I.4.1011Liens à l’objet et élaboration psychique
L’acte antisocial de l’adolescent adressé à l’objet

Il s’agit donc aussi, à propos des actes antisociaux à l’adolescence, de poser la question de la place des objets du temps primaire de la symbolisation, objets dotés de leurs propres pulsions, fantasmes et désirs, avec les projections qu’ils entretiennent sur la place et les désirs “de ce sujet de leur désir“.

Par exemple, J.C. Arfouilloux114 travaillant sur la question des fantasmes originaires, qui sont, dit-il, des fantasmes des origines, précise l’antériorité du sexuel sur l’étayage, les soins apportés au nourrisson étant nécessairement infiltrés de la sexualité inconsciente des adultes et souligne que l’enfant qui vient au monde “‘réalise un désir’ ‘ qui n’est d’abord pas le sien’”.

Conception que Jacques Lacan a, d’une certaine façon, rendue emblématique dans la théorisation qu’il a pu donner du Stade du miroir, comme expérience incontournable de l’aliénation à l’autre dans laquelle il saisit le point d’ancrage du sentiment paranoïaque115, moment où il inscrit l’instinct de mort et les ressorts de l’agressivité liés à la libido narcissique au moment de la découverte de soi dans le regard de l’autre.116

Ou encore dans ce qu’il propose de l’inconscient “comme le discours de l’Autre”, lorsqu’il commente le rapport de D. Lagache sur la structure de la personnalité et qu’il reprend à son compte l’idée “‘qu’avant d’exister en lui-même par lui-même et pour lui-même l’enfant existe par autrui et pour autrui, ’ ‘comme pôle d’attentes’ ‘, ’ ‘de projets, d’attributs’”, instituant ainsi “‘la détermination du désir’ ‘ par les effets, sur le sujet du signifiant’ ‘”’ ‘ : ’ ‘“’ ‘Déjà son existence est plaidée, innocente ou coupable avant qu’il vienne au monde, et le fil ténu de sa vérité ne peut faire qu’il ne couse déjà un tissu de mensonge. C’est même pour cela en gros qu’il y aura erreur sur la personne, c’est-à-dire sur les mérites de ses parents, dans son Idéal du Moi ; tandis que dans le vieux procès de justification au tribunal de Dieu, le nouveau bonhomme reprendra un dossier d’avant ses grands-parents : sous la forme de leur surmoi’  ”.117

Nous retrouvons chez Piera Aulagnier une conception semblable, qui rejoint par ailleurs l’analyse de R. Cahn, dans la description qu’elle donne de la théorie délirante primaire comme défense du Je, à l’aube du développement, contre l’excès de violence du discours maternel et la place que ce discours occupe en tant que porte-parole de l’ensemble à l’intérieur du discours parental :

“‘Le phantasme oedipien présuppose une théorie oedipienne, aucun des deux n’est là d’emblée, ils sont les conséquences de l’élaboration qu’imposent à la psyché les éléments qui viennent l’informer des qualités propres aux objets, qualités qu’elle devra prendre en considération dans sa représentation du désir’ ‘ de ceux qui se meuvent sur la scène du hors-soi’ ‘ et de la relation qui la relie à eux’”.118

Pour l’auteur, la pensée délirante primaire, “qui est à la psychose ce que le roman familial est à la névrose”, serait un “effet de la torsion du Je de l’infans”. Se constituerait, à l’intérieur du sujet qui conserve une partie de sa psyché disponible pour la régulation pulsionnelle, un noyau clivé qui pourrait se voir réactivé, dans l’actuel, par des événements de la réalité rentrant en collusion avec ce point de fixation de la psychose : si le Je est soumis à un travail de liaison intenable dans son effort pour conserver le lien à l’objet, alors que l’objet constitue le support libidinal incontournable à ce moment d’immaturité du moi. Lorsque l’objet lui impose la violence de son désir et annule chez le sujet l’expression de son désir-autre, il interdit la régulation des mouvements pulsionnels agressifs, constitutifs de l’altérité, et empêche l’élaboration d’une ambivalence permettant de les tolérer à l’intérieur de soi :

“‘Haïr [...] celle ou celui qui lui ont donné naissance [...] au moment où ils sont encore les représentants exclusifs des autres et du monde, voudrait dire que la même haine se répercute sur la totalité du hors-soi’ ‘ : le Je, comme effet de ce qui revient sur la scène psychique, à partir de ce lieu, ne pourrait que se découvrir haïssable, haï et haïssant’”. (p. 245)

Objet incontournable, sauf à le désinvestir comme le propose A. Green en 1983 dans Narcissisme de vie, narcissisme de mort, texte dans lequel il soutient l’idée que l’objet de la pulsion est nécessairement un objet trauma et ce, à double titre. D’abord en ce qu’il trouble l’organisation primitive du moi dans son appel à la vie. Ensuite en ce qu’il remet en cause l’investissement qu’il provoque en introduisant un espace de triangulation dans la dyade constituée, impliquant de nouvelles perturbations économiques. Mais ne serait-ce pas, structurellement parlant, l’un des effets indissociables du fonctionnement psychique régi par le principe de plaisir, qui ne se donne pas nécessairement comme un traumatisme ?

