Conclusion générale

Dans l’itinéraire de chacune des personnes interviewées, quels ont été les éléments fondateurs qui ont permis un enracinement, déclenché un processus de transformation, et quelle en était l’origine (famille, école, camarades) ?

Le sentiment de liberté est très important pour Jean. Au niveau familial, il semblerait que la grand-mère ait eu une influence importante dans ce domaine ainsi que son père dans celui de la créativité et d’une certaine confiance dans l’avenir. A l’extérieur, l’aumônier ( ainsi que le professeur de guitare dans une moindre mesure), par son écoute, sa présence et ses propositions constructives, est prépondérant, non par ce qu’il fait, mais par ce qu’il est. La démarche pédagogique de Jean se relie à ces influences. En parallèle, que lui ont apporté l’école quand il était enfant et adolescent, de même que les formations initiées par l’institution ? Les souvenirs de la première sont très flous, aucun, réellement prégnant, ne s’y rattache, si ce n’est qu’il avait les capacités de retenir pour les interrogations et d’oublier aussitôt après ... Les secondes en ont généré de “ cuisants ”, blessants, humiliants, toujours présents. Heureusement, le maître était assez solide pour s’en sortir sans trop de dégâts bien que la première fois lui ait ôté le goût de la recherche en musique et la seconde laissé un arrière-goût d’amertume. On ne peut vraiment pas affirmer qu’il s’agisse là d’un développement, ce qui est très dommage.

Les influences que reçoit Pierre ne viennent pas davantage du milieu scolaire et de formation. Issu de famille modeste, c’est son acceptation par un milieu plus riche et plus libre qui l’ouvre au monde extérieur, lui permet une expérience de l’altérité. La vie à l’école puis à l’université se déroulent sans anicroche mais, là aussi, ce ne sont pas les enseignants qui le marquent réellement. Ses meilleurs souvenirs concernent les étés dans la grande propriété, avec le monde multiple qui la fréquentait, la connivence avec sa soeur, l’amitié de ses pairs et leurs rencontres. A propos de sa formation, il évoque un travail en photo mais aucunement un cours, une recherche, un professeur qui l’ait “ marqué ”.

La confiance et une certaine liberté que lui accordent sa famille ainsi que son milieu paysan vivant au rythme respecté des saisons, et non constamment dans le stress et l’urgence des villes, ont donné à Cécile calme, sérénité et foi dans ses élèves. Elle est aussi la première à évoquer plus précisément quelques enseignants rencontrés durant sa scolarité, un professeur d’histoire-géographie qui l’a dégoûtée de ces disciplines, et un autre, celui de philosophie, proche, accueillant, à l’écoute, tolérant, intéressé non seulement à “ faire ses cours ” mais à la vie des lycéennes.

Sa famille, notamment sa mère et sa cousine, a eu une influence très importante sur Mireille par son ouverture, son accueil, sa compréhension. C’est dans ce contexte qu’elle a développé ses capacités d’écoute, son goût des relations pour les autres, différents par leurs origines socio-culturelles ou leurs handicaps. Les quelques souvenirs scolaires évoqués ne sont pas dramatiques sans toutefois ouvrir de grandes perspectives. C’est la cousine, par ses qualités, qui lui donne envie d’être institutrice. Au niveau institutionnel, Mireille n’évoque pas quelque chose de particulier qui lui aurait permis de construire son identité d’enseignante. Elle a vécu des moments difficiles, avec un sentiment de solitude et d’abandon, au début de sa carrière et durant plusieurs années.

L’histoire de Claudine est beaucoup plus douloureuse. Les relations avec une mère sadique l’ont beaucoup perturbée, blessée, et le père, trop faible fut totalement incapable de la protéger. En outre, les attouchements du curé du village n’ont pas arrangé les choses et, pire, la situation en famille a empiré. Trente ans après, elle éprouve du mal à se construire une image positive d’elle-même et, dans sa manière d’être, pointe toujours la petite fille terrorisée, et insécurisée. Il semble là, que l’école, qui paraît n’avoir rien vu de la maltraitance, ait été malgré tout un lieu plus calme, celui des relations avec les “ copines ”. En revanche, quand elle sort de l’école normale pour enseigner dans une classe maternelle, Claudine se retrouve de nouveau confrontée au sadisme et à l’intransigeance de la part de la hiérarchie institutionnelle. Peut-être n’était-ce, de la part des conseillères pédagogiques et des inspectrices de maternelle, qu’un désir fort que les maîtresses se mettent réellement au service des tout petits. Il n’empêche. Ce fut exprimé de telle manière que cela n’a pas aidé l’institutrice à prendre confiance en elle, en ses capacités. Heureusement, Claudine a trouvé une école avec deux collègues accueillantes pour l’aider à progresser. Constatons à nouveau que ce sont des personnes qui sont, davantage qu’elles ne font. Mais la construction d’un moi fort reste très fragile.

