VI. Apprendre

La formation semble partir de ce qu’ “ il faut apprendre ” et non de la constatation d’André Giordan (et d’autres chercheurs) :

‘“ On n’apprend que ce qui nous fait plaisir ou ce qui renforce nos convictions, en fait ce que l’on connaît déjà. ”’ ‘“ L’on apprend que ce qui nous touche ou nous accroche. Tous les jours, on peut noter, même à titre personnel, l’importance de l’émotion, du désir, de l’engagement, de l’imaginaire dans l’acte d’apprendre.269 ”’

Apprendre est un processus dynamique qui nécessite au départ un désir fort, une curiosité affirmée pour la connaissance et du plaisir. Si l’on veut permettre à d’autres de s’approprier des connaissances, quelles qu’elles soient, il serait intéressant de chercher comment cela s’est passé et se passe pour soi. On n’apprend pas dans n’importe quelles conditions. Qu’est-ce qui fait naître, suscite ma curiosité, mon désir d’en savoir plus ? Dans quel contexte ? Quelles sont alors mes stratégies ? Quelles émotions ont accompagné tel apprentissage particulier ? M’ont-elles donné envie de poursuivre ? M’ont-elles, au contraire, détournée de certains secteurs ? Il y a une douzaine d’années, l’interview d’enseignants pour mon mémoire de DHEPS fut instructive. Les apprentissages devant lesquels les enseignants, alors enfants ou adolescents, se vécurent comme méprisés, humiliés, les apprentissages qui leur donnèrent une image négative d’eux-mêmes ne furent pas efficaces. De plus, bien souvent, ces expériences n’ont pu être transformées positivement, contournées. Charles a toujours des difficultés avec l’anglais, Laurent avec l’allemand, la physique n’est toujours pas le domaine de prédilection de Michel, Albert n’est pas devenu un grand lecteur270. L’attitude de leurs propres enseignants est en cause mais aussi d’autres éléments : l’enfant arrive en classe avec ses propres conceptions, explications, théories sur le monde, avec son propre vocabulaire. C’est ce qui lui a permis de se conduire dans la vie, de résoudre les problèmes quotidiens, au mieux. Et tout cela est remis en cause à l’école. Azouz Begag, dans un charmant livre pour enfants La force du berger 271, en donne un exemple concret. Un jour, en revenant de l’école, l’enfant raconte à son père que la terre est ronde. Mais le père, lui, n’est jamais allé à l’école : pour lui la terre est plate, il est impensable qu’elle soit ronde, cela voudrait dire que des gens marchent sur la tête. Et il fait cette expérience, à son avis probante, devant son fils : il emplit un verre d’eau et le retourne ... Pourtant, le père du petit garçon n’est pas borné. Mais, une théorie, une explication nouvelles ne sont jamais acceptées d’emblée. C’est une constante de la recherche. L’histoire des sciences montre que les découvertes, le plus souvent, nous déstabilisent, contredisent nos systèmes explicatifs, remettent en cause notre manière de voir les choses, et il peut y avoir de grandes différences entre une explication scientifique et le vécu quotidien. Si, du point de vue scientifique, il est faux que le soleil “ se lève ” à l’est et se “ couche ” à l’ouest, c’est pourtant à partir de ce postulat que les caravaniers traversent le désert sans se perdre. Et nous n’avons pas encore trouvé les moyens d’exprimer poétiquement cette nouvelle réalité. Pareillement, il y a une dizaine d’années, le CERN a annoncé avoir fabriqué neuf atomes d’antimatière ... Qu’est-ce que cela veut dire ? Comment pouvons-nous nous représenter cette “ création ” ? Quelles analogies nous aideraient-elles à conceptualiser cet événement ? Ou bien nous apprenons que la nature est essentiellement constituée de “ vide ” puisque les atomes sont formés d’un noyau autour duquel tournent un ou des électrons, un peu à la manière de la Lune autour de la Terre ou des planètes autour du Soleil. Mais, le jour où, par inattention, nous nous cognons contre un arbre ou une porte, nous n’avons pas réellement le sentiment qu’ils sont “ fabriqués ” de “ vide ” ! Donc, apprendre nécessite une reconstruction différente plus pertinente, parfois à l’opposé, d’un système de pensée antérieur, c’est-à-dire d’abord une déconstruction. C’est un phénomène douloureux, car il s’agit d’abandonner un système de références, de croyances qui, jusque là, était pertinent, opérationnel et efficace pour nous. C’est un plongeon dans l’inconnu.

L’apprendre se réalise à partir d’un besoin, de la prise de conscience d’un manque, d’une interrogation, d’un désir de connaître le monde autour de soi, de comprendre son fonctionnement. Le futur enseignant devrait être amené à explorer sa propre manière d’apprendre, repérer ce qui l’intéresse, les émotions que déclenche cet intérêt, l’état d’excitation produit, les processus qu’il met en oeuvre, les émotions qui les accompagnent, les moments de découragement et leur origine, ce qui le soutient et l’encourage dans sa recherche. Ce ne sont pas des cours magistraux et théoriques de psychologie, de pédagogie ou de didactique, aussi parfaits soient-ils, qui se révéleront le plus efficaces : ce seront davantage la prise de conscience et l’expérience de ce qui se passe alors pour lui dans cet acte d’apprendre, non par une centration intellectuelle (en tout cas pas purement et uniquement intellectuelle) mais par une attention à un processus existentiel, dans lequel tout l’être est engagé intellectuellement, psychologiquement, physiologiquement, physiquement, affectivement. C’est, là aussi, un travail sur soi, un travail d’investigation, de mise à jour, qui nécessite une verbalisation et/ou un travail d’écriture, une confrontation des expériences diverses de chacun avec les autres. On retrouvera sans nul doute la théorie, mais probablement d’une manière plus intériorisée, plus intégrée. On aura aussi peut être quelque chance de mieux se rendre compte de la richesse de l’hétérogénéité dans une classe ayant expérimenté que l’échange, le partage des expériences des autres enrichissait chacun272.

Or, si cet “ apprentissage ” fondamental n’existait ni dans les écoles normales, ni dans le cursus de formation des professeurs du secondaire, il n’existe pas davantage dans les I.U.F.M. actuels.

Notes
269.

GIORDAN (A.) : Apprendre, Paris, Belin, 1998, 255 pages, p.30.

Lire aussi Bakirtzis (K.) : “ Apprentissage et catharsis ”, Communication au 2è Congrès international de l’AFIRSE (Association Francophone Internationale de Recherche en Sciences de l’Education) à Lisbonne en septembre 1998, publiée dans Communication et éducation, Athènes, Maison d’éditions Gutemberg, 2001, 375 pages.

270.

LATRY-ROMAGNAN (F.) : Influence de l’histoire de la personne sur son comportement enseignant, mémoire de DHEPS, université Lumière Lyon II, 1993, 154 pages.

271.

BEGAG (A.) : La force du berger, Genève, éd. La joie de lire, 1991, 42 pages.

272.

Enquête de MINGAT (A.) et ses collègues de l’Institut de recherche sur l’économie de l’éducation dans des écoles de l’Yonne et de Saône-et-Loire : “ Les élèves qui sont dans des classes multiples, groupant plusieurs niveaux, ont de meilleurs résultats que ceux scolarisés dans des classes regroupant des élèves de même niveau. Les risques de redoubler la sixième sont de 23% pour ceux qui ont été scolarisés en cours simple en primaire alors qu’ils ne sont que de 12,9 et 11,3% pour les élèves issus respectivement de cours multiple ou de classe unique. ” in Pour la Science n° 280, décembre 1996.