I.3.1-2011Les formes matricielles de la symbolisation
Les adolescents antisociaux : entre l’acte et la pensée

Ce cadre théorique permet, d’une part, de poser la question du sens que l’acte délictueux est susceptible d’assumer dans les impasses relationnelles qui conduisent les adolescents à s’attaquer aux personnes, ou, par déplacement, à leurs biens, et d’autre part de reconnaître, au-delà de la destructivité qui s’exerce dans les passages à l’acte compulsifs, “le caractère potentiel d’un mouvement psychique”. Le modèle freudien102 suggère en effet, ainsi que le souligne R. Roussillon, que la pensée dérive de la motricité et permet de considérer l’acte, au-delà de l’enjeu économique, comme une forme d’intériorisation en son principe même : “‘Ceci amènerait à ne pas seulement considérer que l’acte-décharge’ ‘ a une fonction uniquement défensive ou protectrice, mais qu’il contient aussi à l’état d’ébauche une pensée ou une représentation en train d’advenir ou de se chercher une forme’”103. Un acte en quête de représentation. René Kaës104 le confirme dernièrement, en indiquant qu’il est relativement récent et encore peu fréquent de considérer l’acte comme temps premier de symbolisation, en soulignant la nécessité qu’il y ait un auditeur qui l’entende de cette façon pour qu’il puisse prendre cette valeur.

C’est bien ce que nous proposent les travaux de D. Winnicott sur la tendance antisociale qui peut être caractérisée comme une défense du sujet, n’appartenant, comme nous le verrons plus loin, ni au registre de la névrose ni au registre de la psychose, mais qui serait une réaction à une carence affective résultant de la perte d’une expérience primitivement vécue comme bonne et qui se désigne à la fois comme “la recherche de l’objet et la destruction”.105

Nous reviendrons plus en détail, dans la 2e section de ce travail, sur la description de cette défense que D. Winnicott théorise autour de la problématique de l’acte, ce qui va nous permettre d’aborder dès maintenant la conflictualité psychique sous un angle différent.

La crise de l’adolescence, provoquant un débat identitaire, réactive l’urgence d’un travail de liaison intra-psychique pour endiguer la résurgence des courants pulsionnels, libidinaux et agressifs, et réorganiser une dynamique relationnelle inconsciente. Cette crise bouleverserait non seulement les positions oedipiennes telles qu’elles ont pu se structurer, mais réactualiserait aussi, en les interrogeant inconsciemment au sein de la psyché (débat entre le moi et le surmoi) la nature des liens primaires, dans la mesure où l’acte compulsif semble indiquer que l’appareil psychique n’a pas pu se dégager suffisamment de la motricité originelle.

Etant donné que cette motricité peut être considérée, à la suite de S. Freud et comme le précise R. Roussillon (1991), comme la “matrice des premières liaisons représentatives”, la compulsivité de l’acte et la violence des actes antisociaux signeraient non seulement l’impact d’une économie primaire insuffisamment secondarisée, mais seraient aussi témoin d’une atteinte des formes matricielles de la symbolisation des premières expériences.

Ainsi, au-delà du conflit oedipien organisé par l’angoisse de castration se découvre l’angoisse de perte d’amour,106 et se profilent un conflit, organisé par l’effort du sujet 107 à se construire un monde objectif distinct de sa propre subjectivité, et les vécus de séparation qu’il implique, qui peuvent confiner à des angoisses de perte anaclitique, liées aux premières expériences du principe de réalité dans la rencontre sujet/objet : “castration originaire” incontournable qui peut dépasser les capacités de liaisons du moi précoce.

Notes
102.

S. Freud 1911 - Formulations - opus cité : Freud distingue la décharge motrice, principe de régulation psychique sous la domination du principe de plaisir (qui pourra se relier après 1920 à un automatisme de répétition) de l’action, lorsque celle-ci parvient à une modification appropriée de la réalité (p. 138). Cette substitution du principe de réalité au principe de plaisir ne signifie pas une suppression du principe de plaisir, nous dit Freud, mais est seulement une façon de l’assurer. (p. 140)

103.

R. Roussillon 1991 - opus cité - p. 167

104.

R. Kaës 2002 - Médiation, analyse transitionnelle et formations intermédiaires in Les processus psychiques de la médiation - Collectif dirigé par Bernard Chouvier - Dunod

105.

D. Winnicott 1956 - La tendance antisociale in De la pédiatrie à la psychanalyse - P.B.P. 1969 - p.175 à 184

106.

R. Cahn 1991 - Le sujet - R.F.P. - pp. 1372 à 1490 : L’auteur fait notamment ressortir le rôle ordonnateur de l’oedipe, dans le cadre théorique de la 2e topique freudienne, qui restructure l’ensemble des conflits antérieurs considérés comme ’analogons ou régressions’ face à l’angoisse de castration - p. 1380

107.

Le sujet, en tant que synonyme d’appareil psychique comme ’somme des effets mutuels des instances qui le composent’ sur le versant de l’expérience subjective - A. Green - Préface à Psychanalyse du lien de B. Brusset 1989 - p. VI