Quand il évoque son itinéraire d’enfance surtout, Gérard se souvient que c’était le “ paradis ”. Toutefois, on constate qu’en réalité ses parents très occupés étaient peu disponibles d’une part et qu’il fallait donc “ faire avec ”, d’autre part que sa liberté s’est terriblement restreinte lors de son retour en métropole en raison de l’angoisse d’origine maternelle qui, en outre, lui a été transmise. Il paraît manquer énormément de confiance en lui ainsi qu’en ses élèves et ses propres enfants. Fantasmant un monde essentiellement dangereux, il a beaucoup besoin d’être encouragé et soutenu.

Les blessures de Marc dans son enfance sont dues au manque d’argent de son milieu modeste ainsi qu’à une image négative de la profession paternelle. Ces handicaps se trouvent renforcés par l’école : voyage scolaire trop cher, assimilation du métier de décolleteur à celui de ferrailleur par la secrétaire de l’université. Devenu instituteur, il est à la fois très sensible aux situations socio-économiques difficiles des élèves de son école, mais en même temps le manque de son enfance continue d’apparaître de façon récurrente dans l’échange. De plus, il souffre aussi d’un déficit d’image renforcé par l’institution. Alors qu’il a donné beaucoup de temps pour construire une équipe, pour organiser des activités pour les enfants de manière à ce que tous puissent y participer, pour recevoir les stagiaires de l’IUFM et les accompagner, il échoue au concours de professeur des écoles, avec une note calamiteuse. Plus que l’échec en tant que tel – dans un concours, seuls les “ meilleurs ” sont retenus – c’est l’évaluation qui le blesse douloureusement, avec le sentiment très vif d’être exploité mais pas reconnu.

Le sentiment d’avoir échoué dans sa vie conjugale et familiale colore aussi la manière d’être au monde d’Eliane dans la vie professionnelle. Alors qu’elle possède un certain nombre d’atouts qu’elle met en oeuvre avec les enfants, elle manque de confiance en elle, ce qui, me semble-t-il, l’a empêchée ou freinée dans son évolution pédagogique (voyage-échange, correspondance scolaire par exemple). Il lui a fallu un projet initié récemment par l’institution pour tenter l’expérience. Et, l’attitude non compréhensive, infantilisante et méprisante d’un inspecteur, alors qu’elle était dans une période compliquée de sa vie, n’était pas la plus appropriée pour lui redonner une bonne image d’elle-même.

L’évolution de Nadine, à l’origine enfant timide et solitaire, est dû en partie à son échec en classe de première. De façon assez étrange, avoir été en quelque sorte à la place du cancre alors qu’elle travaillait avec coeur sans résultats probants dans une section qui ne lui convenait pas ; cela l’a autorisée à l’être avec les avantages correspondant à la situation : les places du fond, les bavardages avec les “ copines ” durant les cours, apparemment sans culpabilité. Elle pouvait alors “ être ”, puisqu’il n’y avait plus, durant ce temps, de la part de ses parents et des enseignants, d’attente qu’elle ne pouvait satisfaire. Le redoublement dans une classe plus adaptée s’avère alors positif et Nadine prend davantage confiance en elle et en ses capacités durant la fin de sa scolarité de secondaire et ses deux années d’université. En revanche, durant la formation professionnelle à l’IUFM, elle se referme à nouveau et considère que l’apprentissage de son métier ne se réalise vraiment que lors de sa rencontre et de son travail avec la collègue de Jean. Le plus important pour elle est la relation qu’elles nouent toutes deux, les attitudes de la personne chevronnée, accueillante, à l’écoute, acceptante, confiante dans les capacités de Nadine, ce qui l’autorise à croire en elle, à prendre des initiatives, à exprimer ses idées, à collaborer. A contrario, le positif de l’institution paraît “ mince ”.

