bien que nous n’ayons pas à lire, tout au long de notre vie, que des textes qui nous passionnent ... la maîtrise acquise grâce à la “ lecture plaisir ” va nous permettre de négocier de la manière la plus efficace ce passage ennuyeux et avec le minimum de désagréments ... Cela est loin d’être le cas pour une personne qui a des difficultés avec cette activité, angoissée à la seule idée de lire qui envahit son psychisme et paralyse ses capacités. Evidemment, celle qui franchit ce handicap est plus riche alors de cette expérience. Mais combien y parviennent ?

Notes
248.

PENNAC (D.) : Comme un roman, Paris Gallimard, 1992, Folio, 1995, 199 pages.

249.

PENNAC (D.) : Comme un roman, Paris Gallimard, 1992, Folio, 1995, 199 pages, p. 137.

250.

PENNAC (D.) : Comme un roman, Paris Gallimard, 1992, Folio, 1995, 199 pages, p. 13.

251.

PENNAC (D.) : Comme un roman, Paris Gallimard, 1992, Folio, 1995, 199 pages, pp. 150-151.