V. B. Bernard Defrance et la réflexion philosophique

L’expérience de Bernard Defrance, professeur de lycée, est aussi riche d’enseignement sur les pratiques et les attitudes des élèves et de leurs enseignants. Dans un ouvrage synthétique, il détaille durement les graves contradictions de “ l’enseignement ”

‘“ entre les finalités affichées et les pratiques réelles, entre les intentions généreuses et les effets produits : pour l’instruction, développement du sens critique d’un côté, mais effets de conformité de l’autre ; pour la formation, compréhension des exigences de l’insertion professionnelle, mais en réalité apprentissage des techniques de prostitution ; et pour l’éducation, obéissance à l’autorité de la loi, mais en fait soumission au pouvoir du dominant. 255”’

Professeur de philosophie dans des établissements de banlieue non prestigieux, il raconte son vécu avec des élèves de classes techniques dans Le plaisir d’enseigner 256. Pour lui, l’enseignement de la philosophie ne correspond pas ce qu’il est malheureusement trop souvent dans les lycées : un “ gavage ” d’informations. L’enseignant part du quotidien, de la vie de la classe, de ses élèves, de leurs difficultés diverses, de leurs expériences. Au lieu de leur proposer de grandes dissertations et de grands auteurs, il les invite à partir de leur vécu, à l’écrire. Bien évidemment, existent quelques préalables à cette demande. Ces écrits ne sont pas notés ; les lycéens ont le droit d’écrire ou de ne pas écrire, de signer leur texte ou de le donner anonymement, surtout s’il y a projet de publication, leurs expressions et leurs personnes sont respectées. Comment les voit-il ? :

‘“ Je découvre tous les ans qu’ils ne sont pas les “ barbares “ abondamment décrits dans certaine littérature. (...) dans certains “ quartiers chauds “ (...), je découvre aussi des capacités et des richesses insoupçonnées.257 ”’

Il explique alors ses débuts d’année, sa manière de se présenter aux lycéens avant de les inviter à en faire autant. Et il évoque le conseil entendu par des générations d’enseignants et de surveillants :

‘“ “ d’abord serrer la vis, après on peut relâcher un peu ... “ S’imposer au groupe : les ravages causés par ce très courant et banal “ conseil ” sont incalculables. Il institue d’emblée un rapport de forces et il ne s’agit plus alors pour le professeur que d’être “ le plus fort “.258 ”’

et les différentes manières (institutionnelles, chantage affectif, séduction) utilisées par les enseignants pour asseoir leur pouvoir :

‘“ “ écraser “ l’autre ”.’

alors que :

‘“ j’ai appris progressivement, que je ne peux “ maîtriser ” mes élèves... ”259

Il précise alors les difficultés pour instaurer une nouvelle façon de faire son cours, pour changer les systèmes de représentation de l’école, pour inciter à l’expression parce qu’ils ont peur de s’affirmer en tant que sujets – dire “ je ” , peur du jugement d’autrui sur eux, peur de dire des “ conneries ” :

‘“ L’ordre demeure : le professeur parle, l’élève écoute. Si le prof se tait, tout s’écroule. Les “ bons élèves “ n’aiment pas. Les  “ mauvais “ non plus, ils sentent peut-être qu’il va leur falloir sortir de leurs habitudes. Le sens descendant de la parole va-t-il pouvoir se “ transversaliser “ ? A-t-on jamais vu des élèves parler entre eux autrement que sur les modes du pseudo-débat ou du bavardage ? ”260

Petit à petit, la parole se libère, les élèves parlent de leur vécu et le professeur leur demande d’écrire ce qu’ils racontent :

‘“ Là aussi, surprise. On peut écrire à l’école en réponse à une demande et non à un ordre ? Ce ne sera pas noté ? Pourquoi donc alors écrire toutes ces “ histoires “ sans intérêt ? ”’

Et, alors qu’on ne les oblige pas, alors que le travail d’écriture ne leur rapportera pas de note, les élèves écrivent ... Ils n’écrivent pas des textes “ nuls ”, sans queue ni tête, des textes mal construits. Ils expriment leurs émotions, font part de leurs réflexions, dans un style en général très correct :