Comme Nadine, Simon est timide et le redoublement en primaire – par manque de maturité – aurait, a posteriori, généré les mêmes prises de conscience. Les influences positives semblent aussi moins fortes mais l’aumônerie du lycée, alors qu’il vient d’un milieu communiste et est athée, est citée comme un lieu d’accueil et d’échanges. L’école normale ne produit pas de souffrance particulière mais étrangement, elle n’est pas présentée comme lieu de travail, de recherches, d’investissement. Dès la fin des cours et jusque tard dans la nuit, les élèves-maîtres se retrouvent au café pour parler et faire la fête mais guère pour discuter pédagogie. Gérard en avait d’ailleurs un souvenir semblable. Le voyage en Irlande n’incite pas davantage à un travail de réflexion. Les futurs instituteurs ne se “ réveillent ” que la deuxième année après leur stage. Leurs attentes, alors, ne paraissent pas réellement satisfaites et l’évaluation réflexive de la formation au moment de l’entretien n’est guère positive.

Laurent, dynamique, débordant d’idées et d’enthousiasme, s’exprime abondamment sur les attitudes des enseignants envers les enfants à partir de son expérience personnelle d’enfant, puis d’instituteur qui a éveillé sa conscience et sa vigilance concernant notamment le respect de l’enfant. Mais, à l’écouter, il ne semble pas que la formation de l’école normale l’ait véritablement aidé dans ce domaine. Elle l’a, au contraire, complètement dégoûté de certaines disciplines (allemand par exemple) ou laissé plutôt démuni face à son métier (psychopédagogie).

Les entretiens avec Carole ne furent pas très évidents. Il me fut difficile d’obtenir des éléments qui ne soient pas des généralités concernant les personnes formatrices. Je la ressens très impliquée dans la préparation du concours d’entrée par rapport à son patron. C’est quelque chose de très important pour elle, qui peut lui donner assurément une certaine confiance dans ses capacités. De même transparaît son désarroi dans les débuts, où on la laisse assez seule, sans conseil, sans aide dans des classes difficiles. Pareillement, peu de choses révèlent ses sentiments, les événements de sa vie personnelle enfant et adolescente, ses relations, les personnes qu’elle aimait, qui l’acceptaient ou la rejetaient. Et cela m’interroge. Il me semble “ y être allée sur la pointe des pieds ”. Peut-être ai-je failli quelque part ? Peut-être ne pouvait-elle refuser ces entretiens pour des raisons qui m’échappent ? Peut-être avait-elle besoin de beaucoup se protéger ? Mais l’énergie dépensée dans le maintien d’une pareille carapace m’inquiète. Que se passera-t-il en cas de situation, d’imprévu plus ou moins lourds, difficiles ? Comment pourra-t-elle se mobiliser pour faire face, alors qu’elle paraît beaucoup dans un contrôle incessant d’elle-même, dans une tension continuelle ?

Enfin, Catherine paraît très distanciée des événements concernant notamment sa vie personnelle et, si elle exprime un certain plaisir à en narrer certains, il m’est difficile de les mettre en lien avec sa vie professionnelle. De même, sa vie d’élève, de collégienne puis d’élève-maîtresse paraît s’être déroulée sans trop de heurts, mais peu d’éléments surgissent, révélateurs d’atouts ou de désavantages. Il n’est pas possible de repérer, au cours de sa formation professionnelle, un enseignant ou un enseignement qui aurait eu une influence. Seule, celle de de français au collège laisse un souvenir fort et l’a probablement aidée par le souvenir dans son travail avec les enfants. De même que d’autres, mais peut-être de manière plus explicite, Catherine pointe les manques de sa formation, surtout en ce qui touche la relation, essentiellement avec les parents.

