I - 2011LES ENJEUX DYNAMIQUES
L’épreuve de réalité à l’adolescence
La conflictualité psychique : entre choix d’objet et identification à l’objet

Raymond Cahn, par exemple,88 nous indique comment cette reprise du conflit oedipien sur un mode auto-référencé nécessite un travail de déliaison dans les processus identificatoires aux imagos parentales, ce qui constitue pour F. Ladame une véritable “‘épreuve de réalité’ ‘“’ ‘ à la puberté, moment où ’ ‘“’ ‘l’insatisfaction va résider dans l’abandon de la toute puissance, dans le passage d’une relation d’objet narcissique à la relation d’objet objectal’ .89

Ce passage n’est pas sans nous évoquer le travail psychique auquel le sujet est confronté dans la toute première enfance, au moment de la découverte de l’extériorité de l’objet. S. Freud, par exemple en 1925,90 dans La négation, va définir le processus de pensée comme une intériorisation de l’expérience sensorielle qui conduit à la constitution de l’objet interne. Et il décrit, à propos de l’épreuve de réalité, un temps second qui consiste en un mouvement auto de la pensée “‘qui possède la capacité de rendre à nouveau présent ce qui a été une fois perçu par reproduction dans la représentation, sans que l’objet ait besoin d’être encore présent au dehors’”. Temps second qui, sous certaines conditions, va permettre au moi de différencier l’objectif du subjectif et qui conditionne la capacité de subjectivation. Et S. Freud précise alors que ce travail psychique n’est possible que si un bon objet interne a pu se constituer à partir “d ’expériences réelles de satisfaction”.

F. Ladame montre comment l’épreuve de finitude, à laquelle les transformations pubertaires confrontent l’adolescent, entraîne une modification de l’auto-représentation du sujet. Celui-ci va devoir intégrer la notion de corps génital, problématique renouvelant à l’intérieur de la psyché le travail de la castration puisque, dit-il, à l’opposition fantasmatique phallique/châtré qui conflictualisait la relation d’objet prégénitale va se substituer l’effet de différence des sexes (nous pouvons dire aussi avec l’effet de la réalisation devenue possible de l’acte sexuel) pouvant étayer – ou non – dans le fantasme, une représentation de complémentarité génitale.

Ce travail de dégagement des identifications primaires et des modalités premières d’attachement aux objets parentaux, reprises par l’élaboration secondaire du conflit oedipien, rend énigmatique la question du choix de l’objet libidinalement investi auquel il faut renoncer sans pour autant désinvestir la part d’identification qu’il a soutenue. Cette énigme ne renvoie t’elle pas à ce que D. Winnicott décrit en terme de “question philosophique fascinante : peut-on à la fois manger le gâteau et le garder ?”91 Autrement dit, comment s’emparer de l’objet sans avoir le sentiment de le détruire ; comment l’objet peut-il être requis pour le travail de symbolisation que ce passage impose ?

S. Freud insiste bien, sur la complexité à penser “‘la transformation du rapport parental en surmoi’ ”, dans la problématique qu’il énonce en terme d’être et/ou avoir l’objet, notamment dans la description qu’il fait du complexe d’OEdipe, en 1932,92 (dans une reprise des conceptions antérieures, énoncées en particulier en 1923 dans Le moi et le ça).

Et nous voyons comment Jean-Luc Donnet93, par exemple, relève la double lignée identificatoire, surmoïque et moïque, dans l’étude de la 31e conférence à propos de laquelle il souligne le texte de S. Freud : “‘A l’époque où le complexe d’OEdipe cède la place au Surmoi, ils sont (les parents) ’ ‘quelque chose de tout à fait grandiose’ ‘ ; par la suite, ils perdent énormément (de leur prestige). ’ ‘Des identifications s’établissent aussi avec les parents’ ‘ ’ ‘tels qu’ils apparaissent postérieurement’ ‘ ; elles fournissent régulièrement des contributions importantes à la formation du caractère’ ‘, ’ ‘mais elles ne concernent alors que le moi’ ‘, elles n’influencent plus le Surmoi qui a été déterminé par les ’ ‘“’ ‘imagines parentales’ ‘”’ ‘ les plus anciennes’” (p. 28). Il rattache donc cette double lignée identificatoire, comme le fait S. Freud dans son texte de 1932, au passage de l’OEdipe qui oblige l’enfant à renoncer aux investissements d’objets et à se dédommager de cette perte par les identifications aux parents, “présentes depuis longtemps” et qui, à cette occasion, “se trouvent tellement renforcées dans son moi” (p. 27).