‘“ Je ne supporte plus les bêtises qui courent partout sur la prétendue incapacité d’écrire des élèves. J’ai presque toujours constaté qu’à partir du moment où le sentiment d’avoir quelque chose à dire est suffisamment fort, ou bien l’intérêt manifesté par autrui suffisamment pressant – et autrui, ici, c’est souvent moi ! – les moyens pour écrire viennent spontanément, et si ce n’est pas le cas, nous corrigeons en vue de la publication. ”261

A la différence de nombreux contextes scolaires, ce n’est pas d’une pseudo mais d’une véritable communication qu’il s’agit. Ce que pensent les élèves, ce qu’ils vivent, ce qu’ils ressentent intéresse réellement le professeur qui s’implique, qui prend le risque d’écouter et d’entendre... A partir de cette approche, tous les “ thèmes ” de la philosophie sont abordés, si l’on considère qu’elle est d’abord une réflexion sur la vie, sur la sagesse. Les philosophes seront considérés, non comme de “ vieux barbus ” dépassés mais comme des personnes dont la réflexion peut aider la nôtre, la nourrir, l’enrichir ; notre propre réflexion acquiert, elle aussi, sa richesse, et sa valeur particulières. Les petits événements sont observés, interrogés, expliqués : une absence questionne, une présence questionne, une boutade, une bagarre, le moindre fait révèle des habitudes, des modes de fonctionnement, de pensée, des systèmes d’explication, de compréhension de ce qui se passe, de même que les attitudes de chacun, élèves et professeurs, le règlement intérieur de l’établissement, les contraintes. Dans ce climat de liberté où sont respectées les personnes, où on ne juge pas autrui mais où on l’écoute, où on l’accepte tel qu’il se révèle dans sa force mais surtout dans sa fragilité, les désirs, les émotions, les opinions peuvent s’exprimer malgré les peurs, la réflexion peut s’approfondir, les convictions s’affirmer et les élèves montrent une profondeur qu’on ne voit guère en général à l’école. En outre, ce qui émerge très fortement, très régulièrement de ce cours de philosophie, c’est la violence, le non-droit, qui existent au sein de l’école qui, normalement, devrait être un lieu d’éducation. Toutes les années, à partir du moment où ils savent que leur parole sera reconnue, prise en compte, aura sa valeur, les élèves disent et écrivent la violence de l’école : violence de l’institution, des enseignants, des pairs.

‘“ Je sature. Tous les ans, les mêmes refrains. L’école est une zone de non-droit. Un mètre cube de textes ... Tout y passe : les coups de règle sur les doigts, les fessées culs nus (...), les bagarres en cour de récréation (...), les coups de sifflet et mises en rang (...), les lignes à copier ou les verbes à conjuguer à tous les temps, les moqueries ou le mépris des enseignants à l’égard des élèves (...), l’impossibilité de parler puisque “ de toute façon les profs auront toujours raison “, les six ou huit heures de rang assis, les savoirs et les “ devoirs “ sans signification d’utilité ou de plaisir, l’arbitraire général et massif de la notation, les orientations complètement hasardeuses, le temps morcelé et l’espace anonyme, l’entassement homogène, la dépossession de soi dans la soumission à une logique institutionnelle incompréhensible ; et, quelquefois, un enseignant dépassé qui permet à la “ meute “ de se défouler ou un autre qui régresse en fumant un joint avec ses élèves ou qui couche avec, cas rares qui ont le mérite de fournir un peu de copie aux journalistes ... ”262

écrit le professeur qui constate :

‘“ Et, de toute façon, tous [les textes d’élèves] révèlent la même chose : l’école n’est pas l’école263. J’écris ceci à la date anniversaire de la rafle du “Vel d’Hiv “ ; leurs auteurs étaient allés à l’école républicaine, celle des “bonnes vieilles méthodes “ : en ce temps-là, monsieur, on nous apprenait l’orthographe ! Et on avait morale tous les matins ! ... Oui. Morale et orthographe ...264 ”’