La synthèse peut aussi se faire à partir des hypothèses. Les expériences vécues positivement, qui impliquent le plus souvent des sentiments de liberté, de confiance, de reconnaissance, la relation interpersonnelle chaleuse, ont ouvert les personnes interrogées à autrui et aux connaissances et/ou à la créativité ayant un retentissement dans leur vie actuelle. Celles qui sont génératrices de souffrance qui ont blessé les interviewés les ont induits à se protéger, à se refermer sur eux-mêmes, les empêchant en quelque sorte de grandir dans des domaines particuliers plus ou moins vastes, et les traces en sont encore patentes aujourd’hui. Bien sûr, parfois, un autre événement, une nouvelle rencontre induisent un travail d’ordre psychologique qui peut faire évoluer la situation, transformer le vécu dramatique en quelque chose qui l’est moins, permettre d’en repérer des aspects positifs ... Seulement, on se rend compte que ce phénomène de transmutation se produit rarement, à dose homéopathique si un travail plus en profondeur, qui réactive souvent de la souffrance, n’est pas entrepris, et cela sans certitude absolue de résultat tangible rapidement. Les expériences douloureuses nous permettent-elles de grandir ? Oui, mais à la condition d’en être “ sorti ” ... à la condition que, concomitamment à cela, ou précédemment et concomitamment se vive quelque chose d’épanouissant, d’euphorisant, qui compense273. Les personnes en souffrance rencontrées pour cette recherche n’ont pas ou peu fait ce travail de réparation leur permettant de se réapproprier ce vécu de manière dynamique. Elles éprouvent de la difficulté, soit à prendre de la distance, soit à repérer et reconnaître leurs émotions. Que transmettent-elles dans leurs relations avec les enfants, les collègues, les supérieurs hiérarchiques, les parents, dans le cadre professionnel ? Que voient-elles dans ceux qui leur font face ? Quelles images émergent ? Cela ne veut pas dire qu’elles sont incompétentes, loin de là, mais que leurs richesses, en raison des souffrances plus ou moins présentes, ne sont pas utilisées de la façon la plus écologique, nécessitent une énergie formidable parfois pour être mises en oeuvre.

En réalité tous, comme n’importe qui chargé d’éducation ou investi dans une profession à impact relationnel, ont besoin d’un minimum de connaissances expérientielles, qu’ils soient à l’aise ou en difficulté, ce qui est du ressort de la formation. La vigilance à ses propres réactions est parfois ( ?), souvent ( ?) quelque chose de très subtil, un travail dans la finesse, qui s’acquiert progressivement, qui demande du temps, en sachant que, dans ce domaine précis, rien n’est jamais totalement acquis. C’est un processus qui n’est pas donné une fois pour toutes mais qui s’appréhende chaque jour davantage. Or, ces enseignants n’ont pas eu de sensibilisation réelle à tous ces phénomènes inhérents à tout groupe quel qu’il soit. Pourtant, des expériences de ce type avec des approches diverses ont été menées depuis trente-cinq ans, des évaluations ont été réalisées, toutes positives, toutes suscitant le désir de poursuivre de la part de ceux les ayant tentées et, pour toutes, à un moment ou à un autre, les crédits ont été supprimés ou affectés à d’autres intitulés, le plus souvent plus techniques. Par exemple, l’informatique a le vent en poupe et “ on ” insiste sur la communication et les échanges par internet, sans trop s’interroger sur la relation quotidienne avec le prochain, celui, et ceux que l’on rencontre tous les jours dans le travail, chez soi, dans la rue.

Il est possible de citer aussi une autre démarche qui existe à l’université mais dont je ne connais pas d’expérience menée spécifiquement pour des enseignants du premier ou du second degré. Ce sont les groupes de biographie éducative, autre moyen de formation dans lequel chaque personne choisit de relater certains faits de sa vie personnelle, sociale et/ou professionnelle aux autres. Pierre Dominicé274 écrit :

‘“ Le récit donne libre cours à une réflexion fondée des expériences suffisamment significatives pour que leur souvenir s’impose à la mémoire de celui qui parle ou écrit. Il restitue les moments de l’existence qui ont laissé leur trace et qu’il n’est souvent guère possible d’évoquer sans émotion. Le langage de la biographie éducative associe le raisonnement et l’affectivité, pour que ceux qui s’expriment mentionnent des relations humaines marquantes, des échecs auxquels ils ont dû faire face ou des projets dans lesquels ils se sont engagés. La dichotomie traditionnelle entre la logique du discours et l’irrationalité des sentiments ne tient plus. ”’