Pour J.L. Donnet, ce travail de l’OEdipe “est la clé du passage” : “‘Il est bien évident, en effet, que ’ ‘l’instauration du Surmoi par l’identification reste, génétiquement parlant, compatible avec le maintien d’investissements parentaux’ ‘ ’ ‘intenses’ ‘. Cette compatibilité semble exiger une ligne de partage nette et précise entre les investissements maintenus et les désinvestissements opérés. On pense surtout à la dissociation entre le courant tendre et le courant sexuel, mais d’autres avatars pulsionnels entrent aussi en jeu, en particulier le mouvement épistémophilique. A cette ’ ‘différenciation interne aux investissements répond la différenciation des registres identificatoires’ ‘, voire une modification profonde du statut même du recours identificatoire. ’ ‘Le clivage’ ‘ Moi-Surmoi’ ‘ témoigne de ces remaniements’” (p. 30).

Nous examinerons comment la question de la différenciation entre l’identification et l’investissement peut se poser, dans la 2e partie de ce travail à propos de la mélancolie, en nous appuyant sur le texte de 1923, Psychologie des masses et analyse du moi, alors que S. Freud, s’interrogeant sur les processus à l’oeuvre dans l’état amoureux, cherche à établir les relations qui peuvent coexister dans le moi entre l’investissement d’objet et l’identification à l’objet, ce qui l’amène notamment à se demander dans quels cas “‘l’objet est mis à la place du moi ou de l’idéal du moi’ ”.

Ce travail de différenciation peut devenir particulièrement douloureux pour le moi à l’adolescence pris entre, d’une part les mouvements pulsionnels et l’emprise sur le réel que lui confère l’actualisation possible du désir sexué, et d’autre part les exigences du surmoi qui détient, dans l’identification infantile à l’autorité “l’agressivité que l’enfant s’est retenu de manifester”, tendance qui retrouve dans les nouvelles donnes du conflit psychique un motif pour s’actualiser. S. Freud relie précisément, en 1932, “le besoin inconscient de punition” à la part d’agressivité dirigée contre les parents qui n’a pas pu se manifester au dehors à cause de la fixation libidinale de l’enfant. Il s’interroge en même temps sur la répartition de cette agressivité entre, pour une part, son intériorisation surmoïque et, pour une autre part, son introduction dans le moi et le ça sous la forme d’un instinct de destruction. Répartition de l’agressivité qui se présente, dans la topique, comme le charybde et le scylla de la pulsion de destruction auxquels le sujet va devoir se confronter :

‘“A notre avis, aucun doute n’est plus possible touchant l’origine du besoin inconscient de punition. Il se comporte comme une partie de la conscience, comme le prolongement de la conscience dans l’inconscient et découle sans doute de la même source que celle-ci, c’est-à-dire qu’il correspond à une fraction intériorisée dont le surmoi s’est emparé. On pourrait, si les mots ne juraient pas les uns avec les autres, parler d’un besoin inconscient de culpabilité et cette qualification se justifierait au point de vue pratique. Au point de vue théorique, nous restons encore dans le doute : devons-nous admettre, en effet que toute l’agressivité, détournée du monde extérieur , soit accaparée par le surmoi et se dresse contre le moi ? Ou bien pouvons-nous considérer qu’une partie de cette agressivité exerce aussi dans le moi et dans le ça, sous la forme d’un instinct de destruction, son étrange, inquiétante et muette activité ?94

Notes
88.

R. Cahn 1991 - Adolescence et folie - PUF 1991

89.

F. Ladame 1991 - opus cité - p. 1505

90.

S. Freud 1925 - La négation in R.I.P. - Tome 2 - PUF 1987 - 2e édition - pp. 135 à 138

91.

D. Winnicott 1960 - Agressivité, culpabilité et réparation in Conversations ordinaires - Gallimard 1986

92.

S. Freud 1932 - La personnalité psychique - 3e conférence in Les nouvelles conférences - Gallimard 1936 - p. 86

93.

J.L. Donnet 1995 - Surmoi I - Monographies de la Revue française de psychanalyse - PUF 1995

94.

S. Freud 1932 - L’angoisse et la vie instinctuelle - 4e conférence in Nouvelles conférences sur la psychanalyse - opus cité - p. 144