Le plaisir d’enseigner, ou La violence à l’école, et d’autres ouvrages encore de Bernard Defrance le montrent compétent, pédagogue, à l’écoute, riche de foi dans les capacités de ses élèves. Ce qui est dommage, c’est que l’auteur ne parle pas de l’itinéraire parcouru pour parvenir à être ce qu’il est. Car, aussi intéressantes soient-elles, ce n’est pas uniquement la lecture des Cahiers pédagogiques ou de L’Educateur qui permettront aux enseignants de réfléchir et surtout de modifier des comportements inadaptés enracinés depuis leur enfance. Il évoque la peur des enseignants entrant en cours, et y rattache leurs attitudes de mépris ou d’ironie265. Il signale aussi ses “ outils ” : jeu de la statue, du miroir, de la question et les réflexions et écrits qu’ils font naître tout en précisant que d’autres peuvent pratiquer différemment. Ces “ outils ”, je ne les ai jamais vu pratiquer en classe, bien qu’ils y auraient toute leur place, mais dans des groupes dits de développement personnel ou de thérapie. Ils induisent la réflexion, d’une manière non théorique mais expérientielle, à partir des émotions, des sentiments que le “ jeu ” fait naître. Bien que ces groupes se vivent dans un cadre dit protégé, lesdits sentiments et émotions sont les mêmes que ceux qui se vivent dans le quotidien. On peut expérimenter dans ce cadre de nouvelles manières d’appréhender la réalité sans craindre de conséquences particulières dans la vie normale. Mais, en même temps, cela permet de modifier le regard sur soi, sur autrui, et une transformation des attitudes. Cela me rappelle le jeu du “ cadavre exquis ” utilisé par les surréalistes pour développer l’imagination. Je l’ai vu utilisé notamment deux fois dans des cadres précis. La première était au cours d’un stage d’expression orale pour les agents des télécommunications, animé par Michel Lobrot. Il y avait là, une quinzaine de personnes et, durant tout un après-midi et le lendemain, les participants y ont joué sans se lasser. La seconde fut au cours d’un congrès des formateurs en expression et communication, qui regroupait essentiellement des enseignants du second degré et du supérieur. Les participants trouvaient que cela ressemblait aux jeux “ débiles ” des soirées de mariage à la campagne. Seulement, il y avait une toute petite différence dans la manière de l’exploiter : dans la seconde expérience, on se contentait da lire la phrase, dans la première, ladite phrase correspondait à un résumé de l’histoire qu’il fallait imaginer. La personne qui se proposait de lire, devait présenter ses personnages, leur inventer une histoire et celles qui l’entouraient la questionnaient pour avoir des précisions. L’imaginaire de ses pairs renforçait celui du narrateur et cela dans le plaisir, au milieu des rires. Ce jeu a duré longtemps et les participants ne s’en lassaient pas. Tous ont participé, même si toutes les “ phrases ” n’ont pas été lues, les statuts se mélangèrent, les timides questionnèrent de manière aussi peu conventionnelle que les autres, on retrouvait quelque chose du plaisir de l’enfance.

Concernant les apprentissages, que ce soit la lecture, ou d’autres, les expériences désagréables, voire désastreuses, ne remontent pas au Moyen Age, ni même à l’époque de mon enfance ou à celle où j’exerçais ; l’actualité est toujours de mise. Les paroles d’élèves recensées tout au long de La violence à l’école ne montrent, la plupart du temps, notamment au sein de l’établissement, que des situations réelles qui pourraient être améliorées si la communauté éducative voulait s’en donner la peine. Mais, bien souvent, par manque de formation, par paresse intellectuelle, par égoïsme, par manque de rigueur éthique, les adultes trouvent plus confortable de faire appliquer le règlement intérieur de l’établissement, sans trop s’interroger sur la pertinence de certains articles, ou de se cantonner à l’enseignement de leur discipline, sans se préoccuper des conditions dans lesquelles se trouvent leurs élèves pour travailler. Bernard Defrance donne différents témoignages concrets de situations, malheureusement pas exceptionnelles du tout, où la violence est initiée par l’institution ou certains enseignants266. Les échanges qui naissent à partir de l’expression de ces situations, l’implication dont il fait preuve et la cohérence dans ses attitudes, signes de son éthique, aident à replacer “ l’église au milieu du village ”. Il naît une réflexion au sujet de la loi, de ce qu’elle est, de ce qu’elle devrait être, de notre responsabilité pour la faire évoluer quand elle est mal adaptée, ou pour la supprimer si elle s’avère inique. Cela ne relève pas du travail d’un spécialiste en psychologie, mais de celui de tout éducateur qui se respecte. Encore faut-il que l’éducateur ait été formé dans ce domaine.