La personne elle-même est libre du choix des moments et des événements qu’elle communique aux autres :

‘“ Il choisit de dire à ses interlocuteurs ce qu’il est prêt à partager et ce qu’il s’imagine qu’ils peuvent entendre. De même il n’évoque que les moments de sa vie auxquels il est en mesure de donner une interprétation. Dans la discussion qui suit la présentation orale, plusieurs questions amènent l’auteur du récit à préciser ce qu’il a voulu dire ou à compléter ce qui n’était pas clair. Il arrive qu’une question suscite un prolongement du récit dans une direction inexplorée comme celle de la scolarité primaire ou des débuts de la vie professionnelle. Mais le récit biographique ne s’opère jamais sous contrainte. Aucun interlocuteur ne parvient à faire dire au membre d’un groupe ce qu’il refuse de partager. Il ne s’agit aucunement de  ”jeu de la vérité”. ”’

Enfin quelle est la formation apportée par la biographie éducative ?

‘“ Le récit biographique crée des liens entre des époques différentes de l’histoire de vie. Il restitue la diversité des lieux qui couvrent une étape de l’existence. Il situe l’événement existentiel dans la logique d’un parcours. Dans nos sociétés morcelées, nous sommes habitués à vivre des fractions de nous-mêmes. Le respect de normes professionnelles nous oblige parfois à cacher nos convictions politiques et religieuses, et pour profiter de la vie, comme nous le suggère la publicité, nous sommes invités à oublier ce qui nous préoccupe. Nous voyageons pour changer d’environnement et nous empruntons pour vivre l’illusion d’un salaire plus arrondi. La production culturelle dans laquelle nous sommes immergés que nous le voulions ou non, a tendance à assimiler sensibilité et intensité, renforçant l’instabilité d’une vie fractionnée entre la jouissance et la pause. La biographie éducative intervient comme une demande qui entre en contradiction avec la plupart des tâches et des rêves qui nous sont proposés. Elle déclenche une réflexion dont nous avons fréquemment perdu l’usage. ”’

Ce travail oral et écrit, individuel avec des moments collectifs, est un autre moyen de comprendre son vécu, de repérer les circonstances dans lesquels se rejouent des fonctionnements perturbants. Par l’écriture et le partage avec autrui, s’opère une dédramatisation, une mise à distance et une intégration de sa propre histoire, qui se vérifie dans les moments où cette dernière gène la relation avec les autres.

Les instituteurs de la recherche n’ont pas poursuivi d’études supérieures à l’université, sauf Nadine, plus jeune, qui a un DEUG de psychologie, et Marc, l’écrit du DUES de mathématiques-physique. Actuellement, ceux qui se préparent au concours d’entrée à l’IUFM ont tous un niveau minimum de licence, et parfois davantage. Pour être définitivement admis comme professeurs des écoles ils doivent se représenter à un second. Donc, ils sont sélectionnés deux fois, sur des compétences uniquement intellectuelles. Les recherches menées auprès de cette population275 révèlent une grande insécurité face à un métier pour lequel elle ne se sent pas bien préparée. Définit-elle clairement ses besoins et les manques de la formation qui lui est dispensée ? Elle comprend la nécessité de fondements théoriques solides, et “ sait ” plus ou moins intellectuellement ou intuitivement que “ l’éducation ” est d’abord affaire d’attitudes et, concomitamment, elle cherche des “ trucs ”, des “ recettes ” pour son “ enseignement ” ... Elle met toute son intelligence et son coeur dans la préparation de ses leçons, tout en étant très stressée : pour elle, “ pédagogie ” ne rime pas toujours avec “ leçon-modèle ”. Elle s’angoisse, tout en attendant avec une certaine impatience le stage en responsabilité, et l’année suivante où, stagiaire, elle aura en charge une classe à l’année dans des localités parfois difficiles ... La formation reçue l’a-t-elle réellement préparée à cela ? Lui a-t-elle permis d’acquérir une certaine confiance dans ses capacités, une tout aussi certaine souplesse pour s’adapter le mieux (ou le moins mal !) possible à vingt, vingt-cinq ou trente visages nouveaux ayant déjà parfois un passé compliqué, lourd derrière elles ? Pensera-t-elle d’abord aux enfants ? Ou au “ programme ” ? Aura-t-elle appris à être attentive à ses élèves et aussi à elle-même, aux émotions qui surgissent en fonction des situations avant de se sentir envahie, submergée ?