En effet, si l’objet rend tolérable les sources d’excitations provoquées par les pulsions mises en jeu dans ce travail, un narcissisme positif peut se constituer, fondé sur la croyance en l’amour de l’objet qui autorise alors un bon amour de soi : l’auto-érotisme, l’amour que l’on se porte à soi-même, peut alors intégrer à l’expérience le passage obligé par l’objet. En définitive, le moi se traite comme l’objet l’a traité.

Si l’objet se trouve dans l’incapacité de proposer un support à l’auto idéalisation, suivie nécessairement d’une phase de désillusion, le conflit qu’il entretient s’ajoute au conflit engendré par l’organisation de la pulsion en quête de liens, qu’aucune organisation stable ne peut gérer. Le sujet, “affolé par l’objet affolant”, n’a d’autre solution que de détruire cette nouvelle source de perturbation : le narcissisme de mort se définit dans cette tentative de neutralisation du surcroît d’excitation qui induit un repli, une régression à une position antérieure, anobjectale : là encore, le moi se traite comme l’objet l’a traité, mais l’issue est inversée, l’objet et le sujet se détruisant mutuellement, l’investissement pulsionnel se présente alors sous la forme d’une pulsion de mort.

Pour A. Green, dans cette perspective, ce sont les processus de retournement de la pulsion, retournement sur le moi et renversement de la polarité entre l’objet et le sujet, qui aboutissent soit à un investissement significatif (fonction objectalisante de la pulsion de vie), soit à un désinvestissement de soi dans son rapport à l’objet désinvesti (fonction désobjectalisante de la pulsion de mort).119

Notes
114.

J. C. Arfouilloux 1991 - L’intérieur de ma mère - pp. 1227 à 1233 in R.F.P. n° 5 - Et les fantasmes originaires ?

115.

S. Freud en 1915 en a tracé les linéaments primaires, notamment dans son article : Un cas de paranoïa en contradiction avec la théorie psychanalytique in Névrose psychose et perversion - opus cité pp. 213-214 : ’[...] en tout cas les manifestations de la réaction névrotique ne sont pas déterminées par la relation présente à la mère actuelle, mais par les relations infantiles à l’image maternelle originaire’. Thème que nous pouvons rapprocher de la conviction qu’il énonce en 1931, alors qu’il cherche à élucider comment les déplacements des investissements maternels de la petite fille peuvent s’opérer sur le père dans l’article Sur la sexualité féminine in La vie sexuelle - opus cité - p. 140 : ’[...] je soupçonne aussi, de plus, que l’on trouve dans cette dépendance vis-à-vis de la mère le germe de la paranoïa ultérieure de la femme. Ce germe semble bien en effet être l’angoisse d’être assassinée (dévorée ?) par la mère, angoisse surprenante mais que l’on trouve régulièrement. Nous sommes portés à affirmer que cette angoisse correspond à une hostilité envers la mère qui se développe chez l’enfant par suite des multiples restrictions de l’éducation et des soins corporels ; et que le mécanisme de projection est favorisé par le fait que l’organisation psychique en est encore à son début’. Ou encore en 1932, dans Les nouvelles conférences sur la psychanalyse, lorsqu’il relie les transformations des fixations pré-oedipiennes au travail concernant le changement d’objet, caractérisant la crise oedipienne, et qu’il constate que l’attachement préalable à l’objet se transforme en haine et que : ’[...] la crainte d’être assassiné ou empoisonné, germe d’une maladie paranoïaque ultérieure, date de cette époque préoedipienne et se rapporte à la mère.’- Quatrième conférence - La féminité - opus cité p. 158

116.

Jacques Lacan 1949 - Le stade du Miroir comme formateur de la fonction du Je in Les Ecrits I - Seuil 1999 - pp. 92 à 99.

117.

Jacques Lacan 1960 - Sur le rapport de Daniel Lagache in Les Ecrits II - Seuil 1999 - p. 130

118.

P. Aulagnier 1975 - La violence de l’interprétation - PUF - p. 289

119.

A. Green 1983 - Narcissisme de Vie, narcissisme de mort – PUF