‘“ Pour nous il était difficile, voire “ révolutionnaire ”, d’entendre une remise en cause, une critique, sans nous justifier, sans juger. (...) Nous apprenons par la même occasion qu’écouter, c’est prendre le risque d’entendre de vraies questions qui s’ancrent dans le vécu des personnes 267”’

reconnaissent les enseignants en formation avec Josette Lesieur et Bernard Schnoering qui prennent conscience de n’avoir jamais appris et su ce qu’est l’écoute. Car, bien souvent, comme le souligne Bernard Defrance, c’est la peur qui domine les relations entre enseignants et enseignés, les premiers cherchant à “ s’imposer ” coûte que coûte, et cette attitude empêchant toute communication ; les élèves confondent alors obéissance à la loi qui permet à tous de vivre ensemble et soumission à une personne, et les enseignants autorité et pouvoir268 ...

Notes
255.

DEFRANCE (B.) : Le droit dans l’école. Les principes du droit appliqués à l’institution scolaire, Paris-Bruxelles, Castells-Labor, 2000, 96 pages, p. 7.

256.

DEFRANCE (B.) : Le plaisir d’enseigner, Paris, Syros, 1997, 220 pages.

257.

DEFRANCE (B.) : Le plaisir d’enseigner, Paris, Syros, 1997, 220 pages, p. 20.

258.

DEFRANCE (B.) : Le plaisir d’enseigner, Paris, Syros, 1997, 220 pages, p. 30.

259.

DEFRANCE (B.) : Le plaisir d’enseigner, Paris, Syros, 1997, 220 pages, p. 104.

260.

DEFRANCE (B.) : Le plaisir d’enseigner, Paris, Syros, 1997, 220 pages, pp.36 à 38.

261.

DEFRANCE (B.) : Le plaisir d’enseigner, Paris, Syros, 1997, 220 pages, pp. 42-43.

262.

DEFRANCE (B.) : Le plaisir d’enseigner, Paris, Syros, 1997, 220 pages, pp. 153-154.

263.

DEFRANCE (B.) : Le plaisir d’enseigner , Paris, Syros, 1997, 220 pages. L’auteur écrit, p. 50 : “ “ scholè , en grec, signifie loisir.“ (...) vous êtes ici pour avoir le loisir de vous former, de vous instruire, de vous faire plaisir avec la mathématique, les langues, l’électronique, la musique, l’histoire, etc. Ici à l’école, vous n’êtes pas obligés de travailler pour gagner votre vie, vous avez le temps, nous avons le “loisir“, par exemple, de nous interroger sur le sens de ce que nous faisons. ”

264.

DEFRANCE (B.) : Le plaisir d’enseigner, Paris, Syros, 1997, 220 pages, pp. 155-156.

265.

DEFRANCE (B.) : Le plaisir d’enseigner, Paris, Syros, 1997, 220 pages, p. 88.

266.

DEFRANCE (B.) : La violence à l’école, Paris, Syros, 1997, 138 pages, pp.69 à 71 ; 72-73 ; 78 et 87-88 ;93 à 95.

267.

LESIEUR (J.), SCHNOERING (B.) : Apprendre aux élèves, apprendre des élèves : quels espaces d’écoute ?, Strasbourg, CRDP d’Alsace, 1999, 210 pages, pp. 60-61.

268.

DEFRANCE (B.) : Le droit dans l’école. Les principes du droit appliqués à l’institution scolaire, Paris-Bruxelles, Castells-Labor, 2000, 96 pages, p.11.