Il ne m’a pas semblé que les intitulés des programmes d’IUFM que j’ai lus fassent de nombreuses références à cet aspect particulier de la formation alors que l’expérience de la majorité des enseignants l’ayant tentée témoigne de sa richesse aux niveaux personnels et professionnels. Les approches que j’ai recensées sont diverses, ne se réfèrent pas toutes à une même école, même si elles sont proches mais toutes, sans exception, insistent sur cette connaissance expérientielle de soi, sur l’écoute, sur la relation, sur la communication dont selon Jean François Amadieu seulement 7% passerait par les mots276 ... Cela donne d’autant plus d’importance à la mise en oeuvre des concepts rogériens de considération positive inconditionnelle, d’empathie et de congruence, ainsi qu’à celui de non directivité intervenante de Michel Lobrot, qui écrit à propos des classes non directives :

‘“ Il ne s’agit pas d’abandonner les élèves, de les laisser seuls, ce qui ne peut produire que des réactions d’abandon et des sentiments d’impuissance. Au contraire, il faut que l’enseignant soit plus présent encore que dans une classe traditionnelle. Il doit en effet sentir les désirs des élèves et répondre à ces désirs. Cela n’est pas facile. Les désirs souvent ne se manifestent pas ou se manifestent d’une manière détournée. Il faut savoir les décoder, et ensuite, il faut savoir y répondre. Cela exige beaucoup d’empathie, de sensibilité, d’intelligence, et de compétence ... Comment connaître le désir de l’élève ? En essayant et en proposant. La pédagogie non directive n’exclut en aucune manière ces initiatives. Ce qu’elle exclut par contre radicalement, c’est de continuer dans une voie qui a été explicitement refusée. C’est alors qu’elle se transforme en pédagogie autoritaire. La pédagogie non directive n’est pas une pédagogie de la non intervention mais une pédagogie de la non autorité. Intervenir est non seulement possible mais nécessaire dans toute pédagogie.277 ”’

Personnellement et philosophiquement, je me sens proche des thèses lobrotiennes et rogériennes ; – mon travail de recherche se fonde sur elles – néanmoins, j’accueille volontiers d’autres démarches, d’inspiration psychanalytique le plus souvent, ou dérivées du Potentiel humain ( Nimier, Blanchard-Laville, Imbert) où je sens cette écoute authentique bien que, souvent, certaines interprétations des faits ne me “ parlent ” pas. C’est un autre système de pensée dans lequel je me sens étrangère mais je crois que la confrontation de ces différents types d’expériences et d’analyse peut être riche de découverte et de croissance pour tous. En revanche, il m’apparaîtrait très dangereux que ce domaine spécial soit essentiellement dépendant d’une école particulière quelle qu’elle soit, qui ne refléterait qu’une lecture, ou qu’un certain type de lecture, ce qui est tout de même largement le cas en psychologie encore actuellement en France ... Offrir, que ce soit aux étudiants de l’IUFM ou aux professeurs des écoles, des formations différenciées qui leur permettent de se connaître, de faire leurs choix et d’intégrer que “ La Vérité ” ne se possède pas, qu’elle se fonde sur des systèmes de valeurs et de croyances et qu’elle ne peut s’approcher que dans la confrontation et la communication de vérités partielles personnelles, même en psychologie ou en sciences, ... cela me semble important. Permettre aux personnes de pouvoir s’interroger sur elles-mêmes, d’améliorer progressivement leurs attitudes, leur pédagogie sans culpabiliser de manière pathologique, d’accepter leur propre part de responsabilité quand les élèves sont en difficulté278 – ce qui leur est encore très difficile , de se sentir davantage maîtresses d’elles-mêmes dans leurs classes et pour les élèves “ maîtres ” de leur destinée (ce qui leur donne de plus grandes chances de réussite

‘“ que tous les autres facteurs d’école réunis ”)279,’

cela améliorerait considérablement l’enseignement, diminuerait, notablement l’échec. Au lieu de s’en plaindre et de s’en désoler,

‘“ il s’agit de reconnaître que l’autre nous est précieux dans la mesure où il nous est dissemblable ”’

écrit Albert Jacquard, qui poursuit :

‘“ Et ce n’est pas là une morale quelconque résultant d’une option gratuite ou d’une religion révélée, c’est directement la leçon de la génétique.280 ”’

Mon insistance sur l’aspect relationnel, émotionnel de l’enseignement pourrait paraître exagérée aux yeux de probablement nombreux pédagogues mais régulièrement, dès qu’est abordé le problème de l’Ecole s’élève énormément de souffrance de la part d’élèves, d’anciens élèves, de parents à propos de leurs enfants et d’enseignants se dévouant réellement à leurs classes. Depuis plus de trente ans (colloque d’Amiens en 1968), sont définies les qualités demandées au personnel enseignant :

‘“ La pratique enseignante exigera des enseignants, quelle que soit leur spécialité, ainsi que de tout le personnel éducatif :
une structure de personnalité apte aux changements, orientée vers l’innovation ;
la capacité de maîtriser rationnellement et émotionnellement la relation avec autrui ce qui implique l’acceptation de soi-même et en particulier de ses propres limites ;
la capacité de communiquer et de facilité les communications, de conduire des réunions, de coopérer aux tâches éducatives, à la recherche et aux prises de décision.
Le maître, animateur et facilitateur des échanges, continuera cependant à transmettre des éléments culturels, mais la transmission d’un savoir ou d’un savoir-faire sera subordonnée à la découverte vécue d’un problème, autrement dit, répondra d’une demande...281 ”’

Il me semble réellement que peu d’avancées ont été faites en ce domaine, que la sélection se poursuit toujours uniquement sur des critères purement intellectuels, que les candidats aux concours n’ont aucune idée de l’importance de ce côté relationnel puisqu’on ne leur parle que de connaissances “ pures ” et les “ dérapages ”, qui relatés de temps à autre dans les journaux, ne sont alors pas étonnants. Avant d’être recrutés, les pompiers volontaires qui veulent devenir professionnels passent un entretien avec des psychologues, non pour sélectionner les meilleurs, mais pour écarter ceux dont le profil laisse émerger des attitudes ne correspondant pas à cette profession, ou une absence de celles qui seraient nécessaires. On pourrait penser que les qualités athlétiques et techniques seraient suffisantes ... Mais intervenir sur le lieu d’accidents nécessite aussi autre chose. La police et la gendarmerie, elles aussi, montrent ce souci de former leur personnel dans le domaine de la relation, même si beaucoup reste encore à faire. Et l’éducation ?

Voici ce qu’écrit André de Peretti qui, depuis plusieurs décennies milite pour cette formation expérientielle des enseignants et qui fut régulièrement conseiller de ministres de l’Education nationale :

‘“ La chance d’une optimisation meilleure de nos procédures, au plan national comme à celui de chaque élève, réside dans une différenciation permanente des formes diverses d’information, d’appréciation et de repérage des différentes activités.
En réajustant constamment et en soutenant une organisation toujours souple et variée, elle rendra possible l’utilisation au bénéfice de l’hétérogénéité des jeunes Français de la diversité des talents ou des habitudes des enseignants français, tels qu’en eux-mêmes enfin ... Si, du moins, on veut prendre au sérieux la révolte des étudiants et des lycéens, conscients de leurs aspirations, et les soupirs des enseignants.
Si on donne toute son importance aux actions de formation continue aussi bien qu’initiale.
Celles-ci ne peuvent se cantonner à l’écoute de discours ou d’incantations même s’il en faut un juste dosage. Mais elles doivent offrir une gamme étendue d’approfondissements des savoirs et d’exercices pour maîtriser des méthodes (pédagogiques aussi bien que didactiques ; organisatrices des relations entre élèves autant qu’évaluatives). A chaque enseignant de choisir ce qui peut lui être momentanément, ou selon un programme étudié avec formateurs et inspecteurs, nécessaire et sécurisant pour lui et son travail en équipe professorale.
En revanche, toutes les fois qu’un changement quelconque à l’enseignement est prescrit, ministériellement ou académiquement, un investissement d’une formation à l’application de ce changement doit être “ obligatoirement ” conçu et consenti. Par souci et de “ performance ”. Il nous faut enfin insister sur les précautions que l’Institution doit prendre pour les recrutements de ses personnels, en honnêteté : il ne s’agit pas pour eux, non seulement de briller dans l’exposition de savoirs acquis, mais aussi d’éclairer des jeunes sur l’apprentissage progressif des savoirs requis, soutenu par des méthodes et pédagogies compréhensives. Et il importe donc qu’à des prérequis de titres universitaires et de succès sur les épreuves de concours, soit ajoutée une vérification de vraies dispositions relationnelles. 282 ”’

Il serait temps, pour le bien de tous, que soit enfin pris en compte le côté relationnel de la formation. Il serait bon que Bernard Defrance n’ait plus à écrire, ce qui est malheureusement vrai

‘“ Bons ou mauvais élèves, l’école produit des délinquants. La perte de l’esprit civique, la fameuse “ absence de repères ”, ce ne sont pas les jeunes des “ cités ” qui en donnent les exemples les plus graves aujourd’hui : quelle différence entre un gamin qui nie l’évidence devant un enseignant ou un policier, et un élu du peuple qui ment délibérément – et qui sait que tout le monde sait qu’il ment – devant un juge ? Quelle différence entre tel petit trafiquant de quartier et tel banquier dont les contribuables doivent éponger les opérations frauduleuses ? Quelle différence entre la “ morale ” de tel spéculateur international, de tel président de club sportif, de tel maire corrompu, et celle du petit caïd de banlieue faisant dans le business et les deals divers ? Aucune, si ce n’est leurs rayons d’action respectifs !283 ”’

Tout ne serait pas résolu, loin de là, mais un grand pas serait fait ...

Notes
273.

LOBROT (M.) : L’écoute du désir en formation et thérapie, “ Une nouvelle approche du développement personnel ”, Paris, Retz, 1989, 208 pages, pp. 10 à 45.

274.

DOMINICE (P.) : L’histoire de vie comme processus de formation, Paris, L’harmattan, 1990, 175 pages, pp. 82, 127 et 130.

Lire aussi PINEAU (G.) et Marie Michelle : Produire sa vie, Montréal (Canada) éd. St Martin, 1983, 419 pages

PINEAU (G.) et JOBERT (G.) : Histoires de vie, Paris, L’Harmattan, 1989, 240 pages

JOSSO (C.) : Cheminer vers soi, Lausanne, éd. L’Âge d’Homme, 1991, 448 pages

275.

BLANCHARD-LAVILLE (C.), NADOT (S.) sous la direction de : Malaise dans la formation des enseignants, Paris, L’Harmattan, 2000, 275 pages.

276.

AMADIEU (J.-F.) : Le poids des apparences, Paris, Odile Jacob, 2002, 217 pages, p.126 : “ Selon le professeur Albert Mehrabian, l’impact que nous avons sur quelqu’un dépend à 55% de notre seul visage, à 38% de notre voix et seulement à 7% de ce que nous disons. ”

277.

LOBROT (M.) : A quoi sert l’école ?, Paris, Armand Colin, 1992, 184 pages, pp. 148-149.

278.

GOSLING (P.) : Qui est responsable de l’échec scolaire ? Paris, PUF, 1992, p. 61.

279.

“ La mesure selon laquelle un individu sent qu’il a quelque contrôle sur sa propre destinée semble avoir un rapport plus grand à la réussite que tous les autres facteurs réunis.” écrit J. COLEMAN in Equality of Educational Opportunity, US Governement Printing Office, Washington, 1966, p. 21 cité par A. de PERETTI : Pour l’honneur de l’école, Paris, Hachette 2000, 400 pages, pp. 238.

280.

JACQUARD (A.) : Eloge de la différence, Paris, Seuil, 1978, 221 pages, p. 206.

281.

PERETTI (A. de) : Pour l’honneur de l’école, Paris, Hachette 2000, 400 pages, p. 284.l

282.

PERETTI (A. de) : Pour l’honneur de l’école, Paris, Hachette 2000, 400 pages, pp. 384-385.

